[Capoue, 29 janvier 49 av. JC]
A TIRON.
D'un mot jugez à quelle extrémité nous
sommes réduits, moi, tous les gens de bien, et la
république entière. Nous fuyons, laissant nos
maisons et la patrie elle-même, exposées aux
horreurs du pillage ou de l'incendie. Oui, les choses en sont
à ce point qu'à moins d'intervention divine ou
d'un coup du sort rien ne peut nous sauver. Depuis le moment
où j'ai mis le pied dans Rome, je n'ai eu qu'une
pensée, la concorde ; je n'ai cessé de la
prêcher, d'y travailler. Mais je ne sais quelle rage
s'est emparée de toutes les têtes. J'ai beau
crier qu'il n'y a rien de pis que la guerre civile. On veut
se battre ; les prétendus gens de bien, tout comme les
méchants. Dans son fatal aveuglement, César,
emporté par une sorte de démence et perdant la
mémoire de son nom, et des honneurs dont on l'a
comblé, César vient d'occuper Ariminium,
Pisaure, Ancône, Arrétium, et nous, nous
quittons la ville. Est-ce sagesse, est-ce courage ? c'est ce
que je n'examine pas ici. Vous voyez quelle position ! Or
voici les conditions de César : que Pompée
passe en Espagne ; que les levées qu'on a faites, et
nos garnisons soient licenciées : à ce prix, il
promet de remettre la Gaule ultérieure à
Domitius et la citérieure à Considius Nonianus,
à qui elles sont échues ; de venir solliciter
en personne le consulat, de renoncer à toute
prétention de candidature, lui absent, et de faire en
personne les trois demandes d'usage. On accepte tout, pourvu
seulement qu'au préalable ses troupes évacuent
les points occupés, et que les
délibérations du sénat soient libres.
S'il y consent, la paix est possible ; paix peu honorable. On
nous fait la loi. Mais il n'y a rien de pis que la position
actuelle. S'il revient sur ses propres conditions, nous
sommes prêts à la guerre ; guerre qu'il
soutiendrait difficilement sous le poids d'une
rétractation. Tout dépend de l'arrêter,
de lui fermer l'accès de la ville. Et l'on
espère y réussir. Nos levées sont
nombreuses, et nous croyons qu'il appréhende, par une
marche sur Rome, de perdre les deux Gaules, où il est
en exécration partout, excepté chez les
Transpadans. De plus il a sur ses derrières six
légions d'Espagne et nos nombreux auxiliaires sous les
ordres d'Afranius et de Pétréius. Il semble
donc, en supposant que sa folie l'emporte, qu'il peut
être accablé, si l'on parvient seulement
à couvrir Rome. Déjà il vient de
recevoir un coup terrible. T. Labiénus, qui a tant
d'influence dans son armée, n'a pas voulu se rendre
son complice. Il l'a quitté ; il s'est joint à
nous. Cet exemple aura, dit-on, de nombreux imitateurs. Je
commande encore la côte depuis Formies. Je ne veux pas
de poste plus important, afin de donner plus de poids
à mes lettres et à mes conseils de paix. Mais
je prévois qu'en cas de guerre, j'aurai le
commandement d'un camp et d'un certain nombre de
légions. J'ai le chagrin de voir Dolabella dans les
rangs de César. Je tenais à vous donner ces
détails ; mais n'allez pas vous en laisser affecter au
point de retarder encore votre convalescence. Je vous ai
recommandé de la manière la plus pressante
à A. Varron que j'ai toujours trouvé excellent
pour moi et plein d'amitié pour vous. Je l'ai
prié de s'occuper de votre santé, de votre
traversée, de tout ce qui vous touche enfin ; je ne
doute pas qu'il n'y mette de l'intérêt. Il me
l'a promis, et m'a dit à ce sujet les choses les plus
aimables. Puisque je n'ai pu vous avoir quand j'avais le plus
besoin de vos services et de votre dévouement,
gardez-vous aujourd'hui de toute précipitation, et ne
vous exposez pas, malade encore, ou dans la saison d'hiver,
aux dangers d'une navigation. Je ne vous reprocherai jamais
d'arriver trop tard, si vous revenez bien portant. Depuis M.
Volusius qui m'a remis une lettre de vous, je n'ai vu
personne. C'est tout simple. Comment mes lettres vous
arriveraient-elles par une si mauvaise saison ? Ne vous
occupez que de votre santé. Ne vous mettez en route
que quand elle sera bonne et la navigation facile.
Cicéron est à ma maison de Formies.
Térentia et Tullia sont à Rome. Portez-vous
bien. Le 4 des kalendes de février, à
Capoue.
Edition des Lettres de Cicéron - Collection des Auteurs latins de Nisard, in Oeuvres complètes de Cicéron, tome V, Paris, Firmin-Didot (1869) - Traduction de M. Defresne