Coupe d'Arcesilas II supervisant la pesée du silphium - vers 560 av.JC - BnF - Médailles et antiques



AU MEME ARCESILAS, VAINQUEUR A LA COURSE DU CHAR

Pindare s'étant permis de longues digressions dans l'ode précédente, en l'honneur d'Arcésilas, et n'ayant pu qu'ébaucher l'éloge de ce héros, vainqueur à la course du char dans les jeux pythiques, y revient dans cette cinquième ode, où il célèbre les richesses et les vertus d'Arcésilas [IV], protégé par Castor, demi-dieu, inventeur de l'art de construire et de diriger les chars. Il vante en même temps les travaux et l'adresse du cocher Carrhotus, fils d'Alexibe, auquel le prince doit son triomphe, et qui, sur quarante concurrents, a eu l'avantage de fournir en entier la carrière sans que son char souffrît le moindre dommage, puisqu'après la course, ce même char fut déposé comme offrande dans un lieu public, près de la statue faite d'une seule pièce, c'est-à-dire du tronc d'un arbre de la forêt consacrée à Apollon. A cette occasion, le poète invite son héros à chanter les louanges d'Apollon, auteur de bienfaits divers tant publics que particuliers, dont le poète se plaît à faire l'énumération. Pindare continue l'éloge de son héros par celui de ses ancêtres, les Battiades ou descendants de Battus, dont l'histoire figure dans l'ode quatrième ; il raconte comment les colons de l'île de Théra, unis avec des habitants de Sparte, furent transportés par Battus dans la Libye, où ils fondèrent la ville de Cyrène, qui accueillit les Troyens échappés à l'incendie de leur malheureuse ville saccagée par les Grecs. Il s'associe lui-même à la gloire de ces Spartiates, issus de race thébaine, et par ce moyen il identifie sa cause avec celle d'Arcésilas et de ses aïeux. Il évoque les mânes de ceux-ci et jette quelques fleurs sur leurs tombeaux ; il finit par un éloge pompeux des talents et des vertus d'Arcésilas pour lequel il intéresse tous les dieux, et à qui il souhaite dans les jeux d'Olympie une victoire aussi brillante que celle obtenue dans les combats pythiques.


Arcésilas ! ô toi dont les dieux ont assuré le bonheur ! Tu n'ignores point quel degré de puissance donnent les richesses, et combien d'amis elles procurent, à tout mortel qui sait comme toi leur associer la vertu !

Mais cette gloire qui marqua tes premiers pas dans la carrière de la vie, tu la dûs à celui des fils de Tyndare (1), que distingue son char doré ; c'est lui encore qui, dans tes états prospères, vient de faire succéder le calme à l'orage.

La sagesse rehausse le prix des faveurs du ciel ; et la justice qui t'accompagne sur le trône réunit autour de toi toutes les jouissances de la fortune. Heureux mille fois, et parce que roi de cités nombreuses, la grandeur de ton âme répond à la majesté de ton visage, et parce qu'aujourd'hui tu reçois, en hommage de la victoire obtenue par tes coursiers aux combats pythiques, ces hymnes enfants enjoués d'Apollon ! Sois fier aussi de la gloire de Cyrène, où les jardins délicieux de Vénus brillent de la plus riche parure.

Cependant, lorsque tu rapportes tant de bienfaits à Dieu, comme à leur cause première, sache distinguer, entre tes zélés affidés, Carrhotus qui, pour se présenter devant les antiques demeures des Battiades, amis des lois, ne prit point les leçons de la tardive prévoyance, fille d'Epiméthée (2) ; il s'était de longue main exercé à faire courir les chars : digne des honneurs de l'hospitalité qu'on lui accorda, près de la fontaine de Castalie, il obtint la couronne qui ceint en ce jour ton front radieux.

Les solides courroies de son char soutinrent douze fois sa course rapide autour de l'auguste enceinte. Toutes les parties du harnois demeurent en leur entier suspendues comme offrande, avec les mêmes ornements qu'on y voyait lorsque le concurrent traversa les collines de Crissa (3), pour se rendre au bois sacré d'Apollon ; et son char figure en ce moment sous les portiques de cyprès, à côté de la statue faite du tronc d'un seul arbre, que les Crétois habiles à tirer de l'arc avaient placée vers le sommet du Parnasse.

Réponds, ô Arcésilas, réponds dignement à l'auteur de ton triomphe. Et toi, fils d'Alexibe, heureux favori des muses aux cheveux élégamment tressés, félicite-toi d'avoir mérité, par d'honorables combats, l'illustre monument que t'offrent nos vers. De la pénible carrière où quarante conducteurs ont vu se briser leurs chars, ton courage intrépide a sauvé le tien, et t'a ramené vainqueur en la ville de tes pères sur le sol fertile de la Libye.

Jamais mortel ne naquit ou ne naîtra exempt de travaux. Par les siens, Battus ton aïeul acquit une longue puissance, et longtemps il fut le boulevard de la cité, l'admiration des étrangers. A son approche s'enfuirent les lions superbes, dès qu'ils eurent entendu l'ordre apporté d'au-delà des mers ; tant les frappa de terreur Apollon qui, pour justifier ses oracles, protégeait la colonie nouvelle du fondateur de Cyrène ! Apollon qui le premier soulagea les maladies cruelles, et des femmes et des hommes ; qui inventa la lyre, et fit goûter à ses nobles disciples les charmes de la musique ; qui rappela sur la terre le pacifique empire des lois, et qui a fixé dans Delphes le siège de ses oracles. Ce Dieu avait prononcé qu'un jour les enfants d'Hercule et d'Egimius posséderaient Lacédémone, Argos et la divine Pylos.

Ici, j'ose m'associer à la gloire de Sparte, d'où les Egides, mes ancêtres, issus de race thébaine vinrent sous d'immortels auspices occuper l'île de Théra, et s'asseoir au mystérieux banquet où s'immolaient de nombreuses victimes. C'est d'eux que nous retînmes et tes solennités carnéennes (4), ô Apollon, et les somptueux festins au milieu desquels nous aimons encore à chanter les louanges de Cyrène, renommée pour la beauté de ses édifices, antique cité, où jadis avec Hélène (5) se réfugièrent les guerriers Troyens, fils d'Antenor, habiles à dompter des coursiers, après qu'ils eurent vu leur malheureuse patrie en proie aux flammes allumées de la main des Grecs. Ils furent dans cet asyle initiés aux sacrifices religieux et comblés de présents par les Colons, qui sous la conduite d'Aristote (6), leur chef, avaient autrefois traversé sur des navires le bassin des mers profondes.

Le même chef avait aussi planté ces grandes forêts consacrées aux dieux. Il aplanit en outre et rendit propre à la marche bruyante des chars la voie auparavant inégale par laquelle on arrive à l'enceinte où Apollon reçoit les sacrifices expiatoires qui écartent nos maux.

A l'extrémité de cette place magnifique reposent les dépouilles immortelles du monarque, heureux tant qu'il vécut parmi ses sujets, et depuis honoré par eux d'un culte public. Séparément, et près de la ville, sont les tombeaux des augustes souverains qui subirent après lui la loi du trépas. Avec quelle joie leurs terrestres mânes s'abreuvent de la douce rosée, osons dire des flots de nos hymnes, qui ravivent l'éclat et de leurs héroïques vertus et de la félicité qu'ils partagent avec leur fils Arcésilas.

C'est à lui surtout d'unir sa voix à celles des jeunes Cyrénéens pour chanter les louanges de Phoebus, dont les rayons dorés vivifient la terre ; il doit à ce Dieu bienfaisant la victoire remportée dans Python, comme un noble dédommagement de ses longs et dispendieux travaux.

Maintenant que je parle de ce valeureux prince, je veux être l'écho de tous les sages ; avec eux, je dirai qu'en lui la grandeur d'âme a devancé les forces de l'âge. Pour le courage et l'éloquence, je le compare à l'aigle, que son vol rend supérieur aux autres oiseaux : quelle force est la sienne ! quel rempart il offre dans les combats ! à peine sorti du sein de sa mère, quel essor il prend dans la carrière des muses ! Avec quelle adresse on le voit mettre en mouvement et diriger les chars à son gré ! Tous les talents, toutes les vertus, il les encourage par son exemple.

Déjà, ô Arcésilas, le ciel a comblé tes voeux et affermi ton empire ; puissent les immortels enfants de Saturne seconder à l'avenir et tes actions et tes desseins ! Que jamais le souffle de l'aquilon dévastateur ne ternisse la fleur de tes beaux jours. C'est à l'âme grande de Jupiter à régler le sort des hommes qu'il chérit. Puisse-t-il ajouter à la gloire de l'illustre descendant de Battus l'honneur d'un prochain triomphe dans les champs d'Olympie !


(1)  Celui des fils de Tyndare. Ici, notre poète envisage Castor, fils de Tyndare, comme le patron ou le dieu protecteur de Cyrène et de la famille royale d'Arcésilas. Il insinue que ce roi doit à Castor la gloire de son triomphe à la course du char, parce qu'on attribue en effet à ce demi-dieu l'art de construire, d'orner, d'enrichir et de diriger les chars ; il suppose en même temps que, par la protection de cette divinité tutélaire, le roi et ses états ont échappé à la conjuration dans laquelle on impliquait Démophile, ainsi qu'on a pu le voir dans la quatrième ode qui précède.

(2)  Fille d'Epiméthée. Ce passage offre une suite d'idées que le lecteur ne doit point perdre de vue. Prométhée, dans le style allégorique des Grecs, est la prévoyance personnifiée ; Epiméthée est un autre personnage, représentant le défaut de prévoyance, et le repentir qui en est la suite. Notre poète fait de l'excuse qu'il personnifie encore, sous le nom de prophasin, une fille d'Epiméthée, c'est-à-dire fille de l'homme qui ne voit la chose qu'après qu'elle est arrivée : un tel homme ne reçoit alors la leçon que d'une tardive expérience ; tandis que le sage a tout prévu, et qu'il s'est préparé d'avance à vaincre les obstacles qu'il pourrait reuçontrer sur sa route. C'est pourquoi nous avons traduit le mot prophasin, excuse, par imprévoyance, ou tardive prévoyance. L'imprudent s'excuse toujours, en disant : «je ne savais pas». (Voyez la 9e olympique à Diagore de Rhodes.)

(3)  Les collines de Crissa. La même montagne ou la même ville mentionnée, sous le nom de Cirrha, dans la troisième ode. On voit ici qu'on franchissait cette colline ou qu'on passait par cette ville pour se rendre au bois sacré d'Apollon, et de là au temple où étaient les offrandes des pieux Cyrénéens. Parmi ces offrandes figurait le char du vainqueur Carrhotus, conservé en son entier après la course dans laquelle les autres concurrents avaient vu leurs chars se briser, accident assez commun dans ces sortes de luttes. On avait suspendu le sien à côté d'une statue de bois faite du tronc d'un seul arbre de la forêt d'Apollon. Comme il n'était permis à personne de couper cette forêt, à plus forte raison d'en employer le bois à des usages étrangers au culte de cette divinité, nous présumons que cette statue représentait Apollon. (Voyez la note 8° de la troisième pythique, et la note 4° de la septième pythique).

(4)  Tes solennités carnéennes. Camus, fils de Jupiter et d'Europe, institua ces fêtes en l'honneur d'Apollon qui, si nous en croyons Hésychius, prit à cette occasion le surnom de Carnéen. Les Egides transportèrent avec eux, de Sparte, de Thèbes et de Théra dans Cyrène, ville de la Libye, l'usage de célébrer ces fêtes, qu'ils accompagnaient de sacrifices et de banquets religieux. Ces égides étaient des descendants d'Hercule, autre ressemblance entre les Spartes et les Thébains.

(5)  Avec Hélène. Pindare a non seulement recueilli la tradition de cette retraite d'Hélène, et des Anténorides dans la Libye, mais aussi celle du voyage de cette même Hélène avec Pâris dans l'Egypte, ainsi qu'on le verra dans d'autres odes, et que le rapporte Diodore de Sicile. Nous en parlerons ailleurs.

(6)  Aristote, leur chef. Cet Aristote est plus connu sous le surnom de Battus, qu'il reçut à cause du bégaiement qui lui était sans doute naturel, ainsi qu'on a pu le remarquer dans l'ode précédente. On verra, dans la neuvième pythique, commentPindare raconte l'histoire des amours d'Apollon avec Cyrène, fille d'Hypséus. Du reste, ce même Aristote est appelé Aristée par Justin, au chap. 7 du 13e livre de son Abrégé des histoires philippiques de Trogue Pompée. Voici le texrte du récit de cet historien sur la fondation de la ville de Cyrène.
Cyrene autem condita fuit ab Aristaeo, cui nomen Battus propter linguae obligationem fuit. Hujus pater Cirnus rex Theramenis insulae. Cum ad oraculum Delphos, propter dedecus adolescentis filii nondum loquentis, deum depricaturus venisset, responsum accepit quo jubebatur filius ejus Battus Africam petere, et urbem Cyrenem condere, usum linguae ibi accepturus. Cum responsum ludibrio simile videretur, propter solitudinem Theramenis insulae, ex qua coloni ad urbem condendam in Africam tam vastae regionis proficisci jubebantur, res omissa est. Interjecto deinde tempore, velut contumaces, pestilentia Deo parere compelluntur : quorum tam insignis paucitas fuit, ut vix unam navem complerent. Cum venissent in Africam pulsis accolis, montem Cyram, et propter amoenitatem loci, et propter fontis ubertatem occupavere. Ibi Battus dux eorum, linguae nodis solutis loqui primum coepit : Quae res animos eorum ex promissis dei jam parte percepta in reliquam spem condendae urbis accendit.
Positis igitur Castris opinionem veteris fabulae accipiunt, Cyrenem eximiae pulchritudinis virginem a Thessalia monte Pelio ab Apolline raptam perlatamque in ejusdem montis juga cujus collem occupaverant a deo repletam quatuor pueros peperisse, Nomium, Aristaeum, Authocum, Argaeum missos a patre Speo rege Thessaliae, qui perquirerent virginem, loci amoenitate captos in iisdem terris cum virgine resedisse. Ex his pueris res adultos in Thessalliam reversos, avita regna cepisse. Aristaeum in Arcadia late regnasse, eum qui primum, et apium, et mollis usum, et lactis ad coagula hominibus tradidisse, solstitialisque ortus sideris primum invenisse. Quibus auditis, Battus virginis nomine ex responsis cognito, urbem Cyrenem condidit.

Je dois remarquer ici que les noms propres, dans ce passage, sont évidemment altérés ; le texte de Justin doit donc être corrigé par les auteurs grecs. Battus ne s'appela point Aristée, mais Aristote, ainsi qu'on le voit par les odes de Pindare, 4° et 9° pythiques, et par l'hymne de Callimaque sur Apollon. Théramène doit être remplacée par Théra, d'après les mêmes autorités. Cirrus, ou Girnus, a été mis par Justin au lieu du Grinus d'Hérodote, lib. 4 ; et en outre, si nous en croyons ce dernier historien, Grinus, roi de Thessalie, ne fut pas le père de Battus (Aristote), car Battus était fils de Polymneste. Enfin , Hypsée doit, d'après notre poète, être substitué au Spée de Justin. Du reste, la mythologie des Grecs n'est pas souvent d'accord avec celle des Latins, et les Grecs eux-mêmes suivent des traditions locales sur le nom, la généalogie, les exploits ou voyages de leurs dieux, à peu près comme nos légendaires nous transmettent, d'après les renseignemens populaires, les noms et les actions héroïques des saints de la religion chrétienne. Tant d'allégories, de l'une et de l'autre part, ont servi de tissu aux récits, qu'il devient impossible aujourdhui de reconnaître dans les faits purement historiques, qui se lient à des monuments réels, ou à des époques bien déterminées.
Enfin, si quelque chose manque encore à l'histoire de Battus et de Cyrène, après ce que nous en avons dit dans l'ode précédente et dans celle-ci, nous ajouterons ce qu'en rapporte le grec Héraclide dans ses livres ou chapitres, de politiis, des gouvernements. Selon lui, Phérétimé, mère d'Arcésilas, régna aussi sur les Cyrénéens ; elle fut cruelle. Ayant déclaré la guerre aux Barcéens de la Libye, elle prit Barca, leur capitale, y fit périr les hommes par le supplice de la croix, et coupa les mammelles aux femmes. Elle mourut de consomption peu de temps après. Sous le règne d'Arcésilas, parut un corbeau blanc, de sinistre augure. Bettus, ou Bessus, surnommé le Beau, fut le septième roi de Cyrène, depuis le premier (Battus). Sous le règne de ce septième Bettus, ou Battus, les Cyrénéens, ayant repris leur gouvernement populaire, ce roi se retira aux Hespérides où il fut tué, et sa tête jetée dans la mer. Une loi des Cyrénéens leur commandait de traduire au tribunal de leurs éphores, de condamner à une amende, et de déclarer infâmes ceux qui cherchaient les procès, et qui se chargeaient des mauvaises causes. Héracl., 1.5.