Jean-Léon Gérôme - Pollice verso (détail) - 1872 - Phoenix Art Museum, Arizona
Cet ensemble de courtes pièces poétiques fut publié en 81 après JC sous le règne de Domitien, qui venait de succéder à son frère Titus. Il célèbre l'inauguration l'année précédente, en 80 (sous Titus), de l'amphithéâtre Flavien, le Colisée. Le ton y est nettement emphatique et élogieux ; il peut à la fois exprimer l'enthousiasme du public devant un spectacle grandiose et particulièrement sanglant, mais il est aussi de circonstance puisque Martial, poète sans profession, doit forcer la courtisanerie pour obtenir les protections et les subsides nécessaires... Quoi qu'il en soit, ce texte est précieux parce qu'il détaille la totalité des spectacles qui ont pu se dérouler pendant la centaine de jours que durèrent les festivités de l'inauguration. Mais s'il vaut par le pittoresque de certaines scènes, il faut absolument le compléter par nos connaissances sur le déroulement quotidien des jeux, pour éviter de mélanger des combats ou des scènes qui n'avaient rien en commun, ni le moment de la journée, ni les acteurs, ni les règles, ni les enjeux... |
1. L'AMPHITHEATRE DE DOMITIEN
Que la barbare Memphis ne nous parle plus de ses
merveilleuses Pyramides ; que Babylone exalte moins ses
murailles ; qu'on cesse de vanter le temple
élevé par la molle Ionie à Diane Trivia,
et l'autel d'Apollon, construit avec des cornes d'animaux ;
que la Carie ne porte pas aux nues son Mausolée, et
parle avec moins d'emphase de ce tombeau suspendu dans les
airs. Tous ces monuments le cèdent à
l'amphithéâtre de César ; lui seul doit
par dessus tous occuper les voix de la Renommée.
2. LES MONUMENTS PUBLICS DE DOMITIEN
Là où le radieux colosse contemple les astres
de près, où la voie agrandie se prête au
jeu des machines de théâtre, resplendissait
naguère dans toute sa magnificence l'odieux palais
d'un tyran ; et ce palais, à lui seul, remplissait
Rome entière. Là où
s'élève aujourd'hui l'imposante masse d'un
magnifique amphithéâtre, se trouvaient
naguère les étangs de Néron. Là
où nous admirons ces Thermes construits avec tant de
rapidité, et dont le luxe nous étonne,
était un champ agrandi aux dépens des maisons
de quelques malheureux. Là enfin où nous voyons
s'étendre le portique de Claude, se terminaient les
bâtiments du palais impérial. Rome est rendue
à elle-même, et ces lieux qui avaient
été les délices d'un tyran,
César, sont devenus, sous votre règne, les
délices du peuple.
3. SUR LE CONCOURS DES ETRANGERS A ROME, ET SUR LEURS
ACCLAMATIONS
Quelle nation assez lointaine, assez barbare, qui n'ait
à Rome, pour l'admirer, un représentant ? Le
montagnard du Rhodope et de l'Hémus, cher à
Orphée, est ici ; on y voit le Sarmate qui s'abreuve
de sang de cheval, l'Ethiopien qui boit les eaux du Nil
à sa source, celui dont les rivages sont battus par
les derniers flots de la mer. L'Arabe y accourt avec le
Sabéen, et le Cilicien y est arrosé des parfums
de son pays. Le Sicambre aux cheveux tressés et
bouclés s'y rencontre avec l'Ethiopien crépu.
Mille langues différentes s'y parlent ; mais tous ces
peuples n'en ont qu'une pour vous nommer, César, le
père de la patrie.
4. A CESAR, SUR LA PROSCRIPTION DES DELATEURS
Cette foule odieuse, ennemie de la paix , de l'ordre et du
repos, qui ne cherchait qu'à s'enrichir des
dépouilles d'autrui, est reléguée dans
la Gétulie, dont les sables ne suffisent point
à tant de coupables ! Le délateur subit l'exil
qu'il faisait naguère subir aux autres.
5. AU PEUPLE ROMAIN SUR CES MEMES DELATEURS
Le délateur proscrit fuit loin de Rome ; la vie nous
est rendue : tenons compte à César de ce
nouveau bienfait.
6. SUR LE SPECTACLE DE PASIPHAE
Croyez que Pasiphaé s'est accouplée avec le
taureau de Crète ; nous en avons vu un exemple. Que
l'antiquité cesse donc, ô César, de
n'admirer qu'elle. Tout ce que la renommée nous en a
dit, la scène le reproduit devant tes yeux.
7. SUR UN COMBAT DE FEMMES AVEC DES ANIMAUX
César, ce n'est pas assez que l'invincible Mars
déploie pour toi sa valeur ; Vénus
elle-même se mêle aux combats.
8. SUR LE MEME SUJET
La renommée célébra le glorieux exploit
d'Hercule, terrassant dans une vaste vallée le lion
Néméen. Que l'antique crédulité
se taise ; car dans cet amphithéâtre,
témoignage de votre munificence, ô César,
nous avons vu un pareil miracle accompli par la main d'une
femme.
9. SUR UN CONDAMNE DONNANT UNE REPRESENTATION VERITABLE DU
SUPPLICE DE LAUREOLUS
Tel Prométhée, enchaîné sur un
roc, en Scythie, nourrit de ses entrailles renaissantes
l'insatiable vautour, tel ce Lauréolus, attaché
à une véritable croix, vient d'offrir sa
poitrine nue à un ours de Calédonie. Ses
membres déchirés palpitaient, inondés de
sang, et son corps tout entier n'était plus un corps.
Soit qu'il eût assassiné son père,
égorgé son maître, ou
dérobé, dans sa fureur sacrilège, l'or
de nos temples, soit qu'il eût tenté d'incendier
Rome, le scélérat avait sans doute
surpassé les crimes dont parle l'antiquité, et
ce qui ne fut jadis qu'une fiction devint ici un supplice
réel.
10. SUR LA FABLE DE DEDALE
Dédale, quand tu es ainsi déchiré par un
ours de Lucanie, que tu voudrais alors avoir tes ailes
!
11. SUR UN RHINOCEROS
C'est pour vous, César, que ce rhinocéros
exposé dans l'arène a combattu au delà
de ce qu'il promettait. Comme il baissait la tête !
combien sa fureur était terrible ! Quelle force il y
avait dans cette corne pour laquelle un taureau
n'était qu'un manequin !
12. SUR UN LION QUI AVAIT BLESSE SON MAITRE
Un lion ingrat et perfide avait mordu et blessé son
maître ; il avait osé ensanglanter les mains
qu'il devait si bien connaître : mais il paya la peine
d'un tel forfait, et souffrit patiemment des traits, lui qui
n'avait pu souffrir des coups. Quelles doivent être les
moeurs des citoyens sous un prince qui force jusqu'aux
bêtes féroces à s'adoucir ?
13. SUR UN OURS
En se ruant, en se roulant sur l'arène sanglante, cet
ours s'est ôté le moyen de fuir ; il s'est
empêtré dans la glu. Que les brillants
épieux rentrent dans leurs gaines ; qu'on cesse de
brandir et de lancer les piques ; qu'on chasse et qu'on
saisisse la proie dans les airs, si l'on veut employer l'art
de l'oiseleur contre les quadrupèdes des
forêts.
14. SUR UNE LAIE QUI MIT BAS PAR UNE BLESSURE
Dans un de ces exercices sanglants de la chasse que nous
offre César, une laie qu'avait percée un
léger javelot mit bas un marcassin par l'ouverture
même de la blessure. Cruelle Lucine ! est-ce là
mettre bas ? Elle fût morte volontiers percée de
bien d'autres traits, pour ouvrir à toute sa
portée le chemin de la vie. Qui niera maintenant que
Bacchus soit né de la mort de sa mère ? Oui,
vous devez croire qu'un Dieu naquit ainsi, puisqu'une
bête vient de le faire.
15. SUR LE MEME SUJET
Frappée d'un trait pesant et mortellement
blessée, une laie perdit et donna la vie en même
temps. Qu'elle fut adroite la main qui lança le fer !
Je croirais que ce fut celle de Lucine. La bête
expirante éprouva la double puissance de Diane, par le
fait de sa délivrance et par celui de sa mort.
16. SUR LE MEME SUJET
Une laie, près de son terme, mit bas avant le temps et
devint mère par une blessure. Le marcassin ne fut pas
tué, mais pendant que sa mère mourait, lui
courait. Que le hasard est habile !
17. SUR LE CHASSEUR CARPOPHORUS
La gloire immense que tu as acquise, ô
Méléagre ! en tuant le sanglier de Calydon,
n'est qu'une portion bien petite de celle de Carpophorus. Il
perça de son épieu un ours qui se
précipitait dans l'arène, et le premier de ceux
qui furent jamais sous le pôle arctique ; il terrassa
un lion d'une taille inconnue jusqu'alors, et dont la
défaite aurait illustré la main d'Hercule ;
enfin, il étendit mort le plus agile des
léopards. Et, après ces victoires, quand il en
recevait le prix, il était encore tout dispos.
18. SUR HERCULE PORTE AU CIEL SUR UN TAUREAU
Ce taureau qui s'élance de l'arène et monte
dans les airs n'est point l'oeuvre de l'art, mais de la
piété. Un taureau avait porté Europe
à travers le liquide empire de son frère, un
taureau porte aujourd'hui Hercule dans le ciel. Comparez la
fable de Jupiter et celle de César. Le poids
était le même pour les deux taureaux ; mais le
dernier s'éleva davantage.
19. SUR UN ELEPHANT QUI ADORAIT CESAR
Cet éléphant si pieux et si humble, qui vous
adore, César, et qui tout à l'heure
était si redoutable au taureau, n'agit point ainsi par
ordre, ni parce qu'un maître le lui a enseigné :
il sent, croyez-moi, aussi bien que nous, la présence
de votre divinité.
20. SUR UN TIGRE APPRIVOISE REVENU TOUT A COUP A SA
FEROCITE, A LA VUE D'UN LION
Habitué à lécher la main d'un
maître confiant, un tigre, la merveille et la gloire
des montagnes de l'Hyrcanie, a déchiré de sa
dent impitoyable un lion furieux. Jusqu'ici, on n'avait rien
vu de pareil. Tant qu'il vécut dans les forêts,
ce tigre ne fut jamais si audacieux ; mais, depuis qu'il est
parmi nous, il est devenu plus féroce.
21. SUR UN TAUREAU ET UN ELEPHANT
Ce taureau qui tout à l'heure, excité par les
flammes, faisait voler dans les airs les débris des
mannequins, et en jonchait l'arène, tomba enfin,
frappé par la défense d'un
éléphant qu'il croyait enlever aussi facilement
que les mannequins.
22. SUR UN COUPLE DE GLADIATEURS
Ici on voulait Myrinus, et là Triumphus :
César, par un signe de chaque main, les promit tous
deux. Il ne pouvait mieux clore ce plaisant débat. 0
l'ingénieuse bonté d'un prince invincible
!
23. SUR UN SPECTACLE D'ORPHEE
Tout ce qui se passa, dit-on, sur le mont Rhodope du temps
d'Orphée, l'arène, César, l'a
représenté devant vous. On y vit marcher les
pierres et courir une forêt merveilleuse, telle que
fut, dit-on, celle des Hespérides ; on y vit les
bêtes fauves pêle-mêle avec les troupeaux,
et une foule d'oiseaux voltiger au-dessus de la tête du
poète. Lui-même périt,
déchiré par un ours ingrat. Ici, le fait est
aussi réel que l'ancien récit est
fabuleux.
24. SUR UN RHINOCEROS
Tandis que, tout tremblants, les piqueurs excitaient le
rhinocéros, et que celui-ci prenait son temps pour
rassembler ses forces, on doutait que le combat
annoncé eût lieu. Tout à coup l'animal,
donnant cours à sa rage, enlève d'un coup de
corne un ours monstrueux, aussi facilement que le taureau
lance les mannequins dans les airs.
25. SUR CARPOPHORUS
Avec quelle assurance la main vigoureuse et jeune encore de
Carpophorus dirige les coups d'un épieu dorien ! Il
porte sur sa tête, et sans se gêner, deux
taureaux ; il immole le féroce bubale aussi bien que
le bison. Le lion fuit devant lui, et court tomber sous les
traits d'autres chasseurs. Va maintenant, peuple impatient,
et plains-toi qu'on te fasse attendre !
26. SUR UNE NAUMACHIE
Qui que vous soyez, spectateurs venus trop tard des pays
lointains, et qui voyez ces jeux pour la première
fois, ne soyez point dupes de cette Bellone navale, de ces
flots pareils à la mer. Là fut la terre, il n'y
a qu'un moment. En doutez-vous ? Attendez que l'eau, en se
retirant, mette fin aux combats ; ce sera fait en un moment.
Vous direz alors : La mer était là tout
à l'heure.
27. SUR LE SPECTACLE DE LEANDRE
Cesse d'être surpris, Léandre, que les flots
t'aient épargné dans tes voyages nocturnes : ce
sont les flots de César.
28. SUR LEANDRE
Lorsque l'audacieux Léandre allait visiter l'objet de
ses amours, et qu'accablé de lassitude, il pliait sous
l'effort des vagues, le malheureux adressait, dit-on, ces
paroles aux flots menaçants : «Epargnez-moi,
lorsque je vais ; ne me noyez qu'à mon
retour».
29. SUR DES NAGEURS
La troupe docile des Néréides joua au sein de
ces flots, et traça sur les eaux complaisantes cent
figures variées. Ici, elles figurèrent le
trident aux pointes menaçantes et l'ancre aux dents
recourbées ; là, nous crûmes voir une
rame, et plus loin un vaisseau ; puis la constellation des
fils de Léda, chère aux matelots, puis les
larges ondulations des voiles gonflées par le vent.
Qui donc a conçu l'idée de ces jeux merveilleux
sur le liquide élément ? Ou Thétis les
apprit à César, ou bien elle les apprit de
lui.
30. SUR CARPOPHORUS
César, si l'antiquité eût vu naître
Carpophorus, l'univers eût été plus
facilement délivré de ses fléaux : un
taureau n'eût point effrayé Marathon, un lion la
forêt de Némée, un sanglier le
Ménale. Cette main armée eût d'un seul
coup abattu toutes les têtes de l'hydre ; elle
n'eût frappé qu'une fois la Chimère. Elle
eût vaincu, sans le secours de Médée, les
taureaux aux pieds de feu, et, seule, brisé les
chaînes d'Hésion et d'Andromède. Comptez
les travaux qui font la gloire d'Hercule : n'est-ce pas les
surpasser que de vaincre en une fois vingt animaux
féroces ?
31. SUR UNE NAUMACHIE ET D'AUTRES SPECTACLES REPRESENTES
SUR L'EAU
Auguste mérita des éloges pour avoir fait
combattre des flottes et retentir sur les mers la trompette
navale. Mais que sa gloire est petite auprès de celle
de César ! Thétis et Galatée ont vu dans
leur empire des animaux sauvages et inconnus ; le Triton a vu
des chars brûler la route sur l'onde écumeuse ;
il a pris leurs chevaux pour ceux de son maître ; et
tandis que Nérée dispose les vaisseaux pour le
combat, il refuse d'aller à pied sur son
élément. Enfin tout ce qui se passe dans le
Cirque et dans l'Amphithéâtre est reproduit dans
les eaux du magnifique César. Qu'on ne nous parle plus
du lac Fucin ni des étangs de l'indolent Néron
; les siècles futurs ne connaîtront que cette
seule naumachie.
32. SUR LES GLADIATEURS PRISCUS ET VERUS
Quand Priscus et Vérus prolongeaient le combat, sans
fixer la victoire, on demanda souvent à grands cris
quartier pour ces athlètes. Mais César
était le premier à souffrir la loi qu'il avait
faite. Cette loi déclarait la lutte terminée
quand un des combattants avait levé le doigt.
Jusque-là César permettait souvent qu'on leur
donnât à manger et qu'on leur fit des
présents. Cette fois pourtant, il trouva un moyen de
mettre fin à ce combat toujours égal.
Avantages, défaites, tout se compensait parfaitement
chez nos deux champions. César envoya à l'un et
à l'autre la baguette de congé et la palme de
la victoire, juste récompense de leur adresse et de
leur courage. Nul prince, vous excepté, César,
n'eut le bonheur de voir deux combattants tous deux
vainqueurs.
33. A CESAR (Fragment)
César, excusez ces vers improvisés :
celui-là ne mérite pas votre disgrâce,
qui s'empresse trop de vous plaire.
34. AU MEME (Autre fragment)
Céder au plus fort, c'est n'être ni sans
mérite ni sans courage ; mais qu'elle est lourde
à subir la victoire d'un faible ennemi !
35. SUR UN DAIM ET DES CHIENS
Chassé par des chiens agiles, un daim fuyait,
cherchant à les dépister à force de
ruses et de détours. Il s'arrêta aux pieds de
César, comme pour le supplier et lui demander
grâce ; et les chiens ne le touchèrent pas... Il
avait reconnu César, et c'est ce qui le sauva : car
César est un dieu ; sa force est sacrée, sa
puissance l'est aussi : croyez-le, les bêtes ne savent
pas mentir.
36. AUTRE FRAGMENT, EXTRAIT DE L'ANCIEN SCOLIASTE DE
JUVENAL
Race des Flaviens, quel tort a fait à ta gloire ton
troisième héritier ! Il valait tout autant, ou
du moins, peu s'en faut, que tu n'eusses pas les deux
autres.
Traduction empruntée à l'édition Nisard des Œuvres complètes de Stace, Martial et alii - 1860
Et pour compléter
Un docu-fiction TV sur le gladiateur Verus et son combat épique contre Priscus.