(Prosôpon). Masque scénique.

L'origine du masque scénique ne paraît pas douteuse. C'est un perfectionnement des mascarades qui, de tout temps, avaient été en usage dans les fêtes rustiques de Dionysos. On s'enluminait la face avec la lie du vin nouveau. On se façonnait de grandes barbes avec des feuilles : plusieurs pierres gravées nous montrent un Silène ainsi affublé d'une barbe végétale. Même postérieurement à l'époque classique, nous trouvons encore cette coutume chez les phallophores de la Grande Grèce : ils se voilaient le visage au moyen de touffes de serpolet surmontées de feuilles d'acanthe.

Quant au masque proprement dit, nous le voyons, à partir d'une certaine époque, s'introduire, lui aussi, dans le culte : c'est ainsi que, dans certaines cérémonies, le prêtre portait un masque représentant les traits de la divinité qu'il servait. De même, c'était l'usage, dès le temps de Démosthène, de ne prendre part aux processions dionysiaques que le visage masqué. Et cette pratique persistait encore au temps de Plutarque. De tous ces faits, il résulte à l'évidence que le masque scénique n'est point une création réfléchie de quelqu'un des anciens poètes, mais un très vieux rite du culte dionysiaque dont le drame a hérité, et que le conservatisme religieux a seul maintenu, en dépit de ses inconvénients, pendant des siècles. La signification primitive de ce rite parait avoir été double. Dans le dithyrambe, qui mettait en scène Dionysos lui-même et son divin cortège, le masque avait sans doute pour but de transformer et d'idéaliser les physionomies, trop connues et trop familières, des figurants. Dans le cômos phallique, au contraire, où les paysans échangeaient force quolibets et injures, le déguisement n'était, ce semble, qu'une précaution pour dissimuler l'identité du farceur. Quoi qu'il en soit, le masque s'est introduit dans les trois formes du drame grec, tragédie, drame satyrique, comédie.

Ce fut Thespis qui imagina les masques à l'image de la physionomie humaine : ils étaient en simple toile blanche, sans peinture. Antérieurement, il s'était servi, dit-on, de la lie de vin, des feuilles de pourpier, du blanc de céruse. Le masque tragique se perfectionna rapidement dans la génération suivante. La part de Choerilos dans ces progrès est attestée ; mais on ne nous dit pas en quoi elle consista. Celle de Phrynichos paraît avoir été plus importante : on lui attribue l'introduction des masques de femmes. Peut-être convient-il cependant d'en reporter l'honneur à Thespis. On a signalé le parti pris avec lequel ce poète, employant d'abord la céruse, puis la toile, semble avoir recherché la couleur blanche. Or, c'est vers le même temps que le peintre Eumarès d'Athènes, s'emparant d'une très ancienne convention de la peinture égyptienne, eut l'idée de colorier uniformément en blanc les chairs féminines : nouveauté qui eut un vif succès, comme en témoignent les peintures de vases. Il est fort probable que Thespis tira parti de cette convention pour le théâtre, et que de la lie de vin il fit le signe des visages mâles, de la céruse, puis de la toile blanche celui des visages féminins. Quoi qu'il en soit, la blancheur du teint resta toujours, par la suite, la caractéristique des masques de femmes. Malgré toute cette série d'efforts et de perfectionnements, Eschyle passait dans l'antiquité pour le vrai créateur du masque tragique : «personae repertor Aeschylus», dit Horace. C'est qu'en s'avisant d'appliquer la polychromie aux masques, il avait apporté une amélioration capitale. Le masque tragique servit, sans doute, de premier modèle pour les masques satyrique et comique. Mais nous n'avons aucun détail sur l'histoire de ceux-ci. Et, en ce qui concerne particulièrement le masque comique, Aristote déclare qu'on n'en connaît pas l'inventeur.

La carcasse du masque scénique était faite, semble-t-il, de chiffons stuqués, assemblés dans un moule. Sur cette espèce de carton-pâte on étendait un crépi de plâtre. Les détails du visage, teint, lèvres, sourcils étaient rendus par des couleurs appropriées. Par sa forme, le masque scénique des Grecs rappelle le casque à visière du moyen âge ; il couvrait non seulement la face, mais la tête jusqu'à l'occiput et quelquefois l'enveloppait entièrement. Il était pourvu d'une perruque, et, si le sexe et l'âge du personnage le comportaient, d'une barbe postiche. Pour le mettre, on l'enfoncait de haut en bas, à la facon d'un casque, et on l'assujettissait au moyen d'une mentonnière ; d'autres cordons servaient à le suspendre ou à le porter.

Dans les moments de repos, il pouvait se rejeter en arrière sur le sommet de la tête. L'acteur mettait en dessous une calotte de feutre (pilidion), formant tampon pour protéger le crâne. Une ouverture, souvent démesurée, livrait passage à la voix. Les dents, sauf exception, n'étaient pas indiquées. Quant aux cavités ménagées pour la vue, elles étaient fort étroites, car la peinture indiquait le blanc de l'oeil et même l'iris.

Enfin les masques tragiques avaient une particularité curieuse, l'ogkos. On appelait ainsi, dit Pollux, «la partie supérieure du masque qui se dresse en forme de lambda». C'est, comme le montrent un très grand nombre de monuments, un agrandissement conventionnel du front, le plus souvent dissimulé sous la perruque. Le but de l'oncos paraît avoir été, d'une part, de rétablir les proportions normales du corps, faussées par la matelassure artificielle du torse et par les hauts cothurnes, et probablement aussi de prêter aux figures tragiques un aspect plus imposant. Cet accessoire atteint parfois des proportions démesurées, mais sa hauteur est très variable. Il ne se rencontre que dans les masques tragiques ; cependant quelques-uns même de ceux-ci n'en ont pas.

Quel était l'aspect du masque scénique à l'époque classique ? Sur cette période, qui est de beaucoup pour nous la plus intéressante, nous n'avons, il faut l'avouer, aucune information précise. Pour nous faire une idée, même approximative, du masque classique, il nous faut donc procéder indirectement, c'est-à-dire rechercher de quelle facon la peinture et la sculpture contemporaines représentaient les figures humaines et divines. Or, jusqu'au delà de 470 av. J.-C., on peut dire que l'art plastique des Grecs, si habile déjà à traduire les attitudes et les mouvements, est resté impuissant à mettre sur la physionomie le reflet de l'âme. Il ne connaît encore qu'un moyen d'expression, le sourire, un sourire tout conventionnel, qui traduit uniquement la vie physique. Voyez, par exemple, cette riche série de statues féminines retrouvées il y a vingt ans sur l'acropole d'Athènes, et qui sont contemporaines des débuts d'Eschyle : toutes sourient. Sur les frontons d'Egine, qui datent du même temps, il en est de même. Tous les guerriers sourient, même ceux qui, terrassés, agonisent. Un autre trait original de la sculpture de ce temps, c'est la polychromie. «En règle générale, la chevelure et les lèvres des statues étaient revêtues d'un ton rouge. Un trait noir soulignait l'arc des sourcils et le bord des paupières ; la pupille était noire et entourée d'un cercle rouge figurant l'iris». Des figures naïvement souriantes, rehaussées par une polychromie conventionnelle, voilà donc, sans doute, l'aspect des masques tragiques, inventés vers 484 par Eschyle. Mais la fabrication des masques de théâtre profita naturellement des progrès de la plastique. Or on sait avec quelle rapidité ces progrès, à partir de 475 environ, se précipitent. Sur les frontons d'Olympie, postérieurs de quinze à vingt ans à ceux d'Egine, le sourire a complètement disparu. Sans recourir à l'artifice, le sculpteur sait maintenant faire apparaître la vie morale sur un visage calme : il sait traduire, par exemple, l'attention, la curiosité. Même il s'essaie déjà à rendre la passion et la douleur. Essais encore timides et bien gauches, il est vrai. Voici Pirithoos, qui s'élance au secours de sa femme Déidamie, attaquée par un Centaure : à l'exception d'un pli horizontal au front, qui indique la colère, tout le reste de son visage reste impassible. Voici encore un jeune Lapithe, qu'un Centaure mord cruellement au bras : à peine la placidité de sa physionomie est-elle altérée par un pli horizontal au front, par la saillie des lèvres, par un trait oblique qui part de l'aile du nez. Nous arrivons ainsi à l'époque de Phidias. Mais dans l'oeuvre de Phidias lui-même, où il ne saurait plus être question d'inhabileté et d'impuissance, la sérénité des figures reste la même ; elle est donc voulue, préméditée. Elle est l'application d'un principe esthétique, qui régit alors tout l'art grec, et qui consiste à sacrifier délibérément l'expression à la pureté et à la beauté idéales des lignes. De ce rapide résumé on peut dégager, je crois, une notion assez nette du développement et des progrès du masque scénique entre 480-430. Nous avons dit quel était, vraisemblablement, l'aspect, bien naïf encore, des premiers masques employés par Eschyle, à ses débuts. Mais très différent déjà était, sans doute, celui des masques de l'Orestie, sa dernière trilogie, jouée en 458. Les marbres d'Olympie, d'où le sourire archaïque a disparu, mais où la vie morale affleure à peine encore, peuvent sans doute nous en donner quelque idée. Puis débutent presque simultanément Sophocle (458) et Euripide (455). Leur maturité accompagne ou suit de près celle de Phidias. Alors que l'influence de l'école de Phidias s'est propagée à tous les arts industriels, peut-on croire que la fabrication des masques soit, seule, restée stationnaire et figée dans l'archaïsme ? Rien de plus invraisemblable, surtout si l'on songe que les humbles fabricants de masques, les skeuopoioi, avaient pour conseillers naturels et pour guides les poètes, évidemment attentifs à tous les progrès de la technique. Comment supposer, en particulier, que Sophocle, qui sut utiliser pour les décors de théâtre le perfectionnement de la peinture, soit resté indifférent à celui de la sculpture ? Pour nous représenter les masques tragiques de Sophocle et d'Euripide, c'est donc aux idéales figures, aux types supérieurs d'humanité, qui peuplent les frontons du Parthénon, qu'il nous faut penser. Des lèvres entr'ouvertes (juste assez pour laisser à la voix un libre passage), un ou deux plis sur le front et entre les sourcils, quelques touches de couleur accentuant le modelé, voilà sans doute, dans ces figures majestueuses et sereines, tout ce qui était donné à la traduction des affections de l'âme.

Tout autre est la physionomie des masques que nous connaissons. C'est qu'après Phidias, une révolution commence dans l'art grec : Praxitèle, Scopas, et surtout les écoles hellénistiques y introduisent un goût, chaque jour croissant, d'expression réaliste et pathétique. C'est de cette inspiration nouvelle que dérivent tous ces masques, alexandrins et romains, dont les reproductions nombreuses nous sont parvenues. Ainsi s'expliquent leurs sourcils contractés, leurs rides profondes, leurs paupières dilatées, leurs bouches béantes, et, pour tout dire d'un mot, leur expressive laideur. Ces masques ont été décrits en détail par Pollux, dans trois chapitres de son Onomasticon : peri prosôpôn tragikôn, peri prosôpôn saturikôn, peri prosôpon kômikôn. Malheureusement ces descriptions sont fort sèches, pleines de lacunes, souvent obscures. Le vestiaire scénique, inventorié par Pollux, comprend 76 masques, dont 28 appartiennent à la tragédie, 4 au drame satyrique, 44 à la comédie.

Les masques tragiques

Pollux compte d'abord six masques tragiques de vieillards (gerontes).

A tous les rôles tragiques d'hommes, au-dessus de quarante ans, les trois masques dont il vient d'être question devaient suffire ; car les trois suivants, bien que Pollux les range parmi les gerontes, représentent en réalité l'âge mûr.

Nous arrivons au groupe des jeunes gens (neaniskoi). Il y en a huit. Leur trait commun, où il entre une part de convention, c'est d'être imberbes.

Les femmes (gunaikes) sont au nombre de huit.

Deux sont vieilles.

Aux jeunes femmes ou jeunes filles appartiennent les cinq masques suivants. Chose remarquable, et où se trahit l'essence pathétique de la tragédie grecque, tous ces masques féminins expriment, ou la souffrance, ou le deuil.

Reste le groupe des serviteurs (therapontes), au nombre de six. Un trait propre à ces masques, c'est la coiffure. On sait que, dans la vie réelle, les cheveux longs étaient interdits aux esclaves. En conséquence, les masques serviles des deux sexes portent, dans la tragédie, la chevelure coupée court, ou dissimulée sous un bonnet de peau (perikranon), ou du moins ramassée sur le sommet de la tète. Une autre particularité des masques d'esclaves, c'est le réalisme. Réalisme bien discret encore, et qui se borne à indiquer par quelques traits de physionomie l'origine barbare de ces personnages.

Voici d'abord trois masques de serviteurs mâles, correspondant aux trois ages essentiels de la vie.

Les servantes sont aussi au nombre de trois.

Tous les masques dont il vient d'être question sont des masques de caractères. Chacun d'eux représente, non un individu, mais un type. L'homme rasé (o xurias), par exemple, n'était pas seulement, comme nous l'avons dit, le masque du vieux Priam ; c'était, en même temps, celui de tous les personnages qui lui ressemblaient par l'âge, par la condition sociale, par l'état d'âme. De même nous avons vu qu'un témoignage ancien attribue à la fois à Antigone et à Electre le masque de la kourimos parthenos. Mais il faut ajouter que toute héroïne en deuil, de même rang et de même âge, y avait également droit. Il est clair, toutefois, que cette classification des masques n'a pu se faire que par degrés et lentement. Peut-être, dès la seconde moitié du Ve siècle, était-elle arrêtée déjà dans ses grandes lignes, mais elle n'a sûrement atteint son état définitif qu'à l'époque alexandrine. Du reste, tout en restreignant de plus en plus le nombre des masques individuels, la tragédie grecque n'a jamais pu s'en passer complètement. Pollux en énumère un assez grand nombre (ekskeua prosôpa), qui peuvent se répartir en trois classes :

  1. Dieux ou héros pourvus d'attributs distinctifs. Exemples : les cornes de cerf d'Actéon (cf. les cornes de génisse d'Io dans Prométhée), les yeux multiples d'Argus, les yeux aveugles de Phineus de Tirésias, d'Oedipe. Nous ne savons quel attribut indiquait chez Euripide la métamorphose d'Hippè en cheval, quel autre caractérisait le Minotaure. Dans ce groupe, on peut nommer encore les Danaïdes d'Eschyle qui, à titre d'Egyptiennes, avaient la peau basanée (neilotherê pareian), et surtout ses Euménides Vieilles, le visage décharné, la chevelure entremêlée de serpents, les yeux pleins de sang, la peau entièrement noire ; tout, dans leurs masques, avait été combiné en vue d'un effet d'épouvante et d'horreur.

  2. Divinités personnifiant la nature sous ses divers aspects : Centaures, Tritons, Géants, Muses, Heures, Nymphes, Pleiades, Fleuves, Montagnes, etc.

  3. Monstres et abstractions personnifiées : Dikè, Thanatos (dans Alceste), Lyssa (Héraclès furieux), Hybris, l'Inde, une Ville, Peitho, la Ruse, l'Ivresse, la Haine, etc. C'est à cette catégorie qu'appartiennent Bia et Cratos, dans Prométhée.


Les masques satyriques

Sur les masques satyriques Pollux est très bref. Il en nomme quatre seulement : le Satyre chenu (Saturos polios), le Sature barbu (Saturos geneiôn), avec lequel il y a lieu, sans doute, d'identifier le Saturos purrogeneios, ou Satyre à barbe rousse, mentionné dans une épigramme de Dioscoride, le Satyre imberbe (Saturos ageneios), et le Père Silène (Seilênos pappos). Les trois Satyres ne diffèrent entre eux, selon Pollux, que par les signes de l'âge. Ils ont en effet, sur les monuments, le même type, fortement accusé : profil bestial, nez camard, oreilles droites et pointues de chèvre, chevelure inculte et ébouriffée en mèches. Ce type de Satyres est le plus ancien dans l'art grec [Satyri]. Mais, dès le IVe siècle, s'introduit, probablement sous l'influence de Praxitèle, un type nouveau, où l'expression bestiale est fort atténuée ; à peine quelques signes discrets rappellent-ils la nature semi-animale de ces êtres bondissants. Ce modèle idéalisé a-t-il pénétré au théâtre ? On l'a supposé ; cependant le vase célèbre de Ruvo, qui représente les apprêts d'une représentation satyrique, nous montre encore des Satyres du type archaïque.

Quant au Père Silène, c'est lui-même un Satyre, mais plus âgé. Son masque, d'accord avec sa personne velue, est, selon Pollux, d'aspect plus bestial que celui de ses fils : sur les monuments où on croit trouver le souvenir du drame satyrique, il a, au contraire, un visage plus noble, il porte une barbe longue et flottante, et il est fait mention dans le Cyclope de sa tête chauve. Pollux ne dit rien des personnages héroïques qui jouent souvent un rôle dans le drame satyrique, tels qu'Ulysse dans le Cyclope, et Héracles dans beaucoup de pièces perdues. Le vase de Ruvo, où l'on voit Héraclès et un autre héros en compagnie de Satyres, semble prouver que ces personnages y gardaient les mêmes masques que dans la tragédie.



Les masques dans la comédie ancienne

On peut répartir en trois groupes l'ensemble des masques de la comédie ancienne : personnages fictifs, portraits, créations fantastiques. Les personnages d'Aristophane étant, pour la plupart, de purs fantoches, leurs masques avaient, naturellement, le même caractère de joyeuse extravagance. «Les masques de la comédie ancienne, déclare Pollux, étaient faits de manière à provoquer le rire». On peut s'en former une idée par les figures suivantes :

Visages contractés et grimacants, bouches énormes, expression à la fois sensuelle et madrée, tel est le signalement commun non seulement des hommes, mais des femmes âgées. Seules font exception les jeunes femmes. Sur les monuments rassemblés par M. Körte, elles ne semblent point masquées, tant leur masque imite fidèlement, et sans caricature, le visage humain. Nul doute qu'il n'en fût ainsi réellement, au théâtre. Comme preuve complémentaire de ce fait, on peut citer la description donnée par Aristophane lui-même, dans les Thesmophoriazuses, du masque féminin dont il avait, par moquerie, affublé le bel Agathon : «beau, blanc, délicat, rasé de frais, aimable à voir».

A côté de ces personnages inventés, les poètes de la comédie ancienne ont souvent mis en scène aussi leurs contemporains : poètes, philosophes, généraux, savants, hommes d'Etat. En ce cas, le masque reproduisait les traits de l'individu, «de manière, dit Platonios, qu'on le reconnût, avant même que l'acteur eût ouvert la bouche». Nous avons à ce sujet un témoignage précis d'Aristophane, dans les Chevaliers : le poète s'y plaint, par la bouche de l'un de ses personnages, qu'aucun des skeuopoioi n'ait osé représenter au naturel le visage du démagogue Cléon. Par contre, le masque de Socrate, dans les Nuées, était un portrait ressemblant. Toutefois il faut s'entendre : de tels portraits étaient évidemment moins des copies fidèles que des «charges». Ainsi celui du bel Agathon était, comme on l'a dit, un visage de femme, au teint blanc, et sans barbe, qui parodiait les grâces efféminées de ce personnage.

Enfin beaucoup de masques étaient des combinaisons, en dehors de toute réalité. Le choeur des Nuées, par exemple, étalait des nez extravagants. Dans les Acharniens, l'ambassadeur Perse, «l'OEil du Roi», justifiait ce titre par un oeil unique et énorme, qui lui mangeait tout le visage. Mais c'est surtout dans les Oiseaux que l'imagination d'Aristophane s'était donné libre carrière : Evelpide montrait une tête d'oie, Pisétaeros une tête de merle. Les vingt-quatre personnages du choeur, qui figuraient autant de volatiles différents, étaient affublés de becs géants et de crêtes prodigieuses.



Les masques dans la comédie nouvelle

La comédie moyenne hérita intégralement des masques grotesques de l'ancienne. Ils ne furent définitivement rejetés que par la comédie nouvelle, vers 350. Chose remarquable, celle-ci n'y substitua pas toutefois des modèles beaucoup plus beaux ni plus humains. Le grammairien Platonios décrit «les sourcils énormes des masques de Ménandre, leurs bouches distorses, leur aspect hors nature». Et nombre de monuments figurés attestent encore la rigoureuse exactitude de cette description. Entre les masques d'Aristophane et ceux de Ménandre signalons, cependant, une différence capitale. Tandis que dans les premiers l'outrance n'était qu'un moyen de comique, dans les seconds elle devient, avant tout, un moyen d'expression, un artifice pour faire apparaître le caractère sur les visages.

Pollux mentionne d'abord neuf masques de vieillards. Mais, ici encore, ce terme doit être pris en un sens tout spécial ; il désigne tous les personnages au-dessus de vingt ans.

Les masques de ces deux personnages reflétaient leurs caractères. Cheveux coupés court, mine souriante, sourcils calmes, regards un peu abaissés, voilà l'aspect du premier.

L'autre a l'air bourru, les joues maigres, les yeux ardents, la barbe fournie, le teint bilieux, les cheveux roux, les oreilles déformées. Mais la plupart des pères ne sont pas ainsi figés dans un sentiment exclusif ; ils alternent, dans le cours d'une même pièce, de l'indulgence à la rigueur.

Les jeunes gens sont au nombre de onze. Dans ce groupe se présentent d'abord quatre masques, qui personnifient les fils de famille.

Quant aux autres neaniskoi, ce sont tous des personnages typiques, souvent rencontrés chez Plaute ou chez Térence.

En tête des sept masques de serviteurs mâles

Puis vient le groupe compact des esclaves, parfois honnêtes et dévoués, plus ordinairement fourbes et complices des fils débauchés (callidi, currentes, agiles servi). Ce sont :

Le réalisme, que nous avons déjà noté dans les masques serviles de la tragédie, s'accuse ici bien davantage encore. Les esclaves qui viennent d'être nommés ont, tous les quatre, les cheveux roux (purros) ; les trois premiers ont, de plus, les sourcils relevés ; le troisième est à demi chauve (anaphalantias) ; le quatrième a les yeux divergents (diastrophos).

Enfin, dans ce groupe, accordons une mention spéciale au cuisinier (mageiros) en raison de l'importance reconnue de son art. Au temps de Ménandre, il existait deux écoles de cuisine :

Restent dix-sept masques de femmes que Pollux énumère à l'aventure, sans distinction de l'âge, de la condition sociale, de la profession. Apportons dans cette confusion un peu d'ordre.

Nous arrivons maintenant aux courtisanes, dont le rôle, au théâtre, prime de beaucoup celui des honnêtes femmes.

Nommons enfin, pour terminer, trois masques de servantes.

Sur les masques usités dans l'hilarotragédie de la Grande Grèce, voir l'article Phlyakes.

Le masque scénique avait des inconvénients manifestes. Le plus grave peut-être, c'était l'absolue rigidité qu'il imposait aux visages. Pour prendre un exemple, qu'on se représente dans les Perses l'étrange attitude d'Atossa, pendant les quarante et un vers où le messager décrit le désastre de Xerxès. Alors que, de nos jours, le visage mobile de l'actrice traduirait tout un tumulte d'émotions, Atossa, au contraire, gardait nécessairement une physionomie impassible. Plus choquante encore, peut-être, était cette fixité des traits dans les scènes où un personnage passait subitement, sous les yeux du public, d'un pôle à l'autre du sentiment, du calme à la douleur, à la colère, à la démence. Le cas d'Etéocle, dans les Sept, est très frappant. Nous y voyons ce héros, organisant d'abord avec un parfait sang-froid la défense de Thèbes. Soudain sa raison semble s'égarer, il s'échappe en invectives furieuses ; c'est que le nom de Polynice a été prononcé. Mais aucune altération du visage ne correspondait à cette modification morale. On pourrait multiplier à l'infini les exemples. Que les anciens aient pu tolérer un tel désaccord entre les physionomies et les sentiments, c'est ce que nous avons peine à concevoir. Rappelons-nous toutefois nos théâtres de marionnettes : par l'effet de l'accoutumance, ou, plus simplement peut-être, parce que c'est là une convention obligatoire du genre, la monotonie des visages ne nous y choque pas.

Du reste, le théâtre ancien pouvait, en une certaine mesure, remédier à ce défaut :

  1. Par les substitutions de masques, au cours d'une même pièce. Dans Oedipe Roi, par exemple, Oedipe, convaincu enfin de l'horrible vérité, revient sur la scène, les yeux crevés et ruisselants de sang. Il y avait là, nécessairement, un changement de masque. Les paroles émues du messager, annonçant sa venue, les exclamations d'horreur que pousse le choeur ne permettent pas d'en douter. De même il faut en admettre un dans l'Hélène d'Euripide : car cette héroïne, qu'on a vue d'abord parée d'une abondante chevelure blonde, reparaît ensuite, les cheveux coupés en signe de deuil. Mais ce procédé était-il déjà en usage au temps d'Eschyle ? Le fait est douteux. Du moins n'en trouvons-nous aucun exemple certain dans les pièces subsistantes.

  2. Par les masques à expression double. Pollux en cite un remarquable exemple. Dans le Thamyris de Sophocle le masque du chanteur thrace n'avait pas les deux yeux pareils : l'un était de couleur glauque, l'autre noir. Avant d'être frappé de cécité par les Muses, Thamyris ne laissait voir que son oeil sain ; tout de suite après, il faisait volte-face, et les spectateurs avaient devant eux un aveugle. Dans la comédie nous connaissons également deux de ces masques doubles : l'êgemôn presbutês, décrit plus haut, qui avait un sourcil débonnaire et l'autre courroucé, et le Lycomedéios, qui avait «l'un des deux sourcils relevé».

A côté de ces inconvénients, le masque scénique avait cependant quelques avantages pratiques. D'abord, en l'absence d'actrices, il fournissait aux hommes le moyen de jouer, sans invraisemblance physique, les rôles féminins. Secondement, il permettait aux acteurs (on sait que le règlement n'en attribuait que trois à chaque poète [Histrio] de remplir chacun plusieurs rôles. Enfin, on peut admettre également que, dans des théâtres immenses et en plein air, le grossissement artificiel des traits et le renforcement de la voix, obtenus à l'aide du masque, n'aient pas été sans utilité. Mais ce sont là, malgré tout, des avantages secondaires, et tirés après coup d'une contrainte imposée. Une preuve péremptoire que le masque n'était pas, quoi qu'on en ait dit, une nécessité matérielle du théâtre grec, c'est que le théâtre latin, dont les conditions pratiques étaient à peu près les mêmes, s'en est longtemps passé.

La fabrication des masques (skeuopoiia) était un art original, ayant ses moyens d'expression particuliers, en grande partie conventionnels. L'ensemble de ces signes formait une sorte de symbolique fort curieuse, dont on peut reconstituer les lois principales. Dans la distinction des sexes, c'est, comme de juste, la barbe qui joue le premier rôle. Mais beaucoup de masques masculins sont imberbes : ce qui fait qu'il est souvent à peu près impossible de déterminer le sexe des masques. Dans ce cas, en effet, il n'y a pas d'autre trait distinctif que le teint. Les hommes, habitués, en Grèce, à vivre presque toujours dehors, ont le visage hâlé (melas) par le plein air, le soleil, la palestre. La peau blanche (leukos) des femmes rappelle, au contraire, leur existence recluse dans le gynécée. - Le signe principal des âges, c'est, chez les femmes, la couleur de la chevelure. Chez les hommes, la présence, l'absence et la couleur de la barbe sont autant d'indices complémentaires. Le blanc (polios) et le gris (spartopolios) sont, naturellelnent, réservés aux vieillards. C'est le brun foncé (melas), nuance la plus commune dans les pays méridionaux, qui caractérise l'âge mûr : il est, en même temps, un symbole de force physique et morale. Le blond doré (xanthos), teinte fort appréciée en Grèce, et qui passait pour un trait de beauté, est le privilège des jeunes gens des deux sexes. Quant aux cheveux roux (purros), c'est une couleur très mal famée, et qui ne se rencontre guère que dans les masques d'esclaves. - Pour révéler la condition sociale, il suffisait parfois d'un détail de parure. La courtisane se distingue, à première vue, de la femme honnête par l'or et les bijoux qui chargent sa chevelure. Les procureuses ceignent leur tête d'un bandeau de pourpre. Le capitan est affublé d'une énorme perruque, qui, à chaque mouvement qu'il fait, s'agite terriblement sur sa tête. D'autres fois, c'est la profession même qui imprime sa marque sur le visage. Le messager, toujours en course, se reconnait à sa coloration animée. Le parasite a les oreilles déformées, en souvenir des horions qu'il reçoit journellement. Mais le plus difficile était de faire transparaitre l'âme sur le masque. Les conventions, auxquelles recouraient pour cela les skeuopoioi, se ramènent à trois principales. L'une consistait, étant donné un état d'âme, à en outrer démesurément les signes physiques.

Voici, par exemple, l'êgemôn therapôn. Le sentiment que l'artiste avait à rendre, c'est la colère. Il a commencé par relever les arcades sourcilières, détail conforme à la nature, sauf l'exagération du rendu. Mais il ne s'en est pas tenu là. Propageant ce mouvement de proche en proche, il a successivement tiré de bas en haut les extrémités des plis frontaux, l'angle externe des yeux, les ailes du nez, les coins de la bouche.

Même procédé de grossissement, mais en sens contraire dans le masque tragique de la katakomos ôchra. Ici il s'agissait de traduire la tristesse. Il convenait donc d'abaisser la ligne des sourcils. Mais, en outre, l'artiste a fait tomber parallèlement les coins des yeux, les narines, et les commissures des lèvres, décuplant par cet artifice l'expression douloureuse de cette physionomie.

Autre convention : empruntant à l'observation populaire certaines associations plus ou moins justifiées, entre le physique et le moral, on les érigeait en lois. Pourquoi, par exemple, donne-t-on aux esclaves de comédie un teint roux et des cheveux roux ? C'est que, selon la physiognomique ancienne, les roux sont fourbes ; type, le renard. Et pourquoi les parasites ont-ils, au théâtre, le front poli et sans rides ? Signe de flatterie : «voyez comme le chien a la peau du front unie, lorsqu'il caresse». La forme du nez n'est pas, non plus, indifférente. Un nez recourbé en bec d'aigle (epigrupos) est signe d'effronterie ; type, le corbeau. Exemples : le parasite, le flatteur, l'êgemôn presbutês. Quant au nez camard simos, anasimos, uposimos, c'est un indice ordinaire de lubricité ; type, le cerf. Cette forme de nez se rencontre, en particulier, chez le paysan, chez certaines servantes de courtisanes, chez tous les satyres. Enfin la pâleur trahit la douleur physique ou le souci : c'est le teint ordinaire des amoureux. - Reste un dernier procédé. En fixant sur le masque certains aspects fugitifs de la physionomie humaine, on les transforme, du coup, en signes permanents du caractère. Le plissement du front, par exemple, est marque de réflexion et de sérieux ; c'est pour cela qu'au théâtre les jeunes gens de bonnes moeurs portent d'ordinaire au moins une ride. On pourrait s'étonner que ces mêmes adolescents aient les sourcils relevés : c'est symbole d'assurance et de fierté juvéniles. Mais de ces qualités à l'effronterie il n'y a qu'un pas : les sourcils plus relevés encore ont, en effet, cette signification dans les masques d'esclaves et de parasites.

II. A ROME

De même qu'en Grèce, le masque scénique, à Rome, se rattache, par ses origines, à la religion. Dans les fêtes d'automne en l'honneur de Tellus et de Sylvain, les paysans italiens se divertissaient, la face barbouillée de minium ou affublée d'un masque d'écorce, à faire échange d'injures et de quolibets grossiers. Ces farces champêtres s'appelaient jeux fescennins.

De la combinaison des quolibets fescennins avec les danses étrusques naquit (361 av. J.-C.) la satura, première ébauche d'un genre dramatique indigène. Bien que, sur ce point, nous n'ayons aucun renseignement, il ne paraît pas douteux que, comme ceux de la farce fescennine et de l'atellane, les acteurs improvisés de la satura ne jouassent masqués. En ce qui concerne l'atellane, on a vu que les personnages quelle mettait en scène étaient des figures typiques, avant chacune leur masque traditionnel et invariable.

En 240 av. J.-C., L. Andronicus importa chez les Romains le drame grec. De cette époque datent, à Rome, les premières troupes d'acteurs professionnels. Nous avons dit ailleurs [Histrio] pour quelles raisons le masque leur fut longtemps interdit, et par quels artifices ils s'efforçaient d'y suppléer. La date de l'adoption définitive du masque tragique, à Rome, est fixée d'une façon assez précise par un texte de Cicéron, qui l'attribue à Roscius (entre 104-94 av. J.-C.) Toutefois il est vraisemblable que plusieurs essais, plus ou moins durables, avaient déjà été tentés précédemment. Festus, notamment, parle d'une pièce de Naevius, jouée avec des masques (personata fabula quaedam Naevi inscribitur). Que, par précaution et pour assurer à ses interprètes l'anonymat, ce poète, si virulent contre l'aristocratie, ait songé à introduire sur la scène latine le masque grec, l'hypothèse n'a rien que de plausible. En ce qui regarde la comédie, la question est plus obscure encore. On admet généralement que le masque fut adopté simultanément dans les deux genres dramatiques. Mais il faut, pour cela, rejeter le témoignage formel et plusieurs fois répété de Donat, selon lequel les pièces de Térence auraient déjà été jouées avec des masques. Quoi qu'il en soit, plusieurs faits prouvent, du moins, que le public romain ne se familiarisa que lentement, et non sans résistance, avec cet accessoire.

Sur les masques usités dans la tragédie romaine, nous avons peu d'informations directes. Nul doute, cependant, qu'ils ne fussent la copie exacte de ceux qu'employait le théâtre grec, à la même époque. Ceux que nous montrent les monuments sont des visages surhumains et extraordinairement pathétiques, à la bouche béante, aux sourcils saillants, aux yeux hagards. Une anecdote, souvent citée, traduit bien l'impression étrange que produisaient ces masques, même dans l'antiquité, sur des spectateurs inexpérimentés. Au temps de Néron, une troupe de tragédiens ambulants poussa ses tournées jusqu'en Bétique. Mais lorsqu'elle y voulut donner une représentation, le seul aspect des masques glaça de stupeur ce public inculte, et, quand les acteurs commencèrent à déclamer, il fut pris de panique et s'enfuit.



Quant aux masques de la comédie latine, c'étaient, naturellement, ceux de son modèle, la comédie nouvelle des Grecs. Nous y retrouvons au complet tous les caractères énumérés plus haut : pères sévères ou indulgents, jeunes gens rangés ou dissipés, épouses acariâtres, mères complaisantes, jeunes filles, courtisanes, prostitueurs, parasites, capitans, esclaves fourbes, etc. Tous ces personnages, on les reconnaît sur les miniatures qui illustrent certains manuscrits de Térence. Trop grossières pour qu'on en puisse tirer aucun renseignement précis, ces peintures donnent lieu cependant à une observation intéressante. Un certain nombre de masques s'y distinguent, à première vue, des autres en ce que l'ouverture de la bouche n'a rien d'anormal et, par suite, n'altère point la régularité des traits : or ces masques appartiennent, presque sans exception, à des jeunes femmes et à des jeunes hommes. Il est probable que, sur ce point, les miniatures reproduisent fidèlement la réalité.

Ajoutons enfin, d'après Donat, qu'à une très basse époque (IVe siècle ap. J.-C.) les rôles féminins, dans les pièces de Térence, furent confiés, au moins exceptionnellement, à des femmes. On doit évidemment admettre que, dans ces représentations, acteurs et actrices jouaient sans masques.

Le seul genre dramatique des Latins où les acteurs jouassent à visage découvert était le mime [Mimus]. Au contraire, le masque était d'usage constant dans la pantomime [Pantomimus].


Article d'Octave Navarre