Chapitre 2 - Le consulat de Cicéron
I
Le consulat était le rêve de tous les Romains
qui entraient dans la vie politique, quand ils avaient de
l'ambition et se croyaient du talent. Rien ne les
empêchait d'y prétendre. En droit, tous les
citoyens, à Rome, étaient éligibles et
électeurs ; on n'exigeait d'eux aucune condition de
naissance ou de fortune : Terentius Varro, le vaincu de
Cannes, sortait d'une boutique de boucher ; le père de
M. Aemilius Scaurus était marchand de charbon. Il est
vrai qu'en réalité tout semblait disposé
pour rendre les abords du consulat difficiles. Dans cette
longue route des fonctions publiques que les candidats, avant
d'y arriver, étaient forcés de suivre, à
mesure qu'ils avançaient, le chemin devenait plus
étroit. Les questeurs étaient au nombre de
vingt ; il n'y avait plus que huit préteurs, qui
devaient se disputer deux places de consuls. Les vaincus
étaient réduits à recommencer le combat
les années suivantes, dans des conditions souvent plus
fâcheuses, contre des concurrents nouveaux, dont le
nombre augmentait sans cesse, en sorte que la plupart de ces
jeunes gens, qui étaient partis avec tant d'ardeur et
d'espérance pour la conquête de la
dignité suprême, étaient condamnés
d'avance à ne jamais l'atteindre.
Cicéron
n'était pas de ceux que semblait menacer cette
disgrâce. Depuis sa première candidature, les
électeurs lui étaient restés
obstinément fidèles. Il avait obtenu du premier
coup toutes les fonctions qu'il avait demandées et
s'en était acquitté avec honneur. Il
était préteur l'année même
où Catilina forma sa première conjuration, et
il avait trouvé le moyen de ne pas s'y compromettre.
Cependant, quoiqu'il semblât avoir toutes les chances
pour lui, il n'était pas tout à fait
rassuré, car il connaissait bien les inconstances du
suffrage populaire : il a plusieurs fois comparé les
flots des comices, comme il les appelle, à ceux d'une
mer agitée et capricieuse, où le reflux emporte
ce que le flux avait apporté ; mais son
anxiété devenait plus vive, on le comprend,
à mesure que la dernière lutte approchait. Il
était naturel qu'elle fût partagée par
les siens ; on n'ignorait pas que l'honneur qu'il
ambitionnait illustrait toute une famille. Son frère,
Quintus Cicéron, qui lui était tendrement
attaché, et qui d'ailleurs comptait bien profiter de
la gloire de son aîné pour sa propre
carrière politique, nous avoue qu'il ne cessait de
songer jour et nuit à cette redoutable
échéance. Il venait lui-même d'être
édile et avait pratiqué avec adresse le
suffrage universel. Il eut donc l'idée de mettre son
expérience au service de son frère, et lui
écrivit une lettre dans laquelle il lui
énumérait tout ce que doit faire un candidat
qui veut réussir. Ce n'était pas, disait-il,
qu'il eût la prétention de lui rien apprendre
qu'il ignorât ; mais la matière est si
compliquée, les obligations si nombreuses, qu'on
risque toujours d'oublier quelque chose. Quintus, qu'on
aurait pu appeler, comme C. Cotta, un artiste en
élection (1), et qui tenait
à mériter ce titre, se piqua au jeu en
écrivant, si bien que sa lettre finit par prendre les
proportions d'un de ces petits traités sous forme
épistolaire (epistolicae quaestiones) (2) qui étaient
à la mode en ce temps-là. Il lui parut, quand
elle fut achevée, que, quoique écrite
spécialement pour son frère, elle pouvait
être utile à d'autres. Il songeait donc à
la publier, puisqu'il demandait à Cicéron de la
revoir, et il est probable qu'il la fit paraître sous
le titre de Commentariolum
petitionis, ou de De petitione consulatus,
qu'elle porte sur les manuscrits, et qu'on pourrait traduire
par ces mots : Manuel du candidat.
La lettre contient des observations générales,
et d'autres qui ne s'appliquent qu'à la circonstance
particulière pour laquelle Quintus l'écrivit.
Je négligerai les premières, et j'y ai grand
regret, car il est plaisant de voir comment se comporte
à chaque époque le suffrage universel, ce qu'il
a gardé aujourd'hui de ses anciennes habitudes et ce
qu'il en a perdu. Mais cette étude nous
entraînerait trop loin ; bornons-nous à y
chercher dans quelles conditions eut lieu l'élection
de Cicéron au consulat.
Quintus paraît, dans
toute sa lettre, assuré du succès final de son
frère. Du reste, il en aurait douté qu'il se
serait bien gardé de le lui dire. Mais il ne lui cache
pas non plus les obstacles qu'il lui faudra surmonter. Il y
en a un qui lui paraît plus grave que les autres, ou
plutôt c'est le seul qu'il semble redouter.
Cicéron est ce qu'on appelle un homme nouveau,
c'est-à-dire qu'aucun des siens n'a encore
occupé à Rome de magistrature publique. La loi
a beau proclamer qu'elles sont accessibles à tout le
monde, l'habitude, plus forte que la loi, semble les
réserver à l'aristocratie. On compte ceux qui
en dehors d'elle sont entrés au Sénat ; depuis
trente ans, il n'y a pas un seul homme nouveau qui ait
été consul. Voilà la difficulté
contre laquelle se heurtait Cicéron, et elle
était plus grave pour lui que pour les autres. Parmi
les hommes nouveaux, il n'y en avait pas qui fût plus
désagréable à l'aristocratie. D'abord il
avait beaucoup de talent, et elle pouvait craindra qu'une
fois établi dans le gouvernement de la
république, il ne s'y fit une trop grande place. De
plus, c'est un homme d'esprit, qui voit très bien les
travers des autres et ne se gêne pas pour s'en moquer.
S'il avait pris devant elle une attitude humble, s'il avait
semblé lui demander pardon de son éloquence, de
sa popularité, de ses succès, elle aurait pu
oublier qu'il n'avait pas d'aïeux ; mais au grand tort
d'être un roturier, il joignait celui d'avoir la roture
impertinente. Il répondait à la fatuité
des grands seigneurs par des plaisanteries cruelles, qui
couraient le monde (3). Il a eu toute sa vie
le travers de ne pas savoir s'abstenir d'un bon mot ; il
trouvait «qu'il est plus difficile de le retenir sur
les lèvres que de garder un charbon ardent sur sa
langue». N'est-ce pas une des raisons qui ont fait que
l'aristocratie n'a jamais été une alliée
sûre pour lui ? On pardonne quelquefois une trahison,
on n'oublie jamais une raillerie. Ce n'est pas seulement
Catilina qui lui reprochait d'être un parvenu ; deux
ans après la conjuration, en plein Forum, un de ces
patriciens que son courage avait sauvés lui rappelait
insolemment son origine (4). Quand il fut
condamné à l'exil, il lui parut que le
Sénat ne l'avait pas défendu de bon coeur ; il
soupçonna que, parmi ses anciens alliés, il y
en avait qui n'étaient pas fâchés qu'il
fût parti, et je crois bien qu'il n'avait pas tort. La
naissance créait à Cicéron, dans les
luttes électorales, une autre
infériorité, dont Quintus est
préoccupé. Le jeune noble n'a pas besoin de se
faire une clientèle. Le jour où il plaide sa
première cause, celui où il paraît pour
la première fois au Champ de Mars pour demander une
fonction publique, il est sûr que des clients viendront
en foule le prendre dans son atrium, qu'ils l'accompagneront
dans les rues de Rome et le ramèneront jusqu'à
sa porte. Ils ne le connaissent pas, ils ne savent de lui que
son nom ; mais ce nom, ils le respectent, ils le
vénèrent : c'est celui sous le patronage
duquel, de père en fils, ils sont habitués
à se ranger. Or, à Rome, c'est une des
premières conditions de succès pour un candidat
de ne se montrer jamais en public qu'entouré d'un
cortège imposant ; on n'a de considération pour
lui que s'il traîne la foule à sa suite ; il lui
faut, dit Quintus, vivre toujours avec la multitude, esse
cum multitudine (5). Ces amis qui doivent
venir le saluer le matin à son réveil, ces
clients qui le suivent et l'écoutent au Forum,
Cicéron, malheureusement pour lui, ne les a pas
trouvés, comme les patriciens, dans l'héritage
de sa famille et il a été forcé de se
les procurer à lui-même. Il y a pris
grand'peine. D'abord, il s'est fait le champion de l'ordre
des chevaliers, auquel il appartenait par la naissance, et
qu'il a toujours soutenu de son autorité et de sa
parole. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont très
riches et leur influence est considérable. Il a aussi
pour lui les amis qu'il s'est acquis par les services qu'il a
rendus, surtout par les affaires qu'il a plaidées.
Malheureusement ces amis ne sont pas tous recommandables : la
nécessité de se faire des clients d'importance
l'a souvent amené à se charger de bien
mauvaises causes. Il a enfin les lettrés, qui admirent
en lui le plus grand orateur de Rome ; parmi eux, des jeunes
gens en grand nombre, dont plusieurs portent un nom illustre,
et qui tiennent à honneur de passer pour ses
disciples. Ils le suivent partout, prêts à
exécuter ses ordres, à lui servir de messagers,
à le défendre si on l'attaque, Quintus nous
apprend que cette sorte de jeune garde, quand elle est bien
composée, comme celle dont s'entoure Cicéron,
produit un excellent effet au Champ de Mars, les jours
d'élection. La jeunesse semblait se partager entre
Catilina et lui. Les plus studieux, les plus honnêtes
se rangeaient de son côté ; ils n'étaient
pas probablement les plus nombreux. Catilina attirait les
autres par ses prodigalités et ses complaisances.
Caelius hésita longtemps entre les deux. Comme il
était à la fois un homme de beaucoup d'esprit
et un incorrigible libertin, il allait de l'un à
l'autre, selon que l'emportait chez lui le goût des
lettres ou l'attrait du plaisir.
Mais n'oublions pas qu'il
s'agit du suffrage universel. Ce ne sont pas seulement
quelques esprits délicats, une élite de fins
lettrés qui décident du succès ; il
dépend de la foule. Quintus a grand soin de le
rappeler à son frère, qui sans doute ne
l'oubliait pas. Il lui conseille de s'assurer de la
bienveillance des petites gens des faubourgs, de ne pas
négliger les personnages importants des
sociétés populaires, de se faire indiquer ceux
qui, dans chaque quartier, jouissent de quelque influence
auprès de leurs voisins. Il est convaincu que par la
facilité de son abord, l'agrément de ses
manières et ses complaisances infatigables,
Cicéron n'aura pas de peine à les gagner. Il
espère bien qu'à l'exception des clients des
grandes familles, qui votent comme on leur dit de le faire,
ou des factieux, qui attendent le mot d'ordre de leurs chefs,
ou enfin de ceux qui vendent leur voix et qui vivent de ce
trafic, la population de la ville sera pour lui. Il n'y a pas
de doute qu'il compte avant tout sur ceux qu'on appelle les
habitués de la tribune (subrostrani) (6) ; comme ils
fréquentent le Forum et qu'ils suivent les grandes
affaires, ils ont entendu Cicéron défendre les
intérêts de Pompée, dans la Manilienne,
plaider pour Cornélius, et il les a ravis par sa
parole. On aurait tort de croire que cette façon de
parler si soignée, si large, si harmonieuse, ne soit
faite que pour quelques esprits distingués et ne
puisse plaire qu'à ceux qui ont étudié,
dans les écoles, les procédés de la
rhétorique. Cicéron pensait au contraire que
c'est celle qui convient aux foules assemblées,
qu'elles ont naturellement peu de goût pour une parole
sobre, froide, sèche, faite de déductions et de
raisonnements sévères, comme celle que les
prétendus Attiques voulaient leur infliger, tandis
qu'elles sont sensibles à cette abondance
d'idées et de mots, à ces délicatesses
d'expression, à cette ampleur de développements
qu'on lui reprochait, et que c'est là
véritablement l'éloquence populaire.
L'expérience que nous faisons des réunions
publiques et des mérites par lesquels on y
réussit semble bien prouver qu'il a raison.
Parmi les recommandations
que Quintus fait à son frère, il y en a une sur
laquelle je crois utile d'insister. «Tu dois avoir
soin, lui dit-il, de loger dans ton esprit et de conserver
dans ta mémoire l'Italie tout entière, comme
elle est, avec ses parties et ses divisions, en sorte qu'il
ne s'y trouve pas un municipe, une colonie, une
préfecture, un endroit quelconque, où tu ne
sois assuré de posséder un appui suffisant.
Cherche, découvre partout, dans quelque contrée
que ce soit, des personnes que tu puisses connaître,
attacher à ta cause, soutenir quand elles faiblissent.
Demande-leur de se mettre en campagne pour aller te
quêter des voix dans leur voisinage et se faire, en ta
faveur, de véritables candidats» (7). Quintus pense donc
que l'Italie va prendre quelque part à
l'élection, et une part qui, on le voit bien, n'est
pas négligeable. Ceci n'est-il pas une sorte de
nouveauté, qui mérite qu'on y fasse quelque
attention ?
On sait que les
républiques anciennes étaient
constituées comme des villes municipales, et combien
il leur a été difficile, quand elles se sont
étendues par des conquêtes ou des alliances, de
briser le moule primitif, et de passer du régime de la
cité à celui d'un état compact et uni.
Jamais dans la Grèce elles n'y ont complètement
réussi. Rome, par son origine et par sa nature,
était mieux faite pour résoudre le
problème. Après la guerre sociale, elle a
communiqué le droit de cité à l'Italie,
mais alors une grave difficulté s'est
présentée. Le principal privilège des
citoyens, c'est le vote. Malheureusement on ne vote
qu'à Rome, et il ne venait pas à l'idée
qu'on pût le faire ailleurs. Or les nouveaux citoyens
veulent voter : il le faut bien pour que les consuls, les
préteurs, les édiles, les questeurs, qui ne
sont encore que les magistrats d'une ville, deviennent les
représentants de l'état tout entier.
Assurément, les Italiens peuvent voter, mais à
la condition de faire le voyage. A Rome, ils sont inscrits
dans une tribu ; quand ils se présentent aux portes de
l'ovile, où se fait l'élection, les
préposés les laissent entrer, et ils peuvent
mettre leur bulletin dans l'urne. Mais le voyage est long ;
les aristocrates, qui sont à peu près les
maîtres, ne les encouragent pas à venir et les
reçoivent mal; ils restent chez eux. Il y avait bien
un moyen qui aurait tout rendu facile, le vote par
correspondance. Auguste, nous dit-on (8), y songea. Mais soit
que l'organisation fût défectueuse, soit que les
Romains de Rome n'aient pas vu d'un oeil favorable
l'importance qu'allaient prendre les Romains de province, la
mesure ne réussit pas. Quelques années plus
tard, la question fut résolue, mais d'une
manière différente et plus radicale.
Tibère supprima les comices populaires et personne ne
vota plus que le Sénat, où les provinciaux
comptaient des représentants très
distingués. C'est ainsi que tous les citoyens furent
mis sur le même pied, ceux de la ville et ceux du
dehors, que Rome cessa d'être l'état tout
entier, ce qu'elle était autrefois, pour n'en
être plus que la capitale, et que
l'impérialisme, comme nous disons aujourd'hui, put
définitivement s'établir.
Quintus n'ignorait pas que
les villes italiennes songeaient, dès cette
époque, à profiter de leur droit de vote ;
aussi annonce-t-il à son frère, comme une chose
assurée, qu'elles vont envoyer «une multitude de
citoyens qui voteront pour lui». Et non seulement ils
arriveront en grand nombre, mais il faut croire qu'il en
viendra de très loin. Dans une lettre à son ami
Atticus, Cicéron lui apprend qu'il va faire une
tournée électorale sur les bords du Pô,
«car, lui dit-il, les suffrages de la Gaule sont fort
à ménager» (9). La Gaule se
prépare donc aussi, malgré la distance,
à envoyer à Rome des électeurs, et ces
électeurs seront favorables à Cicéron,
qui est sorti, comme eux, d'un municipe. Il n'est donc
guère, douteux qu'aux élections du mois de
juillet 690, les gens des municipes italiens étaient
nombreux au Champ de Mars. Nous le savons de ceux d'Arpinum
et de Réate ; nous pouvons le soupçonner de
beaucoup d'autres (10).
Plus tard Cicéron retrouva le même empressement,
les mêmes hommages, lorsqu'il revint d'exil, et il nous
dit qu'il fut porté de Brindes à Rome
«sur les épaules de l'Italie».
II
Quand Quintus affirme à son frère qu'il a
les plus grandes chances d'être nommé, ce ne
sont pas de vains encouragements qu'il lui donne. Il a raison
de penser que le talent de Cicéron, son esprit, sa
belle humeur, les services qu'il a rendus à tant de
personnes lui ont fait beaucoup d'amis, que la plus grande
partie du peuple de Rome est bien disposée pour lui,
que les électeurs des municipes italiens lui
apporteront leur vote ; tout cela paraît très
vraisemblable. Mais ce qui l'est encore plus, c'est qu'il a
dû principalement son succès à un
concours de circonstances heureuses et imprévues, que
le hasard lui donna de ces adversaires qui semblent
créés tout exprès pour faire
réussir leurs rivaux, et que, comme il arrive
très souvent dans les élections, beaucoup de
gens votèrent contre eux encore plus que pour lui. Il
avait en tout six concurrents : deux patriciens de race
illustre, deux qui appartenaient à ces grandes
familles plébéiennes qui formaient le second
étage de la noblesse, deux enfin de moindre origine,
mais dont les pères avaient obtenu des magistratures
publiques ; Cicéron seul était, comme on l'a
vu, un homme nouveau et un simple chevalier. Il semblait donc
qu'il allait avoir affaire à très forte partie,
mais, dès le début de la lutte, on
s'aperçut bien que ces candidats qui portaient de si
beaux noms n'étaient pas tous redoutables. La campagne
électorale ne s'ouvrait réellement que
l'année même où l'élection devait
se faire, mais vers la fin de l'année
précédente les escarmouches
commençaient. Les candidats, qui voulaient se faire
connaître et sonder l'opinion publique, profitaient de
quelque circonstance qui réunissait la foule au Champ
de Mars, et s'en allaient de rang en rang, serrant la main
des électeurs, et, autant que possible, les saluant
par leur nom. C'était ce qu'on appelait la
prensatio, cérémonie qui nous
paraît assez étrange, non pas que les candidats
en aient perdu l'habitude, mais ils y mettent aujourd'hui
moins de solennité, et, quand ils le font, ils aiment
autant qu'on ne le voie pas. Alors, au contraire, ils se
donnaient volontiers en spectacle. On allait regarder leurs
attitudes, on observait leur assurance ou leur
timidité, on commentait leurs gestes, et l'on formait
des conjectures sur leur succès ou leur échec
d'après la manière dont le peuple recevait
leurs politesses. Après quelques semaines de cet
exercice, tout le monde, à Rome, était
convaincu que quatre des concurrents n'avaient aucune chance,
et que trois seulement pouvaient espérer de
réussir : c'étaient, avec Cicéron,
Catilina et Antoine.
J'ai parlé de Catilina. Antoine était le fils
de ce M. Antonius, grand homme de bien et illustre orateur,
que Cicéron a célébré dans ses
ouvrages de rhétorique ; mais il ne ressemblait pas
à son père. Il sortait, comme Catilina et tant
d'autres, de celte bande de jeunes nobles dont Sylla
s'entourait et qui avait scandaleusement exploité sa
victoire. Comme ses compagnons, il s'était enrichi
dans la pillerie qui suivit les proscriptions ; comme eux, il
avait très vite dissipé sa fortune, et,
quoiqu'il eût tenté de la refaire en pillant
l'Achaïe à l'aide de quelques cavaliers
syllaniens, il était réduit à vivre
d'expédients. C'était un malhonnête homme
et un homme médiocre. «Il y a, disait Quintus,
celte différence entre Catilina et lui, que Catilina
ne craint ni les dieux, ni les hommes, tandis qu'Antoine a
peur de son ombre.» Il n'en avait pas moins une
certaine popularité, qui lui venait de l'affection
qu'on avait gardée pour son père. Une des plus
grandes vertus du peuple romain, la dernière
peut-être qu'il ait perdue, c'était le respect
des traditions et la fidélité aux souvenirs. Il
avait ce mérite, si rare chez les autres peuples, de
ne pas oublier.
Le choix des deux consuls
allait donc se faire entre ces trois candidats ;
Cicéron, s'il était nommé, devait se
résigner à avoir l'un d'eux pour
collègue. Il n'y a pas de doute qu'il n'en eût
mieux aimé un autre ; mais il n'était pas libre
de faire sa volonté, et il lui fallait subir celui que
les caprices de la foule lui imposeraient. Il semble bien
qu'au début il fût porté à
préférer Catilina, et c'était pour le
bien disposer en sa faveur que, comme on l'a vu, il se
préparait à plaider pour lui. Cette
préférence, après tout, n'est pas pour
nous trop surprendre. Il nous dit qu'en cherchant bien, il
avait cru voir en lui «quelques apparences de bonnes
qualités» (11) ; chez Antoine, on
ne découvrait que des vices. Forcé de se
décider entre deux malhonnêtes gens, ils se
tournait vers celui chez lequel on pouvait réveiller
peut-être quelque étincelle d'honneur et de
générosité. Je suis même
tenté de croire que, si l'affaire ne réussit
pas comme Cicéron le voulait, ce ne fut pas tout
à fait sa faute. Catilina se connaissait en hommes ;
il jugea sans doute que Cicéron serait un
collègue gênant et qu'il ne le laisserait pas
libre d'exécuter ses projets, tandis qu'il ferait ce
qu'il voudrait d'Antoine, et il se tourna vers lui. Tous les
deux formèrent une entente (coitio), et se
mirent ensemble en campagne.
On pense bien que la
corruption n'était pas oubliée, parmi les
moyens qu'ils employèrent pour réussir ;
c'était celui dont on usait le plus à ce
moment. Par malheur, ils étaient ruinés tous
les deux, mais on vint à leur aide. Cicéron en
accuse un personnage qu'il désigne, sans le nommer, en
disant qu'il était de bonne naissance et pratiquait
volontiers ces sortes de trafic. C'est probablement de
César ou de Crassus qu'il veut parler ; Crassus
surtout était connu pour venir en aide aux candidats
embarrassés, quand il y pouvait trouver son compte. On
nous dit que c'est dans la maison de ce personnage obligeant
que l'élection se préparait. Les Romains, qui
mettaient de l'ordre partout, même dans ce qui semble
n'en pas comporter, avaient fait de la corruption
électorale une véritable science, qui avait ses
procédés et ses règles dont on ne
s'écartait pas. Par exemple, on se gardait bien de
compter d'avance l'argent aux électeurs qu'on avait
achetés ; on n'avait pas en eux assez de confiance. Il
était déposé chez des gens qu'on
appelait séquestres, et qui le distribuaient
après que les candidats avaient été
nommés. Toutes ces choses se faisaient au grand jour
et sans aucun souci des lois qui le défendaient.
Cicéron annonce que, dans la maison de ce riche
personnage, dont il ne veut pas dire le nom, mais que tout le
monde connaît, les séquestres se sont
rassemblés avec Catilina et Antoine ; et, pour qu'on
n'en doute pas, il indique le jour et l'heure de la
réunion (12). Ces manoeuvres
devinrent si scandaleuses que le Sénat finit par s'en
inquiéter et qu'on proposa d'ajouter quelques clauses
plus sévères à la loi électorale.
C'est à cette occasion que Cicéron
prononça le discours qu'on appelle In toga candida,
à cause de la robe blanche qu'il portait en sa
qualité de candidat. Nous n'en avons plus que quelques
fragments qui sont d'une extrême violence. Quoiqu'on ne
se pique guère aujourd'hui de modération et
d'urbanité dans les luttes politiques, je doute que
personne osât aller aussi loin. Il n'y avait pas alors
de journaux pour recevoir et propager les injures que les
candidats se disent ; les discours en tenaient lieu. Il est
donc très probable que celui de Cicéron fut
copié et répandu ; il est sûr que, s'il a
été mis dans les mains du public, on a dû
beaucoup le lire. Vers le même temps,
c'est-à-dire quand on approchait de l'élection,
a dû paraître la lettre de Quintus à son
frère qui maltraite aussi cruellement Catilina et
Antoine que le discours de Cicéron, et quelquefois
dans les mêmes termes (13). Personne ne nous a
dit l'impression que ces deux pamphlets, le discours et la
lettre, paraissant presque ensemble, se
répétant l'un l'autre, frappant coup sur coup
aux mêmes endroits, produisirent sur l'opinion publique
; mais il est bien probable que, si elle était
restée quelque temps indifférente, elle a
dû commencer alors à s'émouvoir ; et il
est permis de croire que ce sont ces invectives
passionnées, ces portraits si énergiquement
tracés et le souvenir rappelé de tant de crimes
qui ont jeté quelques inquiétudes chez les
honnêtes gens. Si encore on était sûr
qu'un seul des deux arriverait à se faire
élire, on pouvait espérer que l'opposition d'un
collègue honnête paralyserait ses mauvais
desseins. Mais tout était perdu, s'ils se faisaient
nommer ensemble. «Ce serait, selon le mot de Quintus
Cicéron, plonger deux poignards à la fois dans
le sein de la république» (14). On commença
donc à penser qu'avant tout il fallait à toute
force les empêcher de réussir tous les deux.
Au dernier moment, un mois
à peine avant l'élection, quelques bruits
commencèrent à se répandre d'une
conjuration qui se tramait dans l'ombre. On racontait que
Catilina avait réuni ses partisans et qu'il leur avait
révélé ce qu'il comptait faire s'il
était nommé. Les gens riches, banquiers,
fermiers de l'impôt, grands propriétaires,
furent ainsi prévenus que ce n'était pas le
gouvernement seul qui était menacé, et qu'on en
voulait à leur fortune. Les inquiétudes
devinrent aussitôt très vives dans le monde des
affaires (15).
L'aristocratie, plus directement menacée, comprit
qu'il ne lui était pas possible, à la veille
des comices, d'improviser une candidature nouvelle et qu'elle
était bien forcée de se rallier à la
seule qui pût réussir. C'est ainsi qu'à
la dernière heure Cicéron devint le candidat
indispensable de tous ceux qui voulaient le maintien de
l'ordre et le salut de la république.
Nous ne savons rien de ce qui s'est passé dans les
dernières semaines ; mais peut-être est-il
possible de le soupçonner d'après ce qui arriva
plus tard. L'aristocratie était trop habile pour ne
pas faire payer de quelque manière à
Cicéron son appui, quoiqu'il lui fût impossible
de ne pas le lui donner. Elle le savait d'humeur assez
indépendante et pensa sans doute qu'il était
bon de prendre des précautions avec lui. Il est
probable que, sur certaines questions, elle en obtint des
engagements que nous pouvons deviner, puisque loyalement il
les a tenus. Le zèle avec lequel, étant consul,
il a défendu les intérêts du
Sénat, même quand, au fond du coeur, il leur
était contraire, semble bien indiquer qu'il
s'était engagé d'avance à maintenir ce
qui restait des lois de Sylla.
L'habitude que nous avons
prise du suffrage universel chez nous et chez les autres nous
permet de comprendre la façon dont se
terminèrent les comices de 690. Quand tout le monde
vote, c'est souvent par une sorte d'entraînement que
les élections importantes se décident (16). On s'émeut,
on s'excite l'un par l'autre, et, aux dernières
heures, il se forme un courant auquel personne ne
résisle. La foule accourut au Champ de Mars, quand le
scrutin fut ouvert. Les électeurs ne se contentaient
pas de mettre dans l'urne leur bulletin de vote,
«garant muet de la liberté des suffrages»,
ils acclamaient avec enthousiasme le nom de Cicéron,
en sorte qu'il a pu dire «que ce n'est pas seulement la
voix du héraut, mais celle du peuple romain qui l'a
proclamé consul» (17). Antoine ne
l'emporta que de quelques voix sur Catilina.
III
C'était une grande victoire pour Cicéron. Il
était nommé le premier, aux acclamations de
tout le peuple. Il obtenait la plus haute magistrature de la
république, deux ans après avoir
été préteur, c'est-à-dire
aussitôt que la loi lui permettait d'y
prétendre, tandis que son compatriote Marius, un si
grand homme de guerre, avait mis sept ans pour arriver de la
préture au consulat. Quand on connaît sa
sensibilité délicate et le penchant qu'il avait
à se complaire en lui-même, on comprend qu'il en
ait éprouvé une joie débordante.
Quoiqu'il ait eu dans sa vie quelques beaux jours de
triomphe, il n'a peut-être jamais été
plus heureux que lorsque, au Champ de Mars, dans la villa
publica, où se tenait le candidat pendant
l'élection, cette cohorte de jeunes gens, qui
s'était mise à son service, vint lui annoncer
le résultat de la lutte. Mais, s'il fut d'abord
enivré par son succès, ce qui était bien
naturel, on peut être sûr, quand on le
connaît, que l'ivresse ne dura pas. Il était
trop perspicace, il avait trop l'habitude de voir les mauvais
côtés des choses pour ne pas distinguer
clairement, dès les premiers jours, ce que la
situation avait de grave, et les dangers qu'il allait courir.
De tous ces dangers, le plus rapproché, le plus
menaçant, celui qu'il fallait écarter d'abord,
lui venait du collègue que le suffrage de ses
concitoyens lui avait donné. Il y avait quelques
semaines à peiné qu'il l'avait accablé
d'injures devant le Sénat, le traitant de voleur et
d'assassin, et l'élection venait d'en faire son
associé, l'homme qui allait gouverner Rome avec lui.
Ils devaient à tout moment se concerter, s'entendre,
prendre des mesures en commun, et l'on savait qu'ils avaient
des opinions contraires et ne s'accordaient en rien. Que
pouvait-il résulter de cette alliance mal assortie ?
et comment l'état allait-il marcher, avec des
conducteurs qui le tireraient en sens inverse ?
Les vieux Romains, pour se
délivrer à tout jamais des inconvénients
de la royauté, avaient imaginé d'en limiter la
durée à un an, et d'en investir deux personnes
au lieu d'une, c'est-à-dire de la remplacer par le
consulat, et il faut bien croire que le moyen était
bon, puisque la royauté, pendant des siècles,
n'a pas reparu. Mais il présentait aussi des dangers.
Le plus grave était celui dont Cicéron allait
avoir à souffrir et qui provenait de la
diversité d'humeurs et de sentiments entre les deux
collègues. Ce danger était d'autant plus
à craindre qu'en instituant la magistrature nouvelle,
on avait voulu lui conserver la grandeur et le prestige de
l'ancienne. Afin de ne pas paraître en diminuer la
majesté en la partageant, et pour que chacun eût
l'air de la posséder tout entière (18), on avait
évité de faire des séparations trop
précises d'attributions entre les deux
collègues, ce qui devait rendre, à ce qu'il
semble, les conflits presque inévitables. La
merveille, c'est qu'ils aient été si rares, et
qu'une machine aussi délicate ait marché sans
encombre pendant tant de siècles. Rien ne nous fait
plus admirer le patriotisme des magistrats de ces
époques primitives que de songer aux concessions
réciproques, aux sacrifices d'amour-propre,
d'opinions, d'intérêt qu'ils durent se faire
l'un à l'autre pour rester d'accord entre eux. Il y
eut cependant des inimitiés, des luttes, qu'on
accommoda d'abord comme on put, mais qui
éclatèrent avec violence, quand les moeurs
publiques commencèrent à s'altérer.
Quelques années avant le consulat de Cicéron,
la querelle entre Octavius et Cinna, deux collègues
qui avaient promis de vivre en bonne amitié, finit par
une guerre civile. Plus tard, César et Bibulus, deux
mortels ennemis, furent nommés consuls ensemble. On
s'attendait à des luttes passionnées ; mais
César, qui savait bien qu'il avait affaire à un
collègue entêté et médiocre dont
il n'aurait jamais raison, prit le parti de se passer
entièrement de lui. Il le laissa s'enfermer dans sa
maison, protester solennellement contre tout ce qui se
faisait en son absence, et s'occupa tout seul des affaires
publiques. Cette année-là, il n'y eut vraiment
qu'un consul (19).
Cicéron arriva au
même résultat par un autre moyen. Il savait
qu'il lui serait possible de s'accommoder avec son
collègue en y mettant le prix. Antoine était
tout à fait ruiné et comptait se refaire dans
la province que, selon l'usage, il aurait à gouverner
après son consulat. Les deux provinces qu'on avait
réservées d'avance pour les consuls, quand ils
sortiraient de charge, étaient la Macédoine et
la Gaule cisalpine ; ils devaient tirer au sort entre eux
celle qui leur serait attribuée. La Macédoine
était de beaucoup la plus avantageuse, et Antoine la
convoitait ; Cicéron la lui céda, avant que le
sort eût décidé (20). Il n'y avait pas
grand mérite, car il était résolu
à n'accepter ni l'une ni l'autre des deux provinces et
ne voulait quitter Rome sous aucun prétexte. Cependant
Antoine lui sut gré de cette complaisance, et c'est
à elle qu'on attribue que, tant que dura ce
ménage mal assorti, il n'y eut d'éclat public
d'aucun côté ; mais il n'y eut pas non plus de
confiance réciproque. On n'obtint jamais d'Antoine
qu'il s'engageât formellement à soutenir la
politique de son collègue. Il conserva ses rapports
intimes avec Catilina, qui ne cessa pas de compter sur son
appui, et il est probable qu'il tenait au courant son ancien
associé de ce qu'il avait intérêt
à savoir. Malgré tout, Cicéron, qui ne
l'ignorait pas, continuait à le traiter avec les plus
grands égards et cherchait à le désarmer
par ses prévenances. Mais en même temps il
tenait l'oeil ouvert sur toutes ses démarches. Comme
il avait la chance d'être en très bons rapports
avec P. Sextius, le questeur d'Antoine, il s'en servit fort
adroitement pour diriger son collègue, et au besoin
pour le surveiller. Ce n'en était pas moins une grande
gêne d'avoir auprès de soi, dans les mêmes
conseils, quelqu'un devant lequel on n'osait pas parler
librement, dont on savait qu'il vous trahissait, et qu'en cas
de lutte indécise, il se mettrait sans doute de
l'autre côté et autoriserait par sa
présence les projets de l'ennemi. Rien ne montre mieux
tout ce qu'avait Cicéron de souplesse et
d'habileté que de voir comment il a su éviter
les périls de ce voisinage incommode. Il est vrai
qu'il y fut aidé par la parfaite incapacité de
son collègue, qui égalait sa profonde
scélératesse. Il parvint si bien à
l'annihiler, pendant tout son consulat, qu'on a pu dire comme
pour César, que, cette année-là, il n'y
eut qu'un consul.
IV
Ce n'était pas, malheureusement pour
Cicéron, la seule raison qu'il eût d'être
inquiet, II dut en découvrir ou en soupçonner
bien d'autres, pendant ces cinq mois de recueillement,
où, consul désigné, et participant aux
affaires publiques, sans en avoir encore la
responsabilité, il était bien placé pour
étudier les événements et observer les
hommes. Ce qui l'alarma le plus, dans la situation
troublée de la république, ce ne furent pas les
menées ouvertes des partis et cette écume de
surface contre lesquelles on peut se défendre, parce
qu'on les a sous les yeux ; c'était plutôt ce
qui cherchait à se cacher, et ce qu'on ne surprenait
pas du premier coup. Il y a, disait-il, des gens bien plus
redoutables que Rullus (21), et que tous ces
agitateurs bruyants et vulgaires derrière lesquels ils
se dérobent. Ces gens, il les désigne
clairement quand il ajoute que ce sont des ambitieux, qui
nourrissent des espérances illimitées et
convoitent des pouvoirs extraordinaires (22). Ce n'est pas de
Catilina qu'il veut parler, comme on l'a cru. Au lendemain de
l'élection où il venait d'échouer, on
pouvait le croire abattu ; et, de fait, il n'est question de
lui nulle part en ce moment. Les hommes politiques auxquels
il fait allusion, dont il n'a pas besoin de prononcer le nom
pour qu'on les reconnaisse, qui se tiennent aux aguets,
prêts à profiler des occasions, ce sont
plutôt ceux qui viennent de porter de si rudes coups
à l'aristocratie en formant le premier triumvirat,
c'est-à-dire Pompée, Crassus et César.
De près ou de loin, ils vont se trouver
mêlés à toute l'histoire du consulat de
Cicéron, et, avant de l'entamer, il faut bien dire en
quelques mots quelle était alors la situation
politique de chacun d'eux.
Pompée commande l'armée d'Asie ; cependant il
n'est pas si loin de Rome qu'on pourrait le croire, car il
occupe la pensée de tous les politiques. La
conquête de l'Orient étant finie, on sait qu'il
est près de revenir, mais on ignore ce qu'il va faire.
Personne n'imagine que cet ambitieux se conduira comme les
conquérants d'autrefois, qui, leur tâche
achevée, s'en retournaient à la charrue ou
reprenaient tranquillement leur place au Sénat. Les
bons citoyens un peu soupçonneux, comme Caton,
redoutent qu'il ne veuille s'emparer de l'autorité
souveraine par un coup de force et se préparent
à résister. Ceux qui le connaissent mieux, et
ne le croient pas capable de ces entreprises audacieuses,
supposent qu'il profitera de son prestige pour
réclamer ces pouvoirs exceptionnels pour lesquels il a
tant de goût parce qu'ils flattent sa vanité et
le mettent au-dessus des autres. C'est à quoi ne se
résignent pas ses anciens associés, qui ont
été ses égaux et ne veulent pas devenir
ses subordonnés. On a pensé, avec raison, je
crois, que l'attente de ce retour qui les inquiète, le
besoin de fortifier leur situation, de se faire des
alliés et de prendre, grâce à la
confusion générale, une position plus forte,
sont parmi les principaux motifs qui les ont portés
à favoriser toutes les conspirations. On peut donc
attribuer à Pompée, quoiqu'il fût absent,
une part importante dans les agitations qui ont
troublé le consulat de Cicéron.
Des deux autres triumvirs, c'était Crassus qui
dissimulait le moins son inquiétude. Quoiqu'il
eût fait autrefois bonne figure à la tête
des armées, il représentait surtout dans
l'alliance le pouvoir de l'argent ; il y jouait donc un
rôle moins brillant, mais peut-être en
réalité plus efficace. Les origines de son
immense fortune étaient assez honteuses : il l'avait
commencée sous Sylla en se procurant à bon
marché des biens de proscrits ; elle s'était
accrue plus tard par des spéculations heureuses. Il
profitait des incendies, si fréquents à Rome,
pour acheter à bas prix les maisons endommagées
et les faisait rebâtir par des architectes et des
maçons qui étaient à son service. Il
était ainsi devenu propriétaire de quartiers
tout entiers ; il possédait aussi de grands domaines
bien cultivés et des mines d'argent. Surtout il
s'occupait du commerce des esclaves qui était un de
ceux qui donnaient les meilleurs profits ; il les faisait
instruire chez lui, surveillant leur éducation et y
mettant la main lui-même, pour les revendre ensuite
très cher à ceux qui avaient besoin de bons
secrétaires, de lecteurs, d'intendants, de
maîtres d'hôtel. Il était l'homme le plus
riche de la république ; mais il ne lui suffisait pas
d'avoir obtenu cette considération dont on est
assuré quand on possède quarante millions de
biens fonds au soleil et de bonnes créances sur les
personnages les plus importants de son pays, il voulut avoir
aussi la puissance politique, et, pour la conquérir,
il usa de sa fortune avec une libéralité qui
n'est pas ordinaire à ceux qui l'ont
péniblement acquise. Devenu aussi
généreux qu'il avait été avide,
il obligeait volontiers ses amis et ses connaissances, il
prêtait son argent sans intérêts et il
avait ainsi pour débiteurs une grande partie de ses
collègues du Sénat. Quant au peuple, il le
charmait par sa civilité, et, ce qui lui était
plus agréable, il lui avait fourni gratuitement du
pain pendant trois mois. On comprend qu'en les payant si
cher, il s'était fait beaucoup d'amis ; et pourtant,
les succès qu'il avait obtenus dans sa vie politique
ne le contentaient pas entièrement. Par une sorte de
mauvaise chance, il avait toujours trouvé
Pompée sur ses pas. Pompée lui avait
enlevé la gloire d'achever la défaite de
Spartacus, qu'il avait très habilement
commencée. Il n'avait pu arriver aux plus hautes
fonctions qu'en s'alliant avec Pompée, et on les avait
nommés consuls ensemble. Ce consulat avait
été fort agité ; il lui avait fallu
supporter, de la part de son vaniteux collègue,
beaucoup de ces déboires d'amour-propre qui lui
étaient particulièrement cruels, car il
était disposé à croire, comme tous les
financiers, qu'étant le plus riche, il devait
être le plus puissant et le plus honoré. On
comprend qu'avec tant de raisons de détester
Pompée, il fût mécontent de le voir
revenir et qu'il essayât, par toute sorte de mouvements
et d'alliances même suspectes, de se faire un parti qui
lui permît de résister au mauvais vouloir d'un
rival odieux.
César ne devait pas être beaucoup plus satisfait
que Crassus d'un retour qui menaçait de compromettre
l'ascendant qu'il avait pris sur le parti populaire. Depuis
le départ de Pompée, il en était le chef
véritable. Il avait sur ses deux associés
l'avantage d'avoir toujours marché dans la même
voie. Tandis que les autres, partis du camp de Sylla,
étaient arrives par beaucoup de détours
à la démocratie, on l'avait toujours connu
fidèle à la même cause. Partisan de
Marius dès le premier jour, il ne l'avait pas
renié après sa défaite. Il venait de
faire relever ses trophées, renversés par Sylla
; il poursuivait avec acharnement ses ennemis devant les
tribunaux. Le peuple avait pleine confiance en lui, et il le
sentait bien, ce qui doublait sa force. Lui aussi, à
mesure qu'il avançait dans la vie, prenait confiance
en lui-même et s'affermissait dans son ambition. Il
avait cette qualité, qui manquait à ses rivaux,
de savoir nettement ce qu'il voulait faire. Il sentait bien
que le moment était décisif pour établir
d'une manière définitive la
supériorité qu'il avait acquise dans son parti.
Mais il comprenait aussi combien il lui serait difficile de
le faire, s'il avait Pompée en face de lui.
L'arrivée de ce trouble-fête devait le
gêner comme Crassus, et il était naturel que,
par toutes sortes de machinations et d'intrigues, il
cherchât d'avance à prendre ses
précautions contre lui.
En présence de ces
trois personnages, quelle est l'attitude de Cicéron ?
- Il est le protégé de Pompée et il
tient à continuer à l'être. Comme il
connaît ses goûts, il le paye en compliments. Ce
grand nom revient à satiété dans tous
ses discours : c'est celui dont il se pare à tout
propos comme d'un ornement et dont il se couvre comme d'une
défense. Mais, malgré les services qu'il lui a
rendus et les éloges qu'il lui prodigue, il a
pratiqué assez le personnage pour savoir qu'on ne peut
pas se fier tout à fait à lui. Dans
l'excès même des louanges dont il le comble, il
semble qu'on sente un effort pour enchaîner une
reconnaissance toujours prête à
s'échapper. On aperçoit aussi par moments que
cette servitude commence à lui peser, et il laisse
entrevoir, au milieu même de ses flatteries, quelques
velléités d'émancipation. Par exemple,
il fait remarquer que, s'il a été nommé
consul avec l'aveu de Pompée, c'était pourtant
en son absence, ce qui diminue sensiblement la part qu'il y a
prise. Cette observation n'a pas dû échapper aux
malveillants. Il était impossible aussi qu'on ne
s'aperçût pas de l'insistance avec laquelle il
ne cesse de rappeler qu'il ne doit ses succès
qu'à son éloquence, et qu'on n'y sentît
une pointe d'ironie contre la gloire militaire. C'est le
prélude du fameux hémistiche : cedant arma
togae, que Pompée ne lui a jamais pardonné.
Malgré tout, l'éloge du vainqueur de l'Asie
revient souvent encore dans ses discours. Il continue
à se regarder comme sa créature et à se
mettre à l'ombre de ce grand nom. C'est ce que Crassus
ne peut souffrir, et ce qui le rend
irrémédiablement hostile à
Cicéron. César n'a pas d'inimitié
personnelle contre lui ; mais, comme il vient de le voir
réussir dans sa candidature par l'appui des
aristocrates, il ne doute pas que les circonstances ne
l'amènent nécessairement à le combattre,
et il s'y prépare. Ce sont là des adversaires
puissants, et Cicéron doit se demander sur quels
alliés il peut compter pour leur tenir tête. Il
lui en faut de solides, de décidés, qui non
seulement prennent son parti dans les assemblées
politiques où il va être vigoureusement
attaqué, mais qui le défendent contre le peuple
ameuté, si, comme on peut le craindre, la lutte
dégénère en séditions.
L'aristocratie ne domine pas seulement au Sénat,
où elle est maîtresse, mais avec la masse de
clients, de serviteurs, d'obligés dont elle dispose,
avec les partisans que lui donnent les souvenirs du
passé, le respect des traditions et des habitudes,
elle peut, clans la rue, en cas d'émeute, au Forum,
pendant les réunions publiques, au Champ de Mars, les
jours d'élection, tenir tête au flot populaire.
Cicéron était donc forcé de se tourner
vers l'aristocratie. Au fond, il ne lui était pas
contraire. Il a toujours affirmé que ses sentiments le
portaient de ce côté. Il avait le
tempérament d'un conservateur et d'un
modéré: Quintus Cicéron prétend
que, s'il l'a souvent attaquée, dans la
première partie de sa vie politique, c'était
uniquement pour complaire à Pompée, qui
était en lutte avec elle (23). Quintus
exagère ; il avait d'autres raisons, et plus
légitimes, de lui en vouloir.
Et pourtant, on croit voir
que tout en la malmenant, c'est vers elle que vont
naturellement ses préférences. Même quand
il flétrit les proscriptions de Sylla, qui furent un
des premiers spectacles qu'il eut sous les yeux et qu'il n'a
jamais oublié, il a soin de dire que si le dictateur
abusa cruellement de sa victoire, sa cause n'en était
pas moins légitime : secuta est honestam causam non
honesta victoria (24). Cicéron
était un sage que toutes les exagérations
blessaient. Quand il trouve qu'un parti va trop loin,
même le sien, il ne peut s'empêcher de le
blâmer. C'est qu'en réalité, il
n'était tout à fait d'aucun parti ; il
rêvait même d'en faire un à son usage, qui
aurait compris tous les bons citoyens, ceux de la ville et de
la campagne, ceux des municipes, auxquels il a toujours
témoigné une prédilection
particulière, et même au besoin quelques
honnêtes affranchis. Il n'exigeait d'autre condition
pour en être qu'une conduite régulière,
une nature droite, une fortune liquide. Il avait même
trouvé un nom pour le désigner, un nom commode
qu'on se donne volontiers, et qui dispense d'explications
plus précises : il l'appelait optimates, les
honnêtes gens (25). Mais il vit bien,
quand il fut au pouvoir, qu'il devait renoncer à cette
chimère. Ce n'était pas le moment de se mettre
entre les partis, pour recevoir des coups de tous les
côtés. Il lui fallait se décider
résolument pour l'un d'eux et accepter son programme
tout entier. Quand on se permet de choisir, on est toujours
regardé comme un allié douteux, auquel on ne
doit qu'un appui intermittent. Puisqu'il n'était pas
assez fort pour imposer aux autres ses conditions, il
était bien forcé de se soumettre aux leurs. Il
est assez vraisemblable, nous l'avons vu, qu'il s'y
était engagé à la veille de
l'élection, mais, dans tous les cas, l'étude de
la situation qu'il venait de faire pendant cinq mois lui
montra que de toute façon il était le
prisonnier de l'aristocratie, et il s'y résigna. Une
phase nouvelle de sa vie commençait ; lui qui avait
presque toujours défendu jusque-là des causes
populaires, il allait devenir l'orateur du
Sénat.
Aux calendes de janvier, il entra en fonctions comme consul.
Le jour même de son installation, il eut à
prendre la parole, dans le Sénat, contre un tribun du
peuple, et cela dura jusqu'à la fin de
décembre. Dans toute l'histoire de Rome, il n'y a pas
de consulat aussi agité que celui de Cicéron.
Il se divise en deux périodes : celle qui est la plus
connue, et où il fut aux prises avec Catilina, n'a
occupé que les derniers mois de l'année ;
l'autre est remplie par des luttes de parole, qui n'ont pas
eu autant de retentissement, mais qui n'ont guère
moins d'importance.
Dès les premiers jours on s'aperçut bien que
ses ennemis étaient décidés à ne
lui laisser aucun repos; l'éclat de son
élection venait de prouver le pouvoir qu'il avait sur
le peuple : on voulait le lui faire perdre. La tactique, pour
y réussir, consistait à le forcer à se
mettre sans cesse en contradiction avec son passé : on
proposait de nouveau d'anciennes lois, on reprenait d'anciens
procès, pour qu'il fût amené à
exprimer des opinions contraires à celles qu'il
soutenait autrefois. On voulait montrer au peuple, et
à plusieurs reprises, pour qu'il en fut bien
convaincu, que son ancien défenseur avait
abandonné sa cause. Les tribuns, Rullus, Labienus,
mènent la campagne, mais on sent bien qu'ils prennent
le mot d'ordre des chefs de la démocratie ; ils
s'inspirent surtout de César, et le rôle qu'il y
joue est précisément ce qui donne à ces
débats leur véritable importance.
C'est une raison
d'insister sur ceux où sa main est visible. Il y en a
un pourtant, dont il ne s'est probablement pas occupé,
et que je ne voudrais pas omettre, parce qu'on y voit mieux
qu'ailleurs peut-être la puissance que la parole de
Cicéron exerçait sur les foules. Je veux parler
de celui qui s'éleva au sujet de la loi Roscia et des
privilèges qu'elle accordait aux chevaliers romains.
Pendant longtemps il n'y avait pas eu de places
réservées dans les théâtres de
Rome ; chacun prenait celle qui se trouvait libre à
son arrivée. En 550, pendant le second consulat de
Scipion l'Africain, on permit aux Sénateurs d'apporter
leurs chaises curules dans l'orchestre et de l'occuper.
Longtemps après, en 687, quatre ans avant le consulat
de Cicéron, le tribun Roscius Otho fit voter une loi
qui attribuait aux chevaliers (26) les quatorze
premiers gradins. C'était pour eux plus qu'un
agrément et il ne s'agissait pas seulement de leur
donner le plaisir «d'entendre de plus près les
drames larmoyants de Pupius». Ils voulaient prendre une
importance politique, ils prétendaient former un ordre
intermédiaire entre le Sénat et le peuple ; la
loi de Roscius donnait à cette prétention une
sorte de consécration visible et officielle. Aussi
fut-elle accueillie chez eux avec une grande faveur.
Cicéron affirme que le peuple aussi en fut très
satisfait, et même qu'il l'avait réclamée
pour eux (27).
Tout ce qu'on peut admettre, c'est qu'il s'y résigna
sans trop de mauvaise humeur : les chevaliers étaient
en ce moment très populaires ; Sylla les avait fort
maltraités et ils profitaient de la réaction
qui s'était faite contre le régime
précédent. De plus, ils venaient d'aider
Pompée, qui était alors l'idole du peuple,
à obtenir la direction de la guerre contre les
pirates, et le peuple leur en savait gré ; mais quatre
ans plus tard les choses étaient changées.
Cicéron, par son influence personnelle, avait
rapproché les chevaliers du Sénat, et, en
même temps le peuple s'était
éloigné d'eux. Il arriva donc que l'ancien
tribun, un jour qu'il venait prendre sa place au
théâtre, fut outrageusement sifflé par la
foule qui garnissait les gradins supérieurs ; les
chevaliers ripostèrent par des applaudissements ; de
là, on en vint aux injures, et des injures on allait
passer aux coups, quand parut Cicéron qu'on
était allé chercher en toute hâte. Sa
présence calma le tumulte ; il fit signe de le suivre
au temple de Bellone, où il prit la parole avec un si
grand succès qu'en revenant au théâtre,
dit Plutarque, les chevaliers et le peuple ne
luttèrent plus entre eux qu'à qui applaudirait
le plus chaleureusement l'ancien tribun (28).
C'est assurément
l'un des plus grands triomphes de l'éloquence. On
voudrait croire que Virgile y songeait quand, pour peindre
les vents et les flots déchaînés qui se
calment tout d'un coup à l'aspect du maître de
la mer, il les compare à ce beau spectacle d'un peuple
furieux dompté par un grand orateur (29). Il est assez
naturel de croire que cette protestation subite contre un
privilège dont les chevaliers jouissaient
tranquillement depuis quatre ans ne s'est pas produite toute
seule et que le peuple y a été poussé
par quelque agitateur ; mais ce ne doit pas être
César : il a toujours ménagé les
chevaliers. Leur alliance avec le Sénat ne devait pas
lui inspirer de craintes. Il connaissait les gens de finance
; il était bien sûr qu'ils lui reviendraient,
quand ils le verraient le plus fort, et c'est ce qui n'a pas
manqué d'arriver.
Son intervention est, au
contraire, visible dans une autre affaire qui fait moins
d'honneur à Cicéron et dont il faut dire un
mot, quoique son discours soit perdu. Sylla ne s'était
pas contenté de proscrire ses ennemis,
c'est-à-dire de prendre leur vie et leur fortune, il
avait fait rendre une loi qui déclarait leurs enfants
incapables d'occuper jamais aucune fonction publique.
«Il est le seul, dit Salluste, qui ail
décerné des peines contre des gens qui
n'existaient pas encore et qui étaient plus sûrs
d'être punis que d'arriver jamais à
naître» (30). Un tribun du
peuple, dont le nom est inconnu, proposa que cette loi, la
plus inhumaine peut-être de toutes celles de Sylla, fut
abolie. Personne, à ce qu'il semble, ne devait moins
s'y opposer que Cicéron. N'avait-il pas
été le premier à flétrir, du
vivant même du dictateur, ces horribles injustices
(31). Cependant
il crut devoir combattre la proposition du tribun pour des
raisons politiques, et il la fit échouer. Il a
parlé plus tard de cette affaire avec quelque regret,
plaignant le sort de ces pauvres jeunes gens «si pleins
et de mérites et de courage» (32), qu'il avait
combattus ; mais, au moment même, il le fit sans
hésiter, revendiquant pour lui tout l'odieux de la
mesure et uniquement préoccupé de sauver la
réputation du Sénat. N'est-ce pas la preuve
qu'il voulait tenir un engagement qu'il avait pris d'avance
et sur lequel reposait son entente avec l'aristocratie ?
Quant à César, il n'y a guère de doute
qu'il n'ait été l'instigateur du tribun. Il
s'était promis de détruire tout ce qui restait
du régime de Sylla, et plus tard, quand il fut le
maître, il s'empressa de rendre aux fils des proscrits
les droits qu'on leur avait ôtés.
Nous avons l'heureuse chance d'avoir conservé la plus
grande partie des discours prononcés par
Cicéron dans deux autres affaires qui firent beaucoup
de bruit, celle de la loi agraire de Rullus et le
procès de Rabirius accusé de meurtre. Il nous
est donc possible de donner plus de détails sur
chacune d'elles ; on verra qu'elles le méritent.
Il est inutile de redire, à propos des lois agraires,
ce que tout le monde connaît. Rappelons seulement
qu'elles n'avaient pas à l'origine le caractère
radical et socialiste qu'on leur a donné plus tard.
Les Gracques, qui étaient des aristocrates et des gens
riches, n'avaient pas l'idée de dépouiller ceux
qui possèdent de leurs biens légitimes au
profit de ceux qui n'ont rien, pour établir entre tous
cette égalité chimérique dont
Cicéron dit justement qu'elle serait la plus grande
des injustices (ipsa aequitas iniquissima est). Il
s'agissait pour l'état de reprendre des terres qui lui
appartenaient, qu'il avait cédées à bail
à des personnages importants qui se les étaient
peu à peu appropriés, et de les distribuer
à des citoyens pauvres, afin de rétablir la
classe rurale qui avait disparu. Ainsi entendue, la mesure
était juste, utile à la république, et,
en principe au moins, aucun esprit sage n'en pouvait
contester l'opportunité. Mais toutes ces questions qui
touchent à la propriété sont si
délicates à soulever, si difficiles à
résoudre, qu'en somme les lois agraires, par les
haines, les discordes, les luttes civiles qui en furent la
conséquence, n'ont guère eu d'autre
résultat que d'aggraver les misères qu'elles
prétendaient soulager.
Malgré tout elles
sont restées jusqu'à là fin très
populaires, et les agitateurs savaient bien qu'il suffisait
d'en prononcer le nom pour entraîner la foule. Il y
avait pourtant, dans cet engoûment pour elles, un peu
de tradition et d'habitude. Il est souvent arrivé
qu'après avoir réclamé avec passion
l'établissement de colonies nouvelles, on ne trouvait
plus à Rome, si on les obtenait, le nombre de colons
suffisants pour les peupler (33). C'est que, selon la
très juste remarque de Mommsen, C. Gracchus avait fait
adopter deux sortes de lois contradictoires et qui se
détruisaient l'une l'autre. Tandis que les lois
agraires, qui promettaient à chaque émigrant un
domaine de 30 jugères (près de 8 hectares),
avaient pour dessein de le ramener aux champs, les lois
frumentaires, qui distribuaient au peuple de la ville le
blé à vil prix ou pour rien, le retenaient
à Rome, où elles lui rendaient la vie plus
facile. Il y trouvait des agréments que la campagne ne
pouvait pas lui donner, et, quand le moment de partir
était venu, il ne se sentait plus le courage de
quitter les flâneries du Forum ou du Champ de Mars, les
représentations des théâtres, les courses
du grand cirque, les combats de l'arène «pour
aller cultiver les sables de Siponte ou les marais
empestés de Salapia». Aussi, dans les derniers
temps, ce furent surtout les soldats, au retour de leurs
expéditions, qui profitèrent des colonies que
les tribuns faisaient voter par le peuple. Comme ils
n'avaient pas éprouvé les attraits de la grande
ville et qu'ils aspiraient au repos, ils étaient
heureux d'accepter ce petit champ qu'on leur promettait.
Sylla, quand il fut le maître, distribua à ceux
qui l'avaient aidé à le devenir 120 000 lots de
terre.
Rullus, qui attacha son
nom à la nouvelle loi agraire, n'était pas un
démocrate de naissance. Il sortait de l'aristocratie,
ou du moins, si l'on en croit Cicéron, il voulait le
faire croire ; mais il pensa qu'il ferait plus vite son
chemin dans le parti populaire. Il se fit donc nommer tribun
du peuple, et aussitôt, pour qu'on ne pût pas s'y
tromper, il affecta de prendre une attitude et un
extérieur conformes à ses convictions
nouvelles. «Il cherchait à se donner un air
différent, un autre ton de voix, une nouvelle
démarche. Il portait des vêtements plus
négligés, il laissait pousser ses cheveux et sa
barbe, il voulait qu'à le voir passer on
reconnût un tribun féroce et que les
honnêtes citoyens en fussent
épouvantés» (34). Tous ces grands
airs, dont Cicéron se moque, n'empêchaient pas
que la loi de Rullus ne fût en somme très sage
et fort modérée. Elle évitait, autant
que possible, toute spoliation et toute violence ;
l'opération consistait en une série de ventes
et d'achats fort habilement combinés ensemble. Comme
il fallait avant tout se procurer de l'argent, on
commençait par vendre ce qui n'avait pas
été aliéné des anciennes
conquêtes : c'était une sorte de liquidation
générale de ce qui restait du domaine public.
Le produit de ces ventes était employé à
l'achat de terres en Italie, où l'on établirait
des colonies pour les citoyens pauvres. Ces terres
n'étaient pas enlevées de force à leurs
possesseurs, comme il était arrivé trop
souvent. On devait s'entendre avec ceux qui voulaient les
vendre et les payer leur prix. Les colonies étaient
placées dans des pays attrayants et fertiles,
notamment en Campanie, et l'on profitait de l'occasion pour
rendre ses droits municipaux à la ville de Capoue,
à qui on les avait ôtés depuis la guerre
d'Annibal. C'était réaliser un projet cher
à la démocratie ; mais il semble qu'en
même temps les auteurs de la loi avaient cherché
à se concilier le parti contraire. Un article
particulier déclarait que toutes les terres
assignées, depuis le consulat de Marius et de Carbon
seraient définitivement acquises à leurs
possesseurs au même titre que les biens patrimoniaux
les plus légitimes ; de cette façon, on
ratifiait d'un seul coup toutes les libéralités
de Sylla, et l'on en garantissait à ceux qui en
avaient profité la tranquille possession. La loi de
Rullus était donc une transaction entre les partis qui
cherchait à les accorder par des concessions
réciproques et semblait de nature à
établir la paix publique.
Pourquoi donc
Cicéron s'est-il déclaré avec tant
d'archarnement contre elle ? Ici encore, ne faut-il pas
soupçonner qu'il s'y était engagé
d'avance ? Mais outre cette raison générale que
la politique du Sénat avait été toujours
hostile aux lois agraires, ce qui semblait lui faire une
obligation de combattre celle de Rullus, il faut dire qu'il
avait, en ce moment, des raisons particulières de s'en
méfier. L'expérience lui avait appris que les
lois de ce genre ne vont jamais sans quelques troubles, et la
république lui semblait si malade qu'il craignait que
la moindre agitation ne lui fût fatale. Enfin on doit
reconnaître que, si, dans l'ensemble, la loi
était habile et sage, elle contenait aussi quelques
dispositions dont on pouvait abuser et que Cicéron a
signalées avec une verve implacable. Mais, quoi qu'il
prétende, ce n'est pas ce qui l'en a rendu l'ennemi ;
il semble bien qu'avant même de la connaître, il
était décidé à l'attaquer
(35). C'est
à peine s'il se donna le temps de l'étudier.
Dès qu'il sut que Rullus l'avait fait afficher, il
envoya en toute hâte plusieurs copistes pour la
transcrire, et le 1er janvier, à la séance du
Sénat où il fut installé, il
était prêt à la combattre. L'affaire
commença donc devant le Sénat; mais elle devait
se vider ailleurs. L'opinion du Sénat est faite ; il
n'a pas besoin qu'on l'excite contre les lois agraires ;
Cicéron sait bien que c'est le peuple qu'il lui faut
gagner, et que ce sera plus difficile. Cependant, il ne doute
pas du succès ; le triomphe de son élection l'a
convaincu plus que jamais du pouvoir de son éloquence,
et il compte sur elle pour réussir. D'un simple
citoyen, elle a fait de lui un consul ; elle l'aidera
à le maintenir à la place où elle l'a
mis ; «la lumière éclatera tout d'un
coup, quand la voix et l'autorité d'un consul se
feront entendre» (36). Aussi ne veut-il
pas imiter ses prédécesseurs qui, une fois
arrivés à la magistrature suprême, se
reposent dans leur haute dignité et fuient les
réunions populaires, de peur qu'on ne leur demande des
comptes. Lui, veut garder ses communications avec le peuple ;
il se mettra à la disposition de ceux qui voudraient
l'interroger, et, pour commencer sans retard, il annonce que,
dès le lendemain, il réunira l'assemblée
au Forum ; puis, se tournant vers les Tribuns, il les somme
de n'y pas manquer. «Je vous provoque, leur dit-il ;
venez m'entendre ; je veux qu'entre nous le peuple romain
décide» (37).
Le lendemain la foule était grande sur la place
publique, le consul avait amené avec lui tout le
Sénat, sans doute pour s'en faire une protection -
était-ce un moyen bien sûr de se défendre
de la mauvaise humeur du peuple ? - Malgré l'assurance
de ses paroles de la veille et l'insolent défi qu'il
adressait aux tribuns, il ne devait pas être tout
à fait tranquille. La circonstance était grave
; il fallait qu'il fît connaître les raisons
qu'il avait de combattre une loi tribunicienne, lui qui,
jusque-là, les avait toujours soutenues. Il
commença par promettre solennellement qu'il serait
toujours un consul populaire et il répéta
plusieurs fois cette promesse ; seulement il eut soin
d'ajouter qu'on est véritablement populaire non pas
quand on flatte les caprices du peuple, mais lorsqu'on sert
ses intérêts, et c'est ce qu'il n'est pas
toujours aisé de lui faire comprendre, car souvent il
tient moins à ses intérêts qu'à
ses caprices. Dans un de ces grands développements
où il excelle, il s'engageait à lui assurer la
paix, le repos, la liberté, qui étaient les
biens véritables, ceux que les aïeux avaient eu
tant de peine à conquérir et qu'il fallait
à tout prix conserver. Je ne sais si ces explications
étaient de nature à contenter la foule, mais
elle avait pris tellement l'habitude de respecter son orateur
et de se laisser entraîner à sa parole qu'elle
les accepta sans murmure. Cet endroit périlleux
franchi sans encombre, le reste lui devenait plus facile. La
loi, nous l'avons vu, avait des imperfections dont il pouvait
tirer un bon parti. Elle créait dix commissaires et
leur attribuait des pouvoirs très étendus ;
Cicéron en fait aussitôt des rois,
d'insupportables despotes, d'abominables tyrans, auxquels le
monde entier va être livré. Comme leurs
fonctions consistaient surtout à vendre et à
acheter et que des sommes considérables leur passaient
par les mains, ils pouvaient être tentés d'en
garder pour eux une partie ; - le peuple se laisse vite
persuader que c'est une tentation à laquelle ceux qui
manient la fortune publique ne résistent guère,
- et Cicéron n'eut pas trop de peine à faire
croire que la loi de Rullus n'était au fond qu'une
large exploitation des conquêtes romaines, au profit de
quelques politiques obérés. Enfin, pour ce qui
regarde Capoue, où l'on va établir une colonie,
il comprend sans doute qu'on trouve juste qu'après un
si long temps on lui pardonne la trahison qu'elle a commise
à l'époque des guerres puniques, mais n'est-il
pas à craindre qu'elle use mal des droits qu'on lui
aura rendus ? On connaît l'incurable vanité des
Campaniens. Il semble à Cicéron voir
déjà la colonie renaissante affectant des airs
de capitale et cherchant à rivaliser avec Rome. Il la
montre avec ses duumvirs, qu'elle appelle des
préteurs, en attendant qu'elle ose les nommer des
consuls, entourés de licteurs portant les faisceaux,
de pontifes qui viennent immoler sur le Forum les grandes
victimes, et de conseillers municipaux qu'on salue du titre
de Pères conscrits. La populace de Rome aimait qu'on
se moquât des villes du voisinage; elle dut prendre
autant de plaisir à ces tableaux de fantaisie de
Cicéron que jadis elle en trouvait aux railleries de
Plaute quand il plaisantait sur les barbarismes des
Prénestins.
Le peuple paraît
donc avoir bien accueilli ce discours, malgré les
raisons qu'il pouvait avoir de n'en être pas toujours
satisfait. Cicéron affirme qu'il soutint l'orateur
«par son approbation, ses gestes, ses
acclamations» (38). Quand il eut fini
de parler, personne ne se leva pour lui répondre. La
cause semblait gagnée. Cependant les tribuns ne se
tinrent pas pour vaincus, ils prirent leur revanche, non pas
au Forum où ils étaient muets devant
Cicéron, mais dans des réunions
particulières qu'il ne fréquentait pas, et ce
qui montre que ce fut avec quelque succès, c'est que
le consul fut obligé de prendre encore deux fois la
parole, et devant un auditoire qu'il sentait moins favorable.
Cependant il reconquit encore son public, si bien que les
tribuns n'osèrent pas exposer leur loi au vote
populaire, et qu'elle fut définitivement
retirée.
Il n'y a pas de doute qu'elle ne fût l'oeuvre de
César qui pouvait seul y mettre tant de
modération et d'esprit politique. Tous les historiens
l'affirment, et Cicéron le laisse entendre, quand il
dit que Rullus n'était qu'un prête-nom, et que
l'affaire avait été en réalité
machinée par de plus grands personnages. Ce qui le
prouve encore mieux, c'est qu'un des premiers soucis de
César, pendant son consulat, fut de proposer une loi
semblable à celle dont Cicéron n'avait pas
voulu, et qui s'abstenait, comme elle, de toute mesure
violente et révolutionnaire. Il est assez curieux de
constater que César semble avoir tenu quelque compte
des observations de Cicéron à propos de la loi
de Rullus. Les commissaires furent choisis avec soin, parmi
les gens les plus honnêtes, et l'on en nomma vingt, au
lieu de dix, pour les empêcher de prendre une
importance exagérée.
L'intervention de César est plus visible encore dans
la dernière affaire dont il me reste à parler.
Il s'agissait, cette fois, d'un événement
lointain, mais dont le souvenir ne s'était pas
effacé. En 634 - trente-six ans auparavant - un tribun
du peuple, Saturninus, un préteur, Glaucia, tous deux
en exercice, après une tentative de sédition
qui n'avait pas réussi, s'étaient
réfugiés au Capitole, dans le temple de
Jupiter, et quoiqu'on leur eût accordé une sorte
de capitulation, on les avait massacrés, quand ils en
voulaient sortir. De ce drame sanglant, un acteur survivait,
qu'on accusait d'y avoir pris une part importante, C.
Rabirius. Il était vieux, infirme, solitaire, il
n'avait rempli, depuis lors, aucune charge importante.
Néanmoins César voulut qu'on fît sur lui
un exemple qui effrayât ses ennemis. Le tribun du
peuple Labienus, celui qui fut son plus brillant officier
dans les Gaules, avant de devenir son plus cruel ennemi
pendant la guerre civile, se chargea de poursuivre le
vieillard et de l'accuser de l'assassinat d'un tribun. En
réalité, l'assassin était un esclave,
qu'on avait affranchi pour le récompenser ; mais
Rabirius, jeune alors et partisan passionné du
Sénat, s'était fait remarquer par ses
violences. On disait qu'il avait porté dans un repas
la tête de Saturninus et l'avait livrée aux
insultes des convives. On ne l'avait pas oublié, il
s'en était vanté peut-être, aussi mit-on
à le poursuivre un acharnement extraordinaire. On
ressuscita, à cette occasion, des formes anciennes de
justice qui avaient cessé d'être en usage.
Accusé de perduellio, c'est-à-dire d'un
crime plus odieux encore que celui de
lèse-majesté, il fut traduit devant deux
duumvirs créés pour la circonstance, qui
étaient précisément César et l'un
de ses proches parents, et n'eut d'autre ressource que d'en
appeler au jugement du peuple entier (provocatio). Il
fut défendu par les deux plus grands orateurs de Rome,
Hortensius et Cicéron. Labienus, son accusateur, qui
voulait se mettre à l'abri de l'éloquence de
Cicéron, fit décider qu'on ne lui accorderait
qu'une demi-heure pour son discours. Il pensait lui nuire ;
peut-être, sans le vouloir, lui a-t-il rendu service.
Il l'a forcé à s'enfermer plus
étroitement dans son sujet, à supprimer les
développements inutiles, à serrer de plus
près ses raisonnements, ce qui fait que ce discours de
Cicéron, dont il nous manque à peine quelques
phrases, est l'un des meilleurs qui nous restent de lui. On
n'a pas de peine à comprendre, en le lisant,
l'intérêt qu'avait César à faire
ce procès, et pourquoi il y attachait tant
d'importance. Cicéron a raison de prétendre
qu'il a d'autres desseins que de faire battre de verges et
pendre un vieillard. Il en veut à ce droit que
s'adjuge le Sénat d'investir les consuls de pouvoirs
extraordinaires, et dont il a notamment usé pour
perdre Saturninus et Glaucia. Les Romains avaient trop
d'esprit politique pour ne pas comprendre qu'il y a des
occasions où il faut donner une . force
particulière à l'autorité publique pour
qu'elle puisse triompher de dangers exceptionnels. C'est pour
cela qu'ils avaient créé la dictature. Quand,
plus tard, la dictature cessa d'être en usage,
peut-être à la suite de quelques abus de
pouvoir, le mot disparut, mais on sentit bien qu'il fallait
garder la chose. On imagina donc une formule par laquelle le
Sénat entendait donner aux consuls les droits qu'avait
possédés le dictateur. C'était une
phrase très simple, qui, sans emphase, sans fracas,
les chargeait d'empêcher que la république ne
reçût quelque dommage : caveant consules ne
quid detrimenti respublica capiat. Ce
sénatus-consulte, dit Salluste, investit un magistrat
des pouvoirs les plus étendus que la constitution
romaine puisse lui conférer. Il lui permet de lever
des troupes, de faire la guerre, de contraindre par tous les
moyens les citoyens et les alliés, d'exercer à
Rome et à l'armée, dans sa plénitude,
l'autorité civile et judiciaire. C'est, comme dit
encore Salluste dans un autre passage, le
sénatus-consulte suprême, au delà duquel
il n'y a rien, senatusconsultum ultimum. Il est
très naturel que le parti démocratique, celui
qui fait les révolutions, n'ait jamais accepté
de bon coeur ce moyen qu'on avait trouvé de les
réprimer. César, qui prévoyait que le
Sénat serait amené à user de cette arme
contre lui, voulait d'avance la lui enlever. Cicéron,
au contraire, qui allait s'en servir contre Catilina, tenait
à la conserver. C'est donc autour de cette loi de
salut public que tourne tout ce procès, Cicéron
cherchant à la maintenir dans toute sa force et
César voulant la déconsidérer par le
supplice de Rabirius. Il est probable que cette fois
l'affaire semblait mal tourner et que Rabirius courait
beaucoup de risque d'être condamné, puisqu'un
tribun, ami du Sénat, crut devoir employer un vieil
artifice dont s'étaient servis, plus d'une fois, les
aristocrates, quand l'issue d'un procès ou d'un vote
leur semblait douteuse. Il fit abattre le drapeau qui
flottait sur le Janicule, ce qui forçait
l'assemblée du peuple à remettre à plus
tard ses délibérations. César ne crut
pas devoir recommencer la lutte. Il jugea que l'effet
était produit, et l'affaire fut
abandonnée.
Telle fut la campagne que César mena contre
Cicéron pendant les premiers mois du consulat. Il
semble d'abord qu'elle lui ait assez mal réussi. Ni
les enfants des proscrits ne furent rétablis dans
leurs droits, ni la loi agraire ne fut votée, ni
Rabirius ne fut puni. Mais était-ce vraiment une
défaite pour César et tenait-il beaucoup
à obtenir ce qu'il demandait ? En
réalité il voulait surtout poser des questions
devant le peuple, se réservant de les résoudre
quand il serait le maître, et nous avons vu qu'il les
avait résolues. Ce qu'il désirait
véritablement, c'était d'affaiblir la situation
politique de Cicéron. Ce n'est pas qu'il eût
pour lui, comme pour Caton, aucune aversion personnelle ; au
contraire, il avait du goût pour son esprit, il
admirait son talent, il aimait sa personne. Il n'est pas
probable non plus qu'il le redoutât beaucoup ; il
connaissait trop ses faiblesses pour en avoir grand'peur.
Mais on peut penser qu'il était un peu inquiet de
l'ascendant que cette grande parole exerçait sur le
peuple : c'était son parti, et il ne voulait en
partager la direction avec personne ; probablement aussi il
ne lui plaisait pas d'entendre sans cesse, dans cette bouche
éloquente, l'éloge de Pompée. Ils
étaient alliés en ce moment, mais il est dans
la nature qu'à la longue on se fatigue d'entendre
louer même ses meilleurs amis avec cette
intempérance.
César a-t-il
gagné quelque chose à harceler sans
relâche Cicéron, comme il l'a fait pendant
plusieurs mois ? on peut le croire. Sans doute il lui a
fourni l'occasion de faire admirer son éloquence ;
mais en même temps il l'a forcé à
manifester ses opinions nouvelles, ce qui devait finir par
fâcher le peuple. Aussi a-t-on la preuve qu'à
deux reprises cet auditoire accoutumé à
l'applaudir lui a témoigné quelque
mécontentement. Ce fut d'abord à propos de la
loi agraire. La seconde fois qu'il eut à en parler au
Forum, il nous dit qu'il s'aperçut bien que ses
auditeurs ne lui étaient pas aussi sympathiques
qu'auparavant ; il eut même à réprimer un
murmure ; mais ce n'était encore qu'un murmure
(strepitus). Les choses allèrent plus loin,
dans le procès de Rabirius. Le crime qu'où
poursuivait ayant trente-six ans de date, pour en
rafraîchir la mémoire, l'accusateur Labienus
avait fait peindre un beau tableau qui représentait la
mort de Saturninus et l'avail produit solennellement à
sa péroraison. Cette exhibition accompagnée de
paroles pathétiques devait avoir fort ému le
peuple. Aussi accueillit-il très mal Cicéron,
lorsqu'au lieu d'excuser son client, qu'on accusait d'avoir
assassiné le tribun, il déclara qu'il
regrettait qu'il ne l'eût pas fait, et que ce serait un
honneur pour lui, et non une honte, d'avoir
délivré la république d'un de ses
ennemis. A ce moment des cris se firent entendre dans
l'assistance, et comme il répondait fièrement
qu'il n'en avait pas peur, ils recommencèrent.
«Taisez-vous, reprit-il ; cessez des clameurs qui
attestent votre sottise et qui montrent bien votre petit
nombre». Quin continetis vocem, indicem stultitiae
vestrae, testem paucitatis (39). Le bruit cessa, et
Cicéron put achever son discours ; mais ce qui prouve
bien qu'il n'avait pas tout à fait reconquis son
auditoire, c'est qu'on nous dit que les aristocrates
redoutaient beaucoup que Rabirius ne fût
condamné. Avant tout, ce que cherchait César,
et ce qui lui a merveilleusement réussi,
c'était de fixer d'une manière plus nette et de
rendre clair à tous les yeux son programme politique.
Chacun des débats qu'il a soulevés marque un
des points de ce programme. Détruire
définitivement ce qui reste des lois de Sylla, punir
les ennemis de la démocratie, venger les
persécutions dont elle a souffert, en remontant aux
plus anciennes, veiller au bien-être du peuple en
reprenant les projets des Gracques, voilà quel serait
son plan, s'il était appelé au pouvoir, et il
ne le proclamait pas seulement par des promesses et des
paroles, dont les candidats sont toujours prodigues, mais par
des actes. Sans doute il travaillait depuis longtemps
à se faire une grande position dans son parti, et il y
était parvenu ; mais c'est seulement dans ces derniers
mois qu'il en prit tout à fait la tête. Tout lui
arrivait à la fois. Il venait d'être
désigné préteur ; le poste de grand
pontife étant devenu vacant, il y fut nommé,
quoiqu'il eut pour concurrents les plus grands personnages de
Rome, Servilius Isauricus et C. Lutatius Catulus, prince du
Sénat.
Pompée pouvait revenir ; les rangs étaient
changés. La place qu'il occupait à la
tête de la démocratie romaine était
prise, et c'était lui qui allait être
obligé, pour obtenir du peuple ce qu'il demandait, de
réclamer l'aide de César.
(1) In
ambitione artifex. (De petit., XII, 46.) |
|
(2) M.
Bücheler, qui nous a donné une excellente
édition de la lettre de Quintus, rappelle à
ce propos celle que Varron avait adressée à
Pompée pour lui enseigner ce que doit faire le
consul quand il préside le Sénat, et qu'il
publia plus tard, comme le fit Quintus, sous la forme
d'un petit traité. |
|
(3) Par
exemple quand il se moque de «ces gens heureux
à qui toutes les dignités arrivent pendant
leur sommeil» (Verr., V, 70) ; ou encore
lorsqu'en faisant allusion à son élection
il compare ceux qui sont désignés consuls
quand ils sont encore dans les langes à ceux qui
sont nommés au Champ de Mars, ce qui rappelle le
mot amer de Figaro contre les grands seigneurs «qui
se sont donnés la peine de
naître». |
|
(4) Pro
Sulla, 7. |
|
(5) De
petit., IX, 37 |
|
(6) Le mot
est de Caelius (Cic, Lettres fam., VIII, 1). |
|
(7) De
petit., VIII, 30. |
|
(8) Suétone,
Aug., 40. |
|
(9) Cic.
Ad Att. I, 2. |
|
(10) Il a
rappelé la part que l'Italie eut à son
succès, In Pis., 1. |
|
(11) Pro
Cael., 5 : habuit ille permulta maximarum non
expressa signa, sed adumbrata, virtutum. |
|
(12) In
toga cand., Asconius p. 83 : Dico, Patres
conscripti, superiore nocte, cujusdam hominis nobilis et
valde in hoc largitionis quaestu noti et cogniti domum,
Catilinam et Antonium cura sequestribus suis
convertisse. |
|
(13) M.
Bücheler pense que le Commentariolum
petitionis de Quintus a
précédé le discours de son
frère. Ils sont certainement l'un et l'autre des
premiers mois de l'année 690. |
|
(14) De
petit., III, 12. |
|
(15) C'est
peut-être à cette occasion qu'eut lieu,
à la Bourse de Rome, la panique dont parle
Valère Maxime (IV, 8, 3), qui se produisit,
dit-il, pendant la conjuration de Catilina. Elle aurait
amené de nombreuses faillites, si un riche
banquier, Q. Considius, qui avait des sommes
considérables engagées sur le
marché, n'avait déclaré qu'il ne
réclamerait rien à ses débiteurs.
Cette générosité rassura le
crédit public. |
|
(16) Cicéron
ne l'ignorait pas, lui qui dit que les élections
se font impetu non nunquam et quadam etiam
temeritate. (Pro Plancio, 4.) |
|
(17) De
lege agr., II, 2. |
|
(18) Cum
unum magistratum administrent, unius hominis vicem
sustinent. Mommsen a donné une excellente
explication de ce passage d'Ulpien et il a fait d'une
manière définitive la théorie de la
dualité du consulat dans son Droit public
(I, p. 33, de la traduction française). |
|
(19) Pour
dater ce consulat, au lieu de mettre le nom des deux
consuls, comme c'était l'ordinaire, les malins
disaient ; Caio et Julio Caesare consulibus. |
|
(20) On a
dit que la générosité de
Cicéron ne fut pas tout à fait
désintéressée et qu'en cédant
à Antoine cette riche province il avait
stipulé qu'il partagerait les
bénéfices. Antoine le laissait entendre,
sans doute dans l'espoir que la province supporterait
mieux ses rapines, si elle savait qu'il était
obligé de piller pour deux. Cicéron en fut
indigné quand il le sut (Ad Att. I, 12) et
déclara qu'il ne chercherait pas à faire
maintenir Antoine dans son gouvernement, ce qui aurait
été son intérêt, s'il en avait
partagé les profits avec lui. Il n'y a de
sûr qu'une chose, c'est qu'Antoine était son
débiteur, ce qui n'est pas surprenant, puisqu'il
empruntait à tout le monde, et que comme à
son ordinaire, il ne payait pas ses créanciers. La
lettre que lui écrivit plus tard Cicéron,
quand il fut un peu radouci (Fam., V, 5) me semble
bien prouver qu'il n'y eut jamais entre eux aucune
transaction malhonnête. |
|
(21) De
leg. agr., I, 7 : ii quos multo magis quam Rultum
timetis. |
|
(22) De
leg. agr., II, 13 : novae dominationes,
extraordinaria non imperia sed regna quaeri
putabantur. |
|
(23) De
petit. cons., I, 5. |
|
(24) Cic,
De offic, II, 8. |
|
(25) Il a
donné le programme de ce parti Pro Sext.,
45. |
|
(26) Il
faut entendre ici le mot chevaliers au sens le
plus large ; il s'agissait de tous ceux qui
possédaient le cens équestre,
c'est-à-dire 400 000 sesterces (environ 80 000
francs) de fortune. Mommsen pense que le privilège
d'occuper les quatorze premiers gradins leur avait
été attribué par C. Gracchus, que
Sylla le leur avait enlevé, et que Roscius ne fit
que le leur rendre. |
|
(27) Asconius,
p. 78 : non solum accepit sed etiam
efflagitavit. |
|
(28) De ce
discours, que Cicéron avait publié, avec
les autres de son consulat, on n'a conservé qu'une
phrase, où il faisait honte à la foule
d'avoir troublé une représentation
où paraissait le grand acteur Roscius. |
|
(29) Virg.,
Aen., 1, 451 : si forte virum / quem
conspexere, silent. |
|
(30) Salluste,
Oratio Lepidi : solus omnium post memoriam
hominum supplicia in post futures composuit, quis prius
injuria quam vita certa esset. |
|
(31) Cicéron
attaque ces mesures odieuses, dans son discours pour
Roscius d'Amérie (53), et les appelle une
proscription plus cruelle encore que la
première. |
|
(32) Adulescentes
fortes et bonos. (In Pis., 2) |
|
(33) C'est
ce qui arrivait même longtemps avant les Gracques
et dès les premières années de la
république. Voy. Tite-Live, II, 1. |
|
(34) De
lege agr., II, 5. |
|
(35) Il
faut ajouter que l'opinion qu'il exprime sur les lois
agraires dans le De officiis (II, 21) est assez
sévère. Cependant il a fini par en
présenter une lui-même pour gagner les
soldats (Philipp., V, 19). |
|
(36) Cic.,
De lege agr., I, 8. |
|
(37) De
lege agr., I, 7 : lacesso vos, in contionem voco,
populo romano disceptatore uti volo. |
|
(38) Pro
Rabirio, 12. |
|
(39) M.
Aulard me rappelle à cette occasion un mot de
Mirabeau qui peut présenter quelque analogie avec
celui de Cicéron. Le 28 janvier 1791,
l'Assemblée constituante délibérait
sur un projet de loi qui lui était
présenté par Le Chapelier, rapporteur du
Comité de Constitution. Mirabeau combattit
vivement ce projet et jura de n'y pas obéir s'il
était adopté. Interrompu à ce moment
par les murmures de l'extrême gauche (qui avait
pour chefs Barnave, Adrien Duport et les Lameth), il
s'écria : «Silence aux trente voix !»
voulant ainsi dire à ses adversaires qu'ils ne
formaient qu'une minorité impuissante dans une
Assemblée d'environ 1200
députés. |