I. C'est donc une grande volupté pour toi,
Salluste, de mener une vie conforme à ton langage, et
de ne débiter aucune infamie à laquelle ta
manière de vivre n'ait, dès tes plus jeunes
ans, répondu par toute espèce de crimes, en
sorte que l'on peut affirmer que ton discours est le miroir
fidèle de tes moeurs. Quiconque vit comme toi ne
pourrait pas s'exprimer autrement, et quiconque se sert de
termes aussi grossiers ne saurait avoir une conduite
très exemplaire. Combien ma position est
pénible, pères conscrits ! par où
commencer ? J'ai à parcourir une carrière
d'autant plus difficile, que chacun de nous deux est mieux
connu. Si, pour réfuter d'atroces calomnies, je vous
entretiens de ma vie et de mes actions, je vois d'ici l'envie
toute prête à m'en ravir la gloire ; et, si,
mettant au grand jour la conduite et les moeurs de mon
antagoniste, je vous dévoile sa turpitude, je tremble
de tomber dans le vice odieux dont je lui fais un crime.
Toutefois, si, par hasard, il m'arrivait de dire la moindre
chose qui pût vous blesser, que votre animadversion ne
tombe point sur moi ; je ne suis point le provocateur. Je
ferai, n'en doutez point, tous mes efforts pour ne dire que
la vérité en parlant de Salluste, et pour
n'être pas fastidieux en parlant de moi. Je n'ignore
pas que vous êtes peu disposés à
m'écouter, car je ne dois vous révéler
aucun forfait de Salluste qui vous soit inconnu, et je viens
retracer des accusations dont vos oreilles, les miennes et
les siennes ont été trop souvent
rebattues.
Et d'abord, quelle horreur ne doit pas vous inspirer un homme
qui, pour son coup d'essai, n'a pas commencé par de
légères fautes, mais qui a débuté
de manière à ne pouvoir se surpasser
lui-même et à n'être surpassé par
personne dans tout le reste de sa carrière ! Semblable
aux animaux immondes, il cherche constamment à
entraîner quelqu'un avec lui dans la fange. Mais, qu'il
ne se fasse pas illusion, les souillures de sa vie ne sont
point effacées par l'impudence de sa langue ; car il
existe un genre de calomnie qu'un sentiment secret nous porte
à faire retomber sur son auteur, quand elle est
dirigée contre des gens de bien. Cependant, si sa vie
passée était ensevelie dans l'oubli, vous ne
pourriez vous dispenser de le juger, non sur ses paroles,
mais sur ses actions : je serai court en vous les rappelant.
Au reste, cette querelle ne vous sera point inutile ; le plus
souvent la république prend une nouvelle force de ces
inimitiés particulières où chaque
citoyen est forcé de se montrer tel qu'il est.
II. Et d'abord, puisque Salluste va chercher ses exemples et
ses modèles parmi nos ancêtres, je voudrais bien
qu'il nous dît si ceux qu'il nous désigne, les
Scipion, les Metellus et les Fabius, étaient
déjà célèbres et couverts de
gloire avant que de hauts faits et une vie sans reproche les
eussent signalés à la postérité.
Si c'est à ces hauts faits qu'ils doivent leur gloire
immortelle, pourquoi de belles actions et une vie sans tache
ne nous donneraient-elles pas le même privilège
? Ne dirait-on pas à t'entendre, Salluste, que tu
descends de ces grands hommes ? Ah ! s'il en était
ainsi, il est des gens qui auraient à rougir de ton
infamie. Moi, j'ai par mes vertus jeté l'éclat
sur le nom de mes pères, et, si avant moi ils
n'étaient point encore connus, ils reçoivent de
moi un commencement d'illustration. Mais, toi, Salluste, tu
as par une vie dépravée enveloppé tes
ancêtres dans d'épaisses ténèbres,
et, supposé qu'ils aient été
d'éminents personnages, on les aurait bien
certainement vus tomber, grâce à toi, dans un
profond oubli. Cesse donc de m'opposer des noms antiques : il
me suffit de briller plutôt par mes actions que par ma
naissance, et d'avoir vécu de telle sorte, que je
serve d'exemple à mes derniers neveux, qui trouveront
en moi le premier degré de leur noblesse. Au reste, il
ne me convient pas, pères conscrits, de me mettre en
parallèle avec ceux qui ne sont plus : les traits de
l'envie et de la haine ne sauraient les atteindre ; toutefois
je peux être comparé à ceux que j'ai eus
pour collègues dans les différentes fonctions
où la république m'a appelé. Mais, si
j'eusse, en cherchant les honneurs, poussé trop loin
l'ambition (je n'entends point parler de cette ambition
patriotique dont je fais profession, mais de cette ambition
dangereuse et proscrite par nos lois dont Salluste s'est
proclamé le soutien), et si, dans l'exercice de mes
charges, j'eusse été ou trop
sévère à punir les méchants, ou
trop ardent à veiller au salut de l'Etat (ce que tu
nommes, Salluste, un régime de proscription), j'ai
lieu de croire que tous ceux qui te ressemblent ne fussent
point restés sains et saufs dans cette cité. Oh
! que la république serait dans une situation plus
florissante, si l'on t'avait compris parmi les
scélérats qui causent tes regrets et avec
lesquels tu as une si grande conformité ! Est-ce donc
à tort que je me suis écrié à
cette époque : Que les armes le cèdent
à la toge ! puisque c'est en toge que j'ai vaincu
des citoyens armés et que j'ai triomphé de la
guerre par la paix ; et, quand j'ai dit : 0 Rome
fortunée sous mon consulat ! ai-je donc trahi la
vérité, moi qui apaisai de si grandes
dissensions, moi qui étouffai l'incendie qui
menaçait nos foyers domestiques ? Ne devrais-tu pas
rougir, ô le plus inconséquent des hommes ! de
me faire aujourd'hui un crime des actions dont tu m'as
loué si pompeusement dans tes histoires ? Je vous le
demande, pères conscrits, est-il plus honteux de
mentir en écrivant pour le public qu'en parlant devant
vous ?
III. Quant aux reproches que tu fais à ma jeunesse,
toujours, j'ose le dire, j'ai été aussi
éloigné de l'impudicité que toi de la
chasteté. Mais à quoi bon me plaindre encore de
toi ? De quelle imposture auras-tu honte, après avoir
eu l'audace de me faire un crime de cette éloquence
dont tu aurais eu sans cesse besoin pour te soustraire
à la rigueur des lois ? Penses-tu donc qu'un citoyen
puisse jamais se rendre recommandable, s'il n'a
été initié dans les lettres et dans
l'art de l'orateur ? Penses-tu donc qu'il y ait d'autres
berceaux pour la vertu et d'autres éléments
capables de faire germer dans un coeur le désir de la
gloire ? Mais il n'est point étonnant, pères
conscrits, qu'un homme livré à la mollesse et
à la luxure méconnaisse ces
vérités et les considère comme des
choses nouvelles ou hors d'usage. Lorsque avec une rage dont
on n'a pas d'exemple tu as attaqué ma femme et ma
fille, qui gardent plus de réserve avec les personnes
d'un autre sexe que toi avec celles du tien, tu as agi avec
assez d'adresse et de prudence ; tu n'as pas craint que je te
rendisse la pareille en attaquant à mon tour et ta
femme et ta fille ; mais tu peux à toi seul fournir un
texte à mes récriminations, car il n'est
personne de plus souillé que toi dans toute ta maison.
Quel n'a pas encore été ton aveuglement,
lorsque tu as tenté de m'exposer aux traits de l'envie
en parlant de mes affaires domestiques ! Mes richesses sont
bien au-dessous de ce qu'elles devraient être : et
plût aux dieux que je fusse moins opulent que je ne le
suis, et que mes amis encore pleins de vie ne m'eussent point
enrichi par leurs testaments ! Tu me traites de fugitif ;
oui, Salluste, j'ai cédé à la fureur
d'un tribun, aimant mieux m'exposer seul aux atteintes du
sort que d'être la cause d'une guerre civile dont tout
le peuple romain eût été la victime.
Mais, quand ce tribun eut achevé son année
tumultueuse, et quand la concorde et la paix eurent
succédé au désordre, le sénat
provoqua mon rappel et la république me ramena par la
main au sein de ma patrie. Oui, il l'emporte dans mon coeur
sur tous les autres jours de ma vie, ce jour où je
vous vis tous accourir au milieu d'un peuple immense pour me
féliciter sur mon heureux retour. Etais-je donc alors
un fugitif, un avocat mercenaire ?
IV. Non, il n'est point surprenant que j'aie
mérité la bienveillance de mes concitoyens : je
ne me suis jamais fait l'esclave de personne, et mes services
n'ont jamais été mis à prix ; mais,
suivant ce que chaque citoyen avait fait pour la
république, il devenait mon ami ou mon ennemi. Tous
mes efforts tendaient à faire prévaloir la
concorde ; d'autres nourrissaient de coupables
espérances parmi le peuple. Je n'ai jamais craint que
les lois ; d'autres voulaient qu'on ne redoutât que
leur épée. Je n'ai jamais ambitionné le
pouvoir que pour vous ; plusieurs d'entre vous, se confiant
dans leur puissance, ont abusé contre vous de leurs
forces. Ne soyez donc point étonnés si j'ai
dédaigné l'amitié de quiconque ne s'est
point montré l'ami constant de sa patrie. Je ne me
repens ni d'avoir prêté mon ministère
à Vatinius, qui, traduit en justice, me l'avait
demandé, ni d'avoir gourmandé la patience de
Bibulus, ni d'avoir réprimé l'insolence de
Sextius, ni d'avoir applaudi aux vertus de César :
tout bon citoyen en serait loué et mériterait
de l'être. Si toutes ces actions sont à tes yeux
des vices, tu seras puni de ta témérité
; car de pareils vices ne trouveront jamais de censeurs. J'en
dirais davantage, si j'avais à me justifier devant
d'autres que vous, pères conscrits, vous que j'ai
toujours eus pour régulateurs de ma conduite. Au
reste, quand les faits parlent, l'orateur doit se
taire.
V. Or maintenant, Salluste, pour en revenir à toi,
j'éviterai de parler de ton père : sa vie fut
sans doute irréprochable ; toutefois il fit une
cruelle injure à la république, lorsqu'il
engendra un fils tel que toi. J'éviterai aussi de
parler de ton enfance, car ce serait peut-être accuser
ton père, qui dut en prendre soin ; mais j'examinerai
comment tu t'es conduit dans ta jeunesse : un pareil examen
donnera facilement à entendre combien fut dissolue
l'enfance de celui qui, en grandissant, fol si impudique et
si effronté. Quand le honteux revenu que tu retirais
du trafic le plus infâme ne put suffire à ton
extrême voracité, et que, passant de mode, ton
âge ne te permit plus de te livrer à une
exécrable prostitution, on te vit, emporté par
les mouvements les plus déréglés,
essayer sur autrui ce que tu n'avais pas jugé
déshonorant sur toi. Il n'est point facile,
pères conscrits, de décider si de pareilles
infamies ont augmenté ou diminué sa fortune.
Son père était vivant encore, quand il eut la
bassesse de mettre sa maison en vente ; il la vendit, et l'on
ne peut douter qu'il n'ait hâté sa mort,
puisque, sans attendre qu'il eût fermé les yeux
à la lumière, il disposait de tout en
héritier. Et il ne rougit pas de me demander qui
habite la maison de P. Crassus, lui qui ne pourrait pas dire
qui habite celle de son père ! Mais, s'il a failli,
dira-t-on, il faut en accuser l'inexpérience de sa
jeunesse ; il s'est sans doute corrigé dans la suite.
Nullement, car il se jeta dans la société du
sacrilège Nigidius, et, traduit deux fois en justice,
il courut le plus grand danger ; toutefois il s'en tira si
mal, que ses juges parurent plutôt coupables que lui ne
parut innocent. Parvenu au premier degré des honneurs
en obtenant la questure, il fut ensuite admis dans le
sénat ; mais il ne tarda pas à mépriser
une dignité dont pouvait être revêtu
l'homme le plus vil, puisqu'elle lui avait été
donnée. Aussi, dès qu'il fut devenu l'opprobre
de toutes les mères, craignant que ses
déportements vous restassent inconnus, il eut l'audace
de vous confesser un adultère, et votre aspect ne le
fit pas même rougir. Tu peux vivre comme il te
plaît, Salluste, et faire tout ce que tu voudras ; mais
qu'il te suffise de n'avoir que toi seul pour complice de tes
crimes, et ne nous fais pas un reproche de notre insouciance
et de notre léthargie. Quelque attentifs que nous
soyons à veiller sur la chasteté de nos
épouses, nous ne le sommes point encore assez pour que
tu ne puisses nous surprendre ; toutes nos précautions
cèdent devant ton audace : qui pourrait, en effet,
retenir celui qui n'a pas eu honte de confesser en plein
sénat un adultère ?
VI. Si, dédaignant de te répondre sur ce qui me
concerne, je me bornais à lire devant le monde cette
sentence si flétrissante que rendirent si
légalement contre toi App. Claudius et L. Pison, ces
deux censeurs, les plus intègres de tous les hommes,
ne te semblerait-il pas que je veux imprimer sur ton front
des taches que, dans tout le reste de ta vie, tu ne
parviendras pointa effacer ! Après ton exclusion du
sénat, on ne t'a plus revu ; sans doute tu
t'étais réfugié dans ce camp où
avait reflué toute la sentine de la république.
Mais ce Salluste qui, pendant la paix, ne sut point conserver
sa place au sénat, parvint, lorsque la
république, asservie par les armes, vit les bannis
reparaître en vainqueurs, à y arriver
après une nouvelle questure. Durant l'exercice de cet
emploi, tout ce qui pouvait trouver un acheteur était
vénal pour lui ; tout lui paraissait juste et
légitime, pourvu que tout allât au gré de
ses désirs.
Ses déprédations furent telles, que l'on aurait
pu croire qu'il n'avait accepté cette magistrature que
comme un butin fait sur nos ennemis. Sa questure
achevée, il donna les gages les moins
équivoques à ceux avec lesquels une parfaite
conformité de moeurs l'avait uni : dès lors on
ne douta plus qu'il ne fît partie de leur infâme
bande. Au surplus, il était bien digne de figurer au
milieu de ce repaire, où s'était
précipité par torrents tout ce qu'il y avait de
débauchés, de bateleurs, de parricides, de
sacrilèges, de banqueroutiers dans Rome, dans les
villes municipales, dans les colonies, dans toute l'Italie ;
gens perdus et sans crédit, qui, dans les camps,
n'étaient propres à rien, si ce n'est à
y introduire une extrême licence et la rage des
innovations.
VII. Mais, quand il eut été nommé
préteur, il se conduisit sans doute avec
intégrité, avec modération ? Point du
tout : lorsqu'il eut obtenu le gouvernement de l'Afrique
intérieure, ne l'a-t-il pas tellement
dévastée, que nos alliés, s'ils eussent
été en guerre avec nous, n'auraient rien eu de
pire à supporter que ce qu'ils
éprouvèrent au sein de la paix ? Il soutira de
ce pays tout l'argent qu'il put emporter, soit en se servant
de noms empruntés, soit en remplissant ses vaisseaux.
Enfin, pères conscrits, il pilla autant qu'il voulut,
et, pour ne pas être mis en jugement, il composa avec
César et lui donna douze cent mille sesterces. Si ce
que j'avance est faux, hâte-toi de nous dire comment,
toi qui ne pus pas racheter la maison de ton père,
devenu tout à coup et par enchantement le plus
fortuné des hommes, tu as acquis de somptueux jardins,
la villa de César à Tibur, et tes autres
domaines. Et tu as l'effronterie de me demander pourquoi j'ai
la maison de Crassus, toi qui possèdes l'antique villa
dont César était tout récemment le
maître ! Mais, après avoir non pas mangé,
mais dévoré ton patrimoine, comment, en un clin
d'oeil, te trouves-tu si riche et si puissant ? Qui t'aurait
fait son héritier, toi que nul ne voudrait avouer pour
son ami, à moins qu'il ne fût ton pareil ?
VIII. Mais ce sont peut-être les belles actions de tes
ancêtres qui t'enflent le coeur : soit que tu leur
ressembles, soit qu'ils t'aient ressemblé, on ne peut
rien ajouter à la scélératesse, à
la perversité de chacun de vous tous. Ce sont
peut-être encore les dignités dont tu as
été revêtu qui t'ont fait si insolent :
penses-tu donc, Salluste, qu'il y ait autant de gloire
d'avoir été deux fois sénateur et deux
fois questeur, qu'il y en a d'avoir été deux
fois consul et deux fois triomphateur ? L'accusateur doit
être à l'abri de tout reproche, et celui dont la
vérité peut blesser les oreilles doit garder le
silence. Mais toi, le parasite de toutes les tables, toi qui,
dans ta jeunesse, fus le mignon de toutes les ruelles, et qui
te fis ensuite un jeu de l'adultère, tu es la honte de
tous les ordres, et ton nom seul rappelle toutes nos
discordes civiles. Quoi de plus humiliant pour nous que de te
voir dans ceite auguste enceinte ? Cesse donc de lancer les
traits de ta langue envenimée sur les bons citoyens ;
renonce à ta manie de médire ; ne juge plus de
nos moeurs par les tiennes : avec de telles moeurs tu ne peux
te faire un seul ami, et tu ne parais chercher que des
ennemis.
Je m'arrête, pères conscrits, car j'ai souvent
remarqué qu'en dévoilant les turpitudes
d'autrui on fatigue bien moins ceux qui les ont commises que
ceux qui les écoutent. En définitive, j'ai cru
devoir dire, non tout ce que Salluste méritait
d'entendre, mais ce que je pouvais dire sans violer les
bienséances.