PrologueScène 2

Une chambre élégante, sur le modèle de la maison du Faune à Pompéi. A gauche au premier plan , dans un enfoncement voûté, les dieux lares ; devant les dieux, un petit autel ; un lit de repos en bronze, plusieurs meubles de forme antique. Une porte s'ouvrant au fond sur l'impluvium ; deux portes latérales.


Scène 1
JUNIA, priant à l'autel de ses dieux

Pénates familiers, divinités rustiques,
Qui veillez au bonheur des foyers domestiques,
Qui, protecteurs du champ, gardiens de la maison,
Les défendez du vol et de la traliison,
Si j'ai, chaque matin, pour couronner vos têtes,
Tressé fidèlement l'ache et les violettes,
Et si j'ai, chaque automne, offert sur vos autels
Les plus beaux de mes fruits, ô mes dieux paternels !
Daignez vous souvenir de ma piété sainte
Et redoubler de soins autour de cette enceinte ;
Car, d'une longue absence interrompant le deuil,
Aujourd'hui ma Stella doit en franchir le seuil.
Vous vous souvenez bien de cette enfant rebelle ?
N'est-ce pas que déjà, vous la trouviez bien belle,
Avec son doux sourire, avec son front si pur,
Et ses yeux qui du ciel réfléchissaient l'azur,
Et ses cheveux noyant son épaule adorée,
Et soulevés au vent comme une onde dorée ?
Eh bien, c'est cette enfant, grande et plus belle encor,
Cet espoir de mon coeur, ce précieux trésor,
Qu'agitée aujourd'hui d'une vague chimère,
Vous confie en tremblant la terreur d'une mère.

(Phoebé paraît à la porte, conduisant Stella et Aquila ; elle veut s'avancer vers Junia ; mais Stella la retient et descend doucement la scène avec Aquila, de manière à se trouver derrière sa mère.)

Si vous la gardez bien, votre culte en ces lieux
Egalera pour moi le culte des grands dieux !
Alors à votre autel, outre les donatiques,
Outre l'orge et le miel, ô mes dieux domestiques,
Je verserai le vin le plus pur du cellier,
Je vous immolerai tous les mois un bélier ;
Et, lorsque, accomplissant le cercle de l'année,
Avril ramènera la joyeuse journée
Où Lucine permit qu'ouvrit son oeil au jour
Cette fille, doux fruit d'un chaste et tendre amour,
Pour fêter sa naissance, une blanche génisse,
O mes dieux ! vous sera conduite en sacrifice !
Mais bien vite d'abord ramenez ma Stella,
Car j'ai soif de la voir...


Scène 2
JUNIA, STELLA, AQUILA

STELLA
          Ma mère !... me voilà !

JUNIA, se jetant dans ses bras
Ma Stella, mon enfant, ma fille... Oh ! oui, c'est elle !
(Lui prenant les mains et la regardant.)
Oh ! laisse-moi te voir... Comme elle est grande et belle !

STELLA
Ma mère !

JUNIA
          Laisse moi toucher tes longs cheveux.
Veux-tu que je t'embrasse encor ?

STELLA
          Si je le veux !
Toujours, toujours...

JUNIA
          Enfant !... oh ! que je suis heureuse !

STELLA
Et moi donc !... N'est-ce pas que l'absence est affreuse ?
Dis!

JUNIA
          Ne m'en parle plus, j'ai retrouvé mon bien.

STELLA, montrant Aquila à sa mère
Et lui, ma mère, et lui, ne lui dis-tu donc rien ?

JUNIA, tendant la main au jeune homme
Si !... sois le bienvenu, fils aîné de mon frère.

AQUILA, s'inclinant
O noble Junia !

JUNIA
          Nomme-moi donc ta mère !

AQUILA
Ma mère, que ce nom m'est doux à prononcer !

JUNIA
Mon fils ne vient-il pas à son tour m'embrasser ?
(A demi-voix en le retenant dans ses bras et lui montrant sa fille.)
Aquila, suis-je donc aveugle en ma tendresse,
Et n'est-elle point belle ?

AQUILA
          Oh ! comme une déesse !

JUNIA
Ma fille, un bon génie a protégé tes jours.

STELLA, lui montrant Aquila
Ce bon génie est là, les protégeant toujours.
Oh ! si tu l'avais vu, pendant ce long voyage,
Conduisant ma litière, écartant du passage
L'obstacle, quel qu'il fût, sur mon chemin placé !

JUNIA
Il faisait son devoir de tendre fiancé,
Et sa crainte veillait, prévoyante et jalouse,
Un peu sur mon enfant, beaucoup sur son épouse.
Ah ! voilà que ce mot te fait rougir... Allons,
C'est bien, n'en parlons plus ; asseyons-nous, parlons
D'autrefois.

STELLA, s'asseyant
          C'est ma place...

JUNIA
                    Oui, ta place chérie...
Attends.
(Lui montrant un ouvrage d'aiguille commencé.)
          Reconnais-tu ?

STELLA
                    Quoi ?

JUNIA
                              Cette broderie ?

STELLA
Ce voile que pour toi...

JUNIA
          Vois, il a demeuré
Cinq ans interrompu. :

STELLA
          Je te le finirai.

JUNIA
As-tu bien reconnu toute notre famille ?
Notre vieille Gèta, qui t'appelait sa fille,
Cette bonne Phoebé, que tu nommais ta soeur,
Et le chien peint au mur qui te faisait tant peur ?
Mais je parle toujours, vois-tu, c'est du délire...
A toi !... Tu dois avoir cent choses à me dire...
Je t'écoute, voyons.

STELLA
          Oui, ma mère, j'ai là
Un grand secret.

JUNIA
          Vraiment !... un secret, ma Stella !
Parle donc.

STELLA
          Et d'abord, ô ma mère chérie,
Mon nom n'est plus Stella, je m'appelle Marie.

JUNIA
Que dis-tu là, ma fille, et d'où vient que le nom
Que je t'avais choisi n'est plus le tien ?

STELLA, joignant les mains
Pardon !

JUNIA
          Marie !

STELLA, avec religion
                    Oh ! c'est le nom d'une vierge sacrée.

JUNIA
Mais l'autre était celui...

STELLA, l'interrompant
          Qu'une mère adorée
Me donna, je le sais ; à ce titre, je veux
Le conserver aussi ; laisse-les-moi tous deux.

JUNIA
Mais d'où vient ?

STELLA
          Le voici : cette tante si bonne,
La mère d'Aquila, possédait à Narbonne
Une maison d'hiver ; mais elle avait, de plus,
Dans ces champs appelés les champs de Marius,
Une villa d'été s'élevant sur la plage :
De grands pins la couvraient de fraîcheur et d'ombrage,
Silencieux le jour, mais qui, le soir venu,
Parlaient avec la mer un langage inconnu ;
Et moi, je me plaisais, quand de sa fraîche haleine
La nuit assombrissait au loin l'humide plaine,
A venir lentement au rivage m'asseoir,
Et, me penchant alors sur l'immense miroir,
J'écoutais cette voix solennelle et sauvage
Dont j'espérais toujours comprendre le langage ;
Puis, quand j'avais cherché longtemps, mon coeur, jaloux,
Rappelant mon esprit à des pensers plus doux,
J'interrogeais tout bas cette onde intelligente
Qui roule de Sagonte au golfe d'Agrigente,
Et je lui demandais si, passant à Baïa,
Ses flots n'avaient point vu ma mère Junia !...

JUNIA
Chère enfant !

STELLA
          Une nuit qu'en cette solitude
J'étais restée encor plus tard que d'habitude...

JUNIA
Comment t'exposais-tu seule ainsi, ma Stella ?

AQUILA, souriant
O ma mère, jamais je n'étais loin !

STELLA, continuant
          Voilà
Que je vois s'avancer, sans pilote et sans rames,
Une barque portant deux hommes et deux femmes,
Et, spectacle inouï qui me ravit encor,
Tous quatre avaient au front une auréole d'or
D'où partaient des rayons de si vive lumière,
Que je fus obligée à baisser la paupière ;
Et, lorsque je rouvris les yeux avec effroi
Les voyageurs divins étaient auprès de moi.
Un jour, de chacun d'eux, et dans toute sa gloire,
Je te raconterai la merveilleuse histoire,
Et tu l'adoreras, j'espère ; en ce moment,
Ma mère, il te suffit de savoir seulement
Que tous quatre venaient du fond de la Syrie :
Un édit les avait bannis de leur patrie,
Et, se faisant bourreaux, des hommes irrités,
Sans avirons, sans eau, sans pain et garrottés,
Sur une frêle barque échouée au rivage,
Les avaient à la mer poussés dans un orage.
Mais à peine l'esquif eut-il touché les flots,
Qu'au cantique chanté par les saints matelots,
L'ouragan replia ses ailes frémissantes,
Que la mer aplanit ses vagues mugissantes,
Et qu'un soleil plus pur, reparaissant aux cieux,
Enveloppa l'esquif d'un cercle radieux !...

JUNIA
Mais c'était un prodige.

STELLA
          Un miracle, ma mère !
Leurs fers tombèrent seuls, l'eau cessa d'être amère,
Et deux fois chaque jour le bateau fut couvert
D'une manne pareille à celle du désert.
C'est ainsi que, poussés par une main céleste
Je les vis aborder.

JUNIA
          Oh ! dis vite le reste !

STELLA
A l'aube, trois d'entre eux quittèrent la maison :
Marthe prit le chemin qui mène à Tarascon,
Lazare et Maximin celui de Massilie ;
Et celle qui resta, c'était la plus jolie,
Nous faisant appeler vers le milieu du jour,
Demanda si les monts ou les bois d'alentour
Cachaient quelque retraite inconnue et profonde
Qui la pût séparer à tout jamais du monde.
Aquila se souvint qu'il avait pénétré
Dans un antre sauvage et de tous ignoré,
Grotte creusée aux flancs de ces Alpes sublimes
Où l'aigle fait son aire au-dessus des abîmes.
Il offrit cet asile, et, dès le lendemain,
Tous deux, pour l'y guider, nous étions en chemin.
Le soir du second jour, nous touchâmes la base.
Là, tombant à genoux dans une sainte extase,
Elle pria longtemps ; puis vers l'antre inconnu,
Dénouant sa chaussure, elle marcha pied nu,
Nos prières, nos cris restèrent sans réponses :
Au milieu des cailloux, des épines, des ronces,
Nous la vîmes monter, un bâton à la main,
Et ce n'est qu'arrivée au terme du chemin,
Qu'enfin elle tomba sans force et sans haleine...

JUNIA
Comment la nommait-on, ma fille ?

STELLA
          Madeleine,
Ma mère ! Cette femme, insensible aux douleurs,
Avait pourtant, parmi les parfums et les fleurs,
Au sein des voluptés par le ciel condamnées,
Dissipé le trésor de ses jeunes années.
Mais dans ses faux plaisirs le malheur apparut :
Son frère bien-aimé, malgré ses soins, mourut.
Pour la première fois, la prière à la bouche,
Elle veillait auprès de la funèbre couche,
Pleurant et gémissant, lorsqu'elle apprit soudain,
D'un homme nommé Jean, qui venait du Jourdain,
Qu'allait bientôt passer, allant à Samarie,
Celui qu'on appelait Jésus, fils de Marie,
Prophète vénéré, que le peuple, en tout lieu,
Suivait avec amour, en criant : «Gloire à Dieu !»
Car cet homme, puissant à briser les obstacles,
Comptait depuis longtemps sesjours par des miracles.
Madeleine était faible : elle alla vers le port,
Et, tombant à genoux, cria : «Mon frère est mort !...
Mort!... et, si cependant vous vouliez, sa paupière,
Quoique close à jamais, reverrait la lumière ;
Car votre voix commande aux mers, aux aquilons,
A la vie, à la mort !...» Jésus lui dit :
«Allons». Ils vinrent ; ô douleur ! déjà des mains fidèles
Avaient enseveli les dépouilles mortelles.
Madeleine, en pleurant, tendit au ciel les bras !
Mais le Sauveur lui dit : «Femme, ne pleure pas».
Et, marchant aussitôt vers le sépulcre avare
Où pour l'éternité s'était couché Lazare,
Jésus, devant le peuple immobile d'effroi,
Dit, étendant la main : «Lazare, lève-toi !...»
A peine eut retenti cette voix tutélaire,
Que, brisant de son front le marbre tumulaire,
Lazare, obéissant au cri qui l'appela,
Se dressa dans sa tombe, en disant : «Me voilà».
Alors, à ce spectacle, éperdue, hors d'haleine
Joyeuse et repentante à la fois, Madeleine
Courut vers sa maison, et, prenant au hasard
Un vase précieux plein de baume et de nard,
Elle le versa tout aux genoux du prophète ;
Puis, jusque dans la poudre humiliant sa tête,
En murmurant tout bas de pénibles aveux,
Elle essuya ses pieds avec ses beaux cheveux...
Mais, prenant en pitié cette grande détresse,
Le Sauveur releva la sainte pécheresse,
Disant : «Il te sera par un Dieu désarmé
Beaucoup remis, ô femme, ayant beaucoup aimé...»

JUNIA
Sans doute on éleva des autels à cet homme ?

STELLA
Ma mère, il fut traîné chez le préteur de Rome ;
Car il disait tout haut que le faible et le fort
Sont égaux devant Dieu comme devant la mort ;
Et, lorsqu'il ne pouvait, par d'ouvertes paroles,
Exprimer sa pensée, alors, ses paraboles
Poursuivaient les puissants... Les puissants eurent peur !
Ils dirent que c'était un prophète trompeur !
Sa mort fut résolue, et, sur leur insistance,
Un juge se trouva qui rendit la sentence.
Mais aux regards des Juifs, au Calvaire assemblés,
Tandis que les bourreaux, par la haine aveuglés,
Croyaient clouer ses bras contre une croix immonde,
Ma mère ! ils étendaient ses deux mains sur le monde...
Voilà l'homme divin dont j'ai reçu la loi.
(Se mettant à genoux.)
Si j'ai failli, ma mère, alors pardonne-moi.

JUNIA
Sa loi ne défend pas que l'on aime sa mère ?

STELLA
Elle en fait un devoir et pieux et sévère.

JUNIA
Toute loi qui prescrit le respect et l'amour
Pour ceux à qui l'on doit la lumière du jour,
O ma fille, crois-moi, c'est une loi de l'âme.
Ton culte n'a donc rien que je redoute ou blâme,
Et notre Panthéon est assez spacieux
Pour recevoir un dieu de plus parmi nos dieux !
Sans doute que mon fils a la même croyance ?

AQUILA
Non, ma mère.

JUNIA
          Et pourquoi ?

STELLA, souriant
                    C'est que, dans ma science,
Etant mal assurée encor, je n'ose point,
O ma mère, presser Aquila sur ce point ;
Car ce n'est qu'en partant que j'ai senti moi-même
Couler sur mes cheveux l'eau sainte du baptême.
Son tour viendra sans doute ; en ma foi je l'attends ;
Et Dieu m'inspirera quand il en sera temps.

(Phoebé entre.)

JUNIA
Que nous veux-tu, Phoebé ?

PHOEBE
          Maîtresse, à notre porte
D'hommes et de chevaux s'arrête une cohorte.

JUNIA, se levant
Quelque noble romain, qui nous vient par hasard
Saluer en passant.

AQUILA, qui a regardé
          Ma mère, c'est César !...

STELLA
Oh ! je sors!

JUNIA
          Et pourquoi, Stella ? C'est presque un frère.

STELLA
Mais on le dit méchant ?

JUNIA
          Non.

STELLA
                    N'importe, ma mère.

JUNIA
Pour moi, je ne puis croire à cette cruauté.

AQUILA
Vous l'avez nourri, vous.

STELLA
          Il vient de ce côté.

JUNIA
Allez donc, mes enfants.

(Aquila et Stella sortent.)


Scène 3
JUNIA, CALIGULA, AFRANIUS

JUNIA, de la porte du fond
          Jupiter m'est propice :
César dans ma maison !

CALIGULA
          Oui, moi-même, nourrice.
Je venais à Pouzzole, et, si près de Baïa,
J'ai voulu saluer ma mère Junia ;
Depuis plus de six mois, je ne l'avais pas vue.

JUNIA
C'est un dieu qui me fait cette joie imprévue.
Mais oserai-je encor appeler mon enfant
Celui que je revois vainqueur et triomphant ?

CALIGULA, s'appuyant sur le lit de repos
Tu sais donc mes combats chez ces peuples farouches ?

JUNIA
César, la Renommée a-t-elle pas cent bouches ?

CALIGULA
Tu me flattes aussi !

JUNIA
Je dis la vérité.

CALIGULA, s'étendant sur le lit
Tiens, nourrice, tais-toi, tu m'as toujours gâté.

JUNIA
Nous avons eu grand'peur : le maître du tonnerre,
Jaloux, dit-on, du dieu qui règne sur la terre,
L'a voulu détrôner... Juge de nos transports.

CALIGULA
Oui, comme Thésée, oui, j'ai vu les sombres bords,
Et déjà le rocher de l'Achéron avide
M'appelait à grand cris... Mais voilà mon Alcide :
Aux portes du Ténare il m'est venu chercher !
Tu sais son voeu ?

JUNIA
          Je sais qu'il est un nom bien cher,
Que Rome, avec un cri de piété profonde,
A dit à la province, et la province au monde ;
Un nom qui fait pâlir celui de Curtius ;
Et ce nom, c'est celui du noble Afranius.
Du salut de son fils la mère te rend grâce.

AFRANIUS
J'ai fait ce que tout autre aurait fait à ma place.
Je n'avais pas, d'ailleurs, un grand risque à courir,
César est dieu ! César ne pouvait pas mourir !

CALIGULA
N'importe, tant de dieux ont visité Cerbère,
Du divin Romulus jusqu'au divin Tibère,
Qu'avant de prononcer un voeu si hasardé,
Tout autre eût à deux fois peut-être regardé !

JUNIA, montrant à Caligula Phoebé, qui apporte sur un plateau du vin et des fruits
César me fera-t-il cette faveur insigne
De boire de ce vin récolté dans ma vigne,
De manger de ces fruits cueillis dans mon jardin ?

CALIGULA
Oui ; mais il me semblait qu'une plus noble main
D'échanson près de moi devait remplir l'office.

JUNIA, prenant l'amphore
C'est juste !

CALIGULA, l'arrêtant
          Que fais-tu ?

JUNIA
                    Je te sers.

CALIGULA
                              Toi, nourrice !

JUNIA
Mon fils me voudrait-il ravir cette douceur ?

CALIGULA
J'aurais cru que c'était un devoir pour ma soeur
De verser, quand je viens visiter notre mère,
Le vin hospitalier dans la coupe d'un frère...

JUNIA
Ah ! tu sais donc qu'elle est de retour en ce lieu ?

AFRANIUS
César sait-il pas tout ?... César n'est-il pas dieu ?

JUNIA
Phoebé va nous chercher Stella.
(Phoebé sort.)
          Depuis une heure
A peine elle a touché le seuil de ma demeure,
Et ce jour, mes enfants, qui voit vos deux retours,
Est un jour bien heureux parmi mes heureux jours.
Tiens, la voilà qui vient ; regarde, qu'elle est belle !

CALIGULA
Et qui est celui-là qui s'approche avec elle ?

JUNIA
C'est notre fiancé.


Scène 4
Les Mêmes, AQUILA, STELLA

STELLA, s'agenouillant
          Te protègent les dieux,
Divin César !

AQUILA, s'inclinant
          Salut, empereur radieux !

AFRANIUS, bas, à Caligula
Eh bien, t'ai-je trompé ?

CALIGULA
          Non, par ma soeur Drusille !
(A Junia.)
Comment as-tu donc pu d'une pareille fille
Te séparer cinq ans ? Sans doute, il t'a fallu,
A toi, si tendre mère, un motif absolu.
Raconte-moi cela, ma soeur ?

STELLA
          Jamais ma mère
Ne m'a dit la raison de cette absence amère ;
Un jour, je l'ai quittée, et depuis ce jour-là,
J'ai bien pleuré ; c'est tout ce que je sais...

JUNIA, appelant sa fille
Stella !

CALIGULA, souriant
          Voilà, par Jupiter! des mystères étranges.

JUNIA
Stella, va nous cueillir les plus belles oranges
Que tu pourras trouver.

CALIGULA
          Tu pars ?

JUNIA
                    Pour un moment. Va, ma fille.
(Stella sort.)
          César, tu veux savoir comment
J'ai pu me séparer de cette fleur chérie ?
C'était de crainte, hélas! qu'elle ne fût flétrie ;
Souviens-toi de Tibère et de ses derniers jours,
Lorsque, pour réchauffer ses débiles amours,
Le vieux bouc de Caprée, au sein de nos familles,
Par de vils affranchis faisait voler nos filles :
Pouvais-je, dans ces temps de misère et d'effroi,
Garder imprudemment ta soeur auprès de moi,
Afin que, quelque soir, une barque furtive
M'enlevât mon enfant errante sur la rive,
Et qu'un flot me rendît son cadavre plus tard
Tout meurtri des baisers de l'infâme vieillard ?...
Mais, de pareils sonpçons n'étant plus alarmée,
J'ai rappelé vers moi mon enfant bien-aimée ;
Car, en cas de danger, maintenant elle aurait
Un frère tout-puissant qui la protégerait...
N'est-ce pas ?

AQUILA
          Un Gaulois s'en remet à lui-même
Du soin de protéger la maîtresse qu'il aime ;
Et, sans l'aide d'aucun, j'espère parvenir
A garder le trésor qui doit m'appartenir.

JUNIA, effrayée
César pardonnera ces paroles altières.

CALIGULA
Oh ! de mes vieux Gaulois je connais les manières ;
J'aime leur parler rude : ainsi rassure-toi.
Puis ton gendre, d'ailleurs, est un frère pour moi,
O femme ! laisse donc, toute à tes soins vulgaires,
Les hommes discourir de chasses et de guerres !

(Junia sort. Caligula, se retournant vers Aquila.)

Eh bien, mon jeune brenn, quand l'orage en courroux,
Avec sa forte voix gronde au-dessus de nous,
A courber notre front pouvons-nous nous résoudre,
Ou croisons-nous toujours nos traits avec la foudre ?

AQUILA
Toujours.

CALIGULA
          Et, quand la mer, gigantesque lion,
Terrible et rugissante en sa rébellion,
Franchit de nos rochers la barrière sauvage
Et de flots insensés couvre notre rivage,
Pour punir ses clameurs et repousser ses flots
Lui lançons-nous toujours nos hardis javelots ?

AQUILA
Toujours.

CALIGULA
          Et, si jamais un second Alexandre,
Phénix macédonien renaissant de sa cendre,
Vous demandait encor quel danger pour vos jours
Peut vous faire trembler, lui diriez-vous toujours
Que vous ne craignez rien, impassibles athlètes,
Si ce n'est que le ciel ne tombe sur vos têtes ?

AQUILA
Toujours.

CALIGULA
          Et voilà l'arc à nos mains familier,
Les traits dont nous perçons l'ours et le sanglier,
Alors que nous chassons parmi nos bois antiques ?

AQUILA
Hélas ! nous n'avons plus nos forêts druidiques !...
J'étais encore enfant, quand un jour sont venus
D'un pays ignoré des faucheurs inconnus,
Dont les profanes mains, changeant nos bois en plaines,
Ont comme des épis moissonné nos vieux chênes.
Ils venaient, envoyés par un maître odieux,
Renverser nos autels et proscrire nos dieux ;
Et leur haine, fertile en funestes exemples,
Abattit les forêts qui leur servaient de temples !
Depuis ce moment-là, non, César, hélas ! non,
Il n'est plus de chasseur qui mérite ce nom ;
Car ce n'est point chasser qu'à quelque daim timide,
De loin, traîtreusement, lancer un trait perfide,
Ou que frapper d'en bas l'aigle dont l'oeil vermeil
Ne pouvait pas nous voir, regardant le soleil.

CALIGULA
Pourtant de cette chasse, aujourd'hui méprisée,
Ton adresse parfois s'est sans doute amusée,
Et ton habile main sûrement enverrait
La flèche droit au but où l'oeil la guiderait ?

AQUILA
Je crois assez souvent en avoir fait l'épreuve
Pour en être certain.

CALIGULA
          Donne-m'en donc la preuve.

AQUILA, allant à la porte
César, ne vois-tu pas là-haut, comme un point blanc,
Ce cygne épouvanté que poursuit un milan ?
Lequel des deux veux-tu qu'en sa course j'empêche ?

CALIGULA
De si loin ?

AQUILA
          Hâte-toi.

CALIGULA
                    Le milan.

AQUILA, visant et tirant
                              Suis la flèche.

CALIGULA
Par Castor ! le voilà qui tombe en tournoyant.
Un tel coup ne se peut croire qu'en le voyant.
Va le chercher.

AQUILA
          J'y vais.

(Il sort.)


Scène 5
CALIGULA, AFRANIUS

CALIGULA, redescendant vivement la scène
                    Nous voilà seuls! Ecoute.
Dès demain, entends-tu, dès demain, quoi qu'il coûte
Il me faut cette enfant.

AFRANIUS
          Bien, César, tu l'auras.
Et le Gaulois ?

CALIGULA
          Fais-en tout ce que voudras.


Scène 6
Les Mêmes, STELLA, JUNIA, puis AQUILA

STELLA, apportant une corbeille de fruits
César, en ce moment, nos vergers sont arides.

CALIGULA, montrant les oranges
Mais voilà les fruits d'or du champ des Hespérides.

JUNIA
Ce champ par le dragon, hélas ! est mal gardé.

AQUILA, entrant et jetant aux pieds de César le milan percé d'une flèche
Tiens, voilà le milan que tu m'as demandé.

CALIGULA
C'est bien.
(Prenant la coupe.)
          Verse, ma mère. A tes amours, jeune homme !
(Il boit une partie du vin, et passe la coupe à Aquila.)

AQUILA
Merci, César. (Il boit.)

STELLA, offrant la corbeille
          Un fruit ?

CALIGULA
                    Oui, je prends cette pomme ;
Mais, pareil au berger dont Vénus fit un dieu,
Ce n'est que pour la rendre à la plus belle... Adieu !

JUNIA
Adieu, consul ! Adieu, mon noble fils ! j'espère
Que nous te reverrons à Baïa.

CALIGULA
          Oui, ma mère.

AQUILA
Salut, César.

STELLA
          Salut.

(Il commence à faire nuit.)


Scène 7
Les Mêmes, hors CALIGULA et AFRANIUS

JUNIA
                    Eh bien, pour l'empereur,
Enfant, conserves-tu toujours même terreur ?

STELLA
Non, ma mère ; César paraît bon, César t'aime,
Comment pourrais-je donc ne pas l'aimer moi-même?

JUNIA
Et toi, mon fils ?

AQUILA
          César a respecté nos lois,
César n'a jamais fait aucun mal aux Gaulois ;
Les dieux gardent César de douleur et de peine !...

JUNIA
Bien !... Mon fils a, je crois, droit de cité romaine ?

AQUILA
Je suis né sous le droit latin ; mais, dès longtemps,
Ayant rempli là-bas des emplois importants,
J'ai rang de citoyen.

JUNIA
          Tu sais qu'il est d'usage,
En ce cas, toute fois qu'on achève un voyage,
Chez le préteur urbain d'aller, le même jour,
Pour faire constater arrivée ou retour :
Le préteur Lentulus non loin d'ici demeure...
Pour cette course, à peine il faut le quart d'une heure,
Allez donc, mes enfants... Revenez aussitôt.

AQUILA
Sois tranquille, ma mère.

JUNIA, embrassant sa fille
          Au revoir.

STELLA
                    A bientôt.


Scène 8
JUNIA, PHOEBE, entrant et allumant un grand candélabre de bronze

JUNIA
Phoebé !

PHOEBE
          Maîtresse ?

JUNIA
                    Viens. As-tu, selon mon ordre,
De ce premier moment réparé le désordre ?

PHOEBE
Je l'ai fait.

JUNIA
          Les parfums ?

PHOEBE
                    Attendent préparés.

JUNIA
L'officine des bains ?

PHOEBE
          Chauffe, et, quand vous voudrez,
Sans crainte de retard, vous pourrez vous y rendre.

JUNIA, frissonnant
Phoebé !...

PHOEBE
          Quoi ?

JUNIA
                    N'as-tu pas ?...
(Ecoutant.)
                              Rien !... Je croyais entendre
Comme des cris... Dis-moi, la chambre de Stella...
Est-elle ?... Ecoute donc !

PHOEBE
          De quel côté ?

JUNIA, étendant la main du côté où sont sortis ses enfants
                    Par là.

PHOEBE
Rien.

JUNIA
          Non... As-tu choisi sa chambre bien-aimée,
Et dans les lampes d'or versé l'huile embaumée ?

PHOEBE
Oui, moi-même.

AQUILA, dans le lointain
          Ma mère !

JUNIA
          Ah ! cette fois, j'y cours !
Une plaintive voix appelle du secours ;
Tu vois, ce n'était pas une vaine chimère.

AQUILA, plus rapproché
Ma mère !

JUNIA, se précipitant vers la porte
          C'est la voix d'Aquila ! Viens !


Scène 9
Les Mêmes, AQUILA, puis le Préteur urbain, PROTOGENE, deux Témoins, deux Licteurs

AQUILA, l'épée à la main, les habits en désordre et pleins de sang, s'élançant en scène et rencontrant Junia à la porte
                    Ma mère!

JUNIA, reculant épouvantée
Qu'as-tu fait de Stella ?

AQUILA, étouffant
          Des brigands...

JUNIA
                    Honte à toi !
Tu l'as mal défendue.

AQUILA, lui montrant ses blessures
          Oh ! mais regarde-moi !

JUNIA
Du sang!

AQUILA, vivement
          Le mien.

JUNIA
                    Blessé ?

AQUILA
                              Qu'importe !

JUNIA
                                        Mais ma fille ?

AQUILA
Ils étaient dix !... Ecoute, assemble ta famille ;
Armons tout et courons... Oh ! je les rejoindrai,
Ma mère, et, par le ciel ! oui, je te la rendrai.

JUNIA, égarée
Oui, tu l'as dit ; c'est bien, qu'on s'arme et qu'on s'apprête,
Esclaves, serviteurs, et courons tous...

(Le Préteur urbain, Protogène et les deux Témoins paraissent à la porte. Ils sont suivis de Licteurs.)

LE PRETEUR
          Arrête !

JUNIA
Que veux-tu ?

AQUILA
          C'est encor quelque autre trahison.

JUNIA
A moi, mes serviteurs !

LE PRETEUR
          Silence ! En ta maison
Tu viens de recevoir, aujourd'hui même, femme,
Un esclave gaulois que son maître réclame.

JUNIA
Tu te trompes.

LE PRETEUR
          Assez.

JUNIA
                    Nul fugitif...

LE PRETEUR, appelant
                              Holà !

JUNIA
N'est venu, je te dis.

PROTOGENE, s'avançant et montrant Aquila
          Tu mens, car le voilà.

AQUILA
Esclave, moi ?

PROTOGENE
          Toi !

AQUILA
                    Moi ?

PROTOGENE
                              M'oses-tu méconnaître...
Moi, ton maître ?

AQUILA
          Toi ? toi ?

PROTOGENE
                    Moi-même !

AQUILA
                              Toi, mon maître ?
Préteur, cet homme est fou !

PROTOGENE
          Préteur, j'ai mes témoins.

JUNIA
Mais c'est mon fils.

LE PRETEUR
          Silence !

JUNIA
                    Entendez-moi du moins !

LE PRETEUR, aux Témoins
Avancez.

AQUILA, les amenant violemment
          C'est cela, regardons-nous en face !
Me reconnaissez-vous ?

PREMIER TEMOIN
          Oui.

AQUILA
                    Vous dites ?

JUNIA
                              De grâce,
On te trompe, préteur, écoute... un seul moment !

AQUILA
Vous me reconnaissez, moi... moi ?

PREMIER TEMOIN
          Parfaitement.

LE PRETEUR, présentant aux Témoins deux pierres qu'il a ramassées dans la cour
Jurez.

PREMIER TEMOIN
          Par Jupiter, par le divin Auguste
Je jure dans tes mains que la demande est juste,
(Montrant Aquila.)
Et que je reconnais cet homme que voilà
(Montrant Protogène.)
Pour l'esclave acheté, payé par celui-là.
Si je mens, Jupiter loin de lui me rejette,
Ainsi que ce caillou que loin de moi je jette.
(Il jette la pierre derrière lui.)

LE PRETEUR, au deuxième Témoin
Fais-tu même serment ?

DEUXIEME TEMOIN
          Je le fais.

AQUILA, anéanti et laissant tomber son épée
                    Imposteurs !

LE PRETEUR
Tout est dit ; emmenez cet esclave, licteurs.

(Les Licteurs s'emparent d'Aquila, et tous sortent, excepté Junia.)


Scène 10
JUNIA, seule

Seule !... Aquila... Stella !... Seule ! oh ! le sort avide
A tout pris... La maison comme mon coeur est vide !
Et cela devant moi ! cela devant mes yeux !...
Au foyer domestique, à l'autel de mes dieux,
Encor tout couronnés des fleurs que j'ai tressées,
Quand je priais pour eux ! prières insensées !
(Marchant vers les dieux.)
Qui vous ôta la force ou qui vous aveugla,
Que vous n'avez pas vu ce qui s'est passé là ?
Ou bien que, l'ayant vu, pour les réduire en poudre,
Vous n'ayez pas sur eux fait descendre la foudre ?
En quels jours vivons-nous ? et nos temps odieux,
Changés pour les mortels, le sont-ils pour les dieux ?
O simulacres vains ! quand vous étiez d'argile,
Une mère pouvait vous confier sa fille ;
Dans sa virginité vous gardiez ce trésor.
(Portant la main sur eux.)
Mais, depuis qu'on vous fait d'airain, de marbre ou d'or,
Stériles défenseurs, égoïstes emblèmes,
Vous n'avez plus de soin qu'à vous garder vous-mêmes ;
Quand vient la trahison, vous détournez les yeux !
(Les brisant et les foulant aux pieds.)
Soyez anéantis ! vous êtes de faux dieux !


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