Acte I

  • Caligula
  • Claudius
  • Afranius
  • Cherea
  • Caius Lepidus
  • Annius Minucianus
  • Cornelius Sabinus
  • Protogène
  • Aquila
  • Bibulus
  • Apelle
  • Messaline
  • Stella
  • Julia
  • Le Préteur urbain
  • Un Licteur
  • Un Soldat
  • Un Affranchi
  • Un Garçon de bains
  • Chef de prétoriens
  • Un Soldat
  • Un Mendiant
  • Un Esclave
  • Heure du jour
  • Heure de la nuit
  • Sénateurs, flamines, clients, licteurs, soldats, esclaves, affranchis, etc.

Le prologue, à Rome. Le premier acte, à Baïa. Les deuxième, troisième, quatrière et cinquième actes, à Rome, an du Christ 41.


Une rue donnant sur le Forum. Au premier plan, à gauche, une boutique de barbier, avec ces mots écrits au-dessus de la porte : Bibulus, tonsor. Au deuxième plan, du même côté, la maison du consul Afranius, avec les deux haches pendues à la porte. Au deuxième plan, à droite, l'entrée d'un bain public, surmontée du Balnea. Au premier plan, une petite maison appartenant à Messaline. Au milieu du théâtre, la voie Sacrée, remontant la scène et passant au septième plan, derrière les temples de la Fortune et de Jupiter Tonnant. Au fond, la roche Tarpéienne.


Scène 1
PROTOGENE, deux Gardes et deux Esclaves, entrant par le troisième plan de droite, traversant la scène, et allant frapper à la porte du Barbier

PROTOGENE
Holà ! barbier, holà ! lève-toi.

UN DES GARDES
          Le pauvre homme
En est sans doute encor, maître, à son premier somme,
Et rêve en ce moment que Jupiter Stator
Pour enseigne lui fait don de sa barbe d'or.

PROTOGENE
Raison de plus, s'il fait un rêve sacrilège,
Pour l'éveiller ! Hola ! la porte.

UN DES GARDES, s'apprêtant à frapper du pommeau de son épée.
                    Enfoncerai-je ?

(Bibulus ouvre sa fenêtre.)

PROTOGENE
C'est heureux, à la fin ! Eh !

BIBULUS
          Que me voulez-vous ?

PROTOGENE
Au nom de l'empereur, à l'instant ouvrez-nous.

BIBULUS
Pardon, maître, on y va.

(Il referme sa fenêtre. Au même moment, la porte de Messaline s'ouvre, et une esclave nubienne y passe la tête et examine ceux qui sont dans la rue.)

PROTOGENE
          N'attendez pas qu'il sorte,
Et, dès qu'il paraîtra sur le seuil de sa porte,
Saisissez-le chacun par un bras.

LES DEUX GARDES, exécutant l'ordre.
          Viens ici.

BIBULUS
Maîtres ! au nom des dieux, que veut dire ceci ?
Pauvre, obscur, inconnu, de race populaire,
Je n'ai point de César encouru la colère ;
Maître, songez-y bien, cela ne se peut pas.

PROTOGENE
Le regard de César ne descend point si bas ;
Il porte au ciel un front radieux et superbe,
Et c'est à d'autres yeux à regarder sous l'herbe
Si quelque insecte impur, vainement épié,
Ne rampe pas vers lui pour le piquer au pié.

BIBULUS, vivement
Oui, César est un dieu ! Jupiter est son père,
Diane est son épouse, et chacun sait, j'espère,
Que jamais par un mot ma folle impiété
N'osa porter atteinte à sa divinité.
Je jure par César et par sa soeur Drusille
Que l'empereur n'a pas d'esclave plus docile
Que le pauvre barbier qui, courbé devant vous,
De sa bouche tremblante embrasse vos genoux.

PROTOGENE
Aussi n'est-ce pas toi qui dois craindre à cette heure.

BIBULUS, se relevant
Oh !

PROTOGENE
          Non ; mais on m'a dit, barbier, que ta demeure,
Toujours pleine de beaux qu'attirent tes talents,
Etait le rendez-vous de jeunes insolents
Dont la langue imprudente, en ses discours frivoles,
Critique de César les faits ou les paroles.

BIBULUS
Et qui donc oserait à Rome, sans terreur,
Parler imprudemment du divin empereur ?

PROTOGENE
Je ne sais ; mais malheur à qui prend tant d'audace !
Je vais dans ta maison m'établir à ta place ;
Je suis à mon souhait servi par le hasard :
N'est-ce pas aujourd'hui que triomphe César ?
En cette occasion, la foule, ce me semble,
Avide de spectacle, au Forum se rassemble ;
Autour du mille d'or, centre de l'univers,
Il se presse en ce cas tant de peuples divers,
Que, peut-être, en planant sur ce confus mélange,
Au vol j'arrêterai quelque parole étrange,
Telle, m'assure-t-on, que l'écho quelquefois
Autour de te maison en dit à demi-voix.

BIBULUS
Fais à ta volonté, car César est le maître.
César, comme les dieux, a droit de tout connaître ?
César distinguera le crime de l'erreur.
Vive César ! César est un grand empereur ;

PROTOGENE entrant chez Bibulus
Allez !

(Les Gardes emmènent Bibulus. Protogène referme la porte.)


Scène 2
L'Esclave, CHEREA, MESSALINE

L'ESCLAVE, qui a suivi des yeux les Gardes, revenant à la porte de Messaline
          Ils sont partis, la rue est solitaire ;
Seigneur, tu peux sortir.

CHEREA, descendant le premier et s'arrêtant au bas du seuil de la porte
          Ah ! quand donc, sans mystère,
Quand donc, ô ma beauté, pourrai-je, jusqu'au jour,
Entre tes bras chéris endormir mon amour,
Sans craindre que l'esclave, assise à notre porte
Pour compter les moments que le plaisir emporte,
Ne vienne tout à coup dire, quand je me croi
Depuis une heure à peine au ciel ou près de toi :
«Allons, jeune homme, allons, debout, le temps te presse ;
Il faut te séparer de ta belle maîtresse ;
Car voici que déjà vers l'orient lointain
Scintille Lucifer, l'étoile du matin».
Oh ! quand serai-je donc en mon amour tranquille,
Pareil au laboureur qui, sous sa faux agile,
Voit tomber les épis l'un sur l'autre couchés
Et ne quitte ses champs qu'entièrement fauchés ?
Le ciel me fera-t-il ce bonheur sans mélange
Qu'il donne au vigneron ardent à sa vendange,
Qui, du matin au soir dans sa treille perdu,
Cueille le raisin mûr sur son front suspendu ?
Et n'aurai-je jamais cette joie où j'aspire
Du pêcheur qui reçut sa barque pour empire
Mais qui, tant qu'il lui plaît, fouille le flot amer
Et rejette vingt fois ses filets à la mer ?
Oh ! ce loisir si doux que l'homme aux dieux envie
Et que j'achèterais de dix ans de ma vie,
Déesse de mon coeur, oh ! dis-moi, quand le sort
Me l'accordera-t-il ?

MESSALINE
          Quand César sera mort.

CHEREA
Eh quoi ! toujours mêler des paroles sanglantes
Aux baisers suspendus à nos lèvres brûlantes,
Et faire à chaque instant briller à mon regard
En ton oeil la vengeance, en ma main le poignard.
Oh ! que tu devrais mieux, délices de mon âme,
Tout entière à l'amour par qui règne la femme,
De même qu'à l'instant je le ferais pour toi,
Oh ! que tu devrais mieux oublier tout pour moi !
Pour moi qui, sur un mot de ta bouche chérie,
Quitterais aussitôt amis, parents, patrie,
Mon aigle consulaire et mes vieux vétérans,
Frères qui m'ont vu naître et grandir dans leurs rangs !
Veux-tu changer, fuyant cette Rome funeste,
En un trésor d'amour l'avenir qui nous reste ?
Quitte ton vieil époux et ton royal amant.
Pour nous soustraire à tous, nous pourrons aisément
Trouver quelque retraite éloignée et profonde.

MESSALINE
César étend son bras et touche au bout du monde.

CHEREA
César, toujours César ! Il revient aujourd'hui,
Et je m'en vais afin que tu sois mieux à lui ;
Voilà de ces pensers qui brisent, qui torturent,
Et rendent insensés ceux-là qui les endurent.
Oh ! tu ne m'aimes pas, cruelle, toi qui peux
Partager sans mourir un seul coeur entre deux.

MESSALINE
Crois-moi, César n'a point consulté mon envie ;
César m'a demandé mon amour ou ma vie.
Il n'obtint l'un ni l'autre en son désir brutal,
Mais en place il reçut un présent plus fatal ;
Et, depuis ce moment, sa luxure, abusée,
A caressé ma haine en plaisir déguisée.
Tu te plains quand tu peux te venger... insensé !
Oh ! que si seulement mon bras mieux exercé,
Tribun, savait par où la pointe d'une lame
Peut ouvrir dans le corps un passage pour l'âme,
Que, seule accomplissant mes projets résolus,
L'Olympe compterait bientôt un dieu de plus !
Alors, plus de terreurs, alors plus de mystère ;
César au ciel, plus rien à craindre sur la terre,
Plus rien entre nous deux pour troubler nos plaisirs,
Qu'un fantôme d'époux sans droits et sans désirs,
Qui, pourvu qu'on le laisse, en une basse orgie,
S'endormir chaque soir sur la table rougie,
Ne songera jamais, ivre jusqu'au matin,
A chercher d'autre lit que celui du festin.
Alors, mon Cherea, plus d'esclave importune
Qui trouble ces instants donnés par la Fortune,
Et qui prenne, avant l'heure effrayant notre amour,
La lueur de Phoebé pour les rayons du jour.
Alors au moissonneur la moisson sans pareille,
Alors au vigneron les trésors de sa treille,
Alors au beau pêcheur qui vers moi voguera
Un océan d'amour...

CHEREA
          C'est bien, César mourra.

L'ESCLAVE, accourant
On vient de ce côté ; rentre vite, maîtresse.

MESSALINE, entraînée par l'Esclave
Adieu, mon Cherea, je t'aime.

(Elle rentre.)

CHEREA
          Enchanteresse,
Te tromper en amour est, dit-on, malaisé ;
J'accepte le défi : c'est bien, au plus rusé !


Scène 3
CHEREA, caché contre la porte ; ANNIUS MINUCIANUS, CORNELIUS SABINUS, CAIUS LEPIDUS

Les trois nouveaux arrivants entrent couronnés de fleurs, les vêtements en désordre et riant aux éclats.

CHEREA
Quels sont ces jeunes fous ?

ANNIUS
          Que Cerbère m'emporte,
Si je ne vois là-bas, debout contre une porte,
Quelque chose qui prend forme de corps humain !

SABINUS
Holà ! qui va de nuit sur le pavé romain ?

LEPIDUS
Es-tu coupeur de bourse ou quêteur de caresses,
Et viens-tu nous voler notre or ou nos maîtresses ?

SABINUS
Ton nom, vite, ton nom, car nous sommes pressés.

CHEREA
Patience, seigneurs ; je ne sais point assez,
Pour vous répondre encor, qui vous êtes, vous autres ;
Je vous dirai mes noms quand je saurai les vôtres.

LEPIDUS
C'est trop juste, et Minerve a parlé par ta voix.
Ecoute : celui-là qu'à ma droite tu vois,
Ou que tu ne vois pas, tant cette nuit avare
Est noire à défier la gueule du Tartare,
C'est Annius ; son père et le mien autrefois
Furent amis ; de plus, républicains, je crois.
Attends !... oui, c'est cela... D'être exact je me pique.
Sais-tu ce que c'était, toi, que la République ?
Dis-le, s'il t'en souvient encore par hasard.
Du reste, vieux Romain, plus noble que César,
Et qui descend tout droit de la première pierre
Qui par Deucalion fut jetée en arrière.
Cet autre maintenant qu'à ma gauche voici...
Où donc es-tu ? Voyons, arrive par ici...
Cet autre dont la main cherche à toucher la tienne,
C'est Sabinus, tribun dans la prétorienne.
Il me faut l'avouer, c'est un homme nouveau ;
Mais c'est un élégant, ce qu'on appelle un beau.
Il grasseye en parlant ; met des mouches ; du rouge;
Ce qui n'empêche pas qu'en quelque ignoble bouge
Avec des libertins il n'aille, chaque nuit,
Jouer à la tessère et boire du vin cuit ;
Au reste, plein d'esprit, mais de propos infâmes ;
Ce qui fait que le drôle est adoré des femmes,
Et que quiconque est père, époux ou même amant,
Ne doit pas le quitter des yeux un seul moment.
Quant à moi, qui te fais leur portrait de la sorte,
A moi, ton serviteur, qui, quoique Romain, porte
Le costume persan, par la raison, mon cher,
Qu'il est plus élégant et tient plus chaud l'hiver,
Mon nom est Lepidus ; mon père pour Athènes,
Avec un pédagogue appelé Callisthènes,
Depuis bientôt trois ans, m'a fait partir, et, là,
J'ai fort étudié la sagesse... Voilà !
Mais la sagesse écrite en toute la nature,
Et qu'en ce livre immense enseignait Epicure.
Donc, j'ai philosophé si longtemps et si bien,
Que je doute de tout et ne crois plus à rien,
Si ce n'est au plaisir, divin rayon de flamme,
Que Jupiter a mis dans le vin et la femme.
Battu d'un ouragan par les dieux envoyé,
Et la preuve est que mon professeur s'est noyé,
Avant-hier, j'ai touché le rivage d'Ostie ;
Pour fêter mon retour, nous avons fait partie
D'aller souper ensemble à la taverne, hier soir ;
Ce qui s'est accompli, comme tu peux le voir.
Là, nous avons passé de nos nuits ia plus belle,
Avec... devine qui ? des prêtres de Cybèle,
Des faiseurs de cercueils, des juifs, des bateleurs,
Enfin, tout ce que Rome a de mieux en voleurs :
De façon qu'au sortir du bouge, tout hilares,
Nous n'avons pas voulu rentrer chez nos dieux lares
Sans rosser quelque peu les cohortes des nuits.
Cette occupation ici nous a conduits ;
Si bien que, nous trouvant auprès de la boutique
Du barbier Bibulus, sur le Forum antique,
Nous avons résolu de voir passer César,
Qui, ce matin, mon cher, triomphe par hasard.
Ah ! ah ! ah ! que la vie est amusante, et comme
Jupiter a dû rire alors qu'il créa l'homme !
Et maintenant, mon cher, n'ayant plus de raisons
De refuser encor de nous dire tes noms,
Parle, ainsi que j'ai fait, sans crainte et sans mystère.

CHEREA
Vous vous trompez, amis, je dois toujours les taire ;
Car vous ne m'étiez pas assez connus tantôt,
Et voilà maintenant que je vous connais trop.
Ainsi donc trouvez bon qu'incognito je passe.

SABINUS
Oh ! la plaisanterie alors change de face ;
Elle a, comme Janus, deux visages ; c'est bien,
L'un rit et l'autre mord : face d'homme et de chien.

CHEREA
Me laissez-vous passer ?

ANNIUS
          La chose est impossible.

CHEREA
Prenez garde !

SABINUS, riant
          Ah ! ah ! ah ! sa colère est risible.

CHEREA, tirant son épée
Arrière !

LEPIDUS, à Annius
          Que dis-tu de ce ton menaçant ?

CHEREA, se couvrant le visage de son manteau
Je vous dis que l'on passe et 1e prouve en passant.

(Il sort en passant entre Annius et Lepidus.)


Scène 4
Les mêmes, hors CHEREA

LEPIDUS, se débattant dans les bras d'Annius, qui le retient
Que fais-tu ?

ANNIUS, lui montrant Cherea, qu'il a reconnu
          Cherea, l'amant de Messaline.

LEPIDUS
C'est autre chose alors... Devant toi je m'incline,
Toi qui presses, trois fois et quatre fois heureux,
Un si riche trésor dans tes bras amoureux.
Je veux, pour mériter des faveurs aussi grandes,
A cette porte aussi suspendre des guirlandes,
Et verser, dès demain, sur son seuil embaumé
Et la myrrhe odorante et le nard parfumé ;
Oui, dès ce soir.

SABINUS
          Permets ! du moment que l'orgie
Dégénère en idylle et tourne à l'élégie,
Je n'en suis plus ; bonjour... Près d'ici, je connais
Une honnête maison où l'on joue... et j'y vais.

LEPIDUS
Aurais-tu de l'argent ?

SABINUS
          Quelques mille sesterces
Résultant de mes trocs, produit de mes commerces
Avec un usurier, qui, sur gage, mon cher,
Me prête à vingt pour cent ; hein ! ce n'est pas trop cher,
Pour qui connaît le taux où l'argent est à Rome ?
Je veux te présenter un jour à ce brave homme.
Où te retrouverai-je ?

LEPIDUS
          Ici, chez le tondeur,
En face de l'objet de ma nouvelle ardeur.


Scène 5
LEPIDUS, ANNIUS

ANNIUS
Ecoute, Lepidus. De nous trois, le moins ivre,
Sans contestation, c'est moi.

LEPIDUS
          Soit !

ANNIUS
                    Veux-tu vivre ?
Veux-tu mourir ? Choisis.

LEPIDUS
          Moi ?

ANNIUS
                    Toi !

LEPIDUS
Mauvais plaisant !

ANNIUS
Réponds.

LEPIDUS
          J'aime mieux vivre.

ANNIUS
                    Alors, allons-nous-en.

LEPIDUS
Moi, m'en aller sans voir cette femme divine ?

ANNIUS
Insensé ! qui demande à voir la Messaline !
O trois fois insensé !

LEPIDUS
          Voyez comme en tous lieux
Le mérite après lui traîne des envieux !

ANNIUS
Mais tu ne sais donc pas ce qu'elle est, cette femme ?

LEPIDUS
Je sais que son beau corps enferme un coeur de flamme,
Et que l'Amour, à qui tous destins sont connus,
La donna pour prêtresse à sa mère Vénus.

ANNIUS
Eh bien donc, c'est à moi de te dire le reste ;
Ecoute : mieux pour toi vaudrait, ainsi qu'Oreste,
Avoir, par un forfait exécrable, odieux,
Amassé sur ton front la colère des dieux,
Qu'avoir guidé sur toi, par quelque voeu profane,
Le regard dévorant de cette courtisane.
Crois-moi, n'arrête pas, en étendant la main,
Le Malheur qui suivait l'autre bord du chemin ;
Crains cette femme aux yeux sombres, aux lèvres pâles,
Et qui naquit, dit-on, dans les ides fatales ;
Car ne va pas penser, enfant, que son amour
Soit un amour joyeux et qui chante au grand jour,
Un amour que, le soir, au feu de la résine,
Reconduise à ton seuil la flûte tibicine,
Et qui, las de bonheur, s'éveille le matin,
Sur un lit tout jonché des roses du festin.
Non pas, ami ! ce sont des amours taciturnes,
Cherchant des voluptés étranges et nocturnes,
Qui veulent des plaisirs d'autres plaisirs suivis,
Qui, lassés quelquefois, mais jamais assouvis,
Vont dans l'ombre, laissant sur leur passage infâme
Quelque corps inconnu d'enfant, d'homme ou de femme,
Car le Tibre déjà, complice aux flots prudents,
Roule à la mer la tête, un bâillon dans les dents.
Crois-moi, ne tentons pas les desseins qu'elle couve,
Nous avons bien assez du tigre sans la louve.

LEPIDUS
Que dis-tu ?

ANNIUS
          Je te dis ce que chacun tout bas
Te dirait... ou plutôt, non, ne te dirait pas ;
Car nul de nous ne sait, alors qu'à la lumière
Il ouvre, le matin, sa joyeuse paupière,
Dans quel cachot maudit ou quel tombeau pieux,
Le soir, captif ou mort, il fermera les yeux.
Aussi celui qui sait le péril, s'il le brave,
Affranchissant bientôt son plus fidèle esclave,
Lui met sous sa tunique un fer court et discret,
Afin d'avoir sans cesse un assassin tout prêt,
Qui, dans l'occasion, d'une main prompte et sûre,
Bourreau reconnaissant, lui sauve la torture.
Oui, c'est qu'incessamment nous sommes épiés,
Epiés par le flot qui vient braver nos pieds,
Epiés par l'oiseau qui sur nos têtes passe,
Par le serpent qui fuit et qui n'a point de trace,
Par l'herbe de la plaine et par l'arbre des bois,
Qui tous trouvent un son, un langage, une voix,
Pour redire aussitôt à des maîtres farouches
Le complot qu'en un rêve ont murmuré nos bouches.
Tu doutes ?

LEPIDUS
          Oui.

ANNIUS
                    C'est bien, tu verras.

LEPIDUS
                              La terreur
T'a rendu fou mon cher ! Je crois bien l'empereur
Disposé quelquefois à faire trembler Rome,
Mais, à tout prendre enfin, l'empereur est un homme
Né du sein d'une femme, et qui fut, en naissant,
Comme un autre nourri de lait et non de sang.
Si c'est un tigre, alors qu'on le mette à la chaîne.

ANNIUS
On voit bien, pauvre fou ! que tu reviens d'Athène,
Et que tu n'as pas vu comme nous de tes yeux
Sa colère monter des hommes jusqu'aux dieux.
Oui, c'était un enfant comme un autre ; son âme
S'ouvrait aux sentiments humains ; mais cette femme,
Pour quelque noir dessein, dans sa coupe a versé
Un breuvage d'amour qui l'a fait insensé,
Si bien que ce n'est plus César, mais Messaline
Qui règne au Palatin, la royale colline !
C'est pourquoi doublement il faut fuir son regard,
Miroir incestueux, si brûlant, que César
Ne voit pas, ébloui du feu de sa prunelle,
Parmi tous ces amants qui tombent derrière elle,
Cherea, seul debout, qu'elle tient attaché
Et laisse vivre encor dans quelque but caché.

LEPIDUS
Eh bien, soit ! de conseils ma prudence pourvue
Renonce à son amour, mais non pas à sa vue.

(La porte de Messaline s'ouvre.)

ANNIUS
Tiens, ton désir fatal est exaucé ; voilà
Messaline qui va passer, regarde-la.
J'ai fait ce que j'ai pu ; libre à toi de la suivre.


Scène 6
LES MEMES, MESSALINE, couchée dans une litière de pourpre à fleurs d'or, éclairée intérieurement par une lanterne avec des dessins dorés, portée par quatre esclaves, dont les deux premiers ont des colliers et des rênes d'or, et précédée de son esclave nubienne

MESSALINE, traversant la scène
Que cette nuit est douce et qu'il fait bon de vivre !

(Elle sort par le troisième plan de gauche.)

ANNIUS
Au palais la voilà qui rentre impunément ;
C'est bien : le soleil peut paraître au firmament.


Scène 7
LES MEMES, PROTOGENE en barbier ; puis LE CONCIERGE de la maison d'Afranius, UN MENDIANT, LE CONSUL AFRANIUS, CLIENTS, PEUPLE, venant demander la sportule ; JEUNES ROMAINS, venant se faire raser, coiffer et épiler

LEPIDUS
Maintenant, Annius que j'ai fini mon rêve,
Si nous faisions lever Bibulus ?

ANNIUS
          Il se lève.

PROTOGENE sort de la boutique et fait enlever par les deux esclaves les contrevents fermés par une chaîne de fer. Il s'avance vers les deux jeunes gens.
Salut, mes chevaliers.

LEPIDUS
          Bonjour, maître.
(A Annius.)
                    Allons-nous
Nous faire coiffer ?

ANNIUS
          Soit.

PROTOGENE
                    Maîtres, je suis à vous ;
Un instant seulement pour ranger ma boutique.
(En riant.)
Mettons les fers au feu, voilà de la pratique.

LEPIDUS
Veux-tu me dire, un peu ce que vient faire ici,
Avec le jour naissant, la foule que voici ?

ANNIUS
Tu le vois, elle vient demander la sportule
Au noble Afranius, son consul.

LEPIDUS
Par Hercule ! Encore un dont en vain je cherche les exploits,
Et que j'entends nommer pour la première fois.
Quel est cet homme ? est-il More, Gaulois ou Scythe ?
Est-il tombé du ciel ou monté du Cocyte ?
A-t-il une famille, un père, des aïeux ?

ANNIUS
S'il en a, je crois bien ! ses parents sont des dieux,
Des dieux comme il en faut pour les honneurs qu'il brigue,
Son père a nom l'Orgueil, et sa mère l'Intrigue.

(Le Portier du Consul ouvre la porte et chasse la foule ; il est enchaîné par le milieu du corps et tient à la main une baguette.)

LE PORTIER
Holà ! drôles, holà ! vous êtes bien pressés.
Plus loin, seigneur poète !... arrière ! Vous, passez.
Passe, noble Caïus ; tu trouveras mon maître.
Quant à vous, attendez qu'il lui plaise paraître.

LEPIDUS, continuant
Et comment a-t-il donc gagné le consulat ?
Est-ce par la débauche ou par le péculat ?
A-t-il vendu sa soeur, prostitué sa fille,
Ou prêté de l'argent au frère de Drusille ?

ANNIUS
Non, mieux que tout cela : le noble Afranius
S'est offert en victime ainsi que Curtius.

LEPIDUS
En victime ?

ANNIUS
          Oui, mon cher ; oh! c'est toute une histoire,
Si plaisante, ma foi, qu'on a peine d'y croire.

LEPIDUS
Est-elle longue ?

ANNIUS
          Non.

LEPIDUS
                    Alors, raconte-la.

ANNIUS
Le divin empereur César Caligula,
Atteint d'un mal dont nul ne connaissait la cause,
S'acheminait tout droit vers son apothéose,
Et, malgré les honneurs qui l'attendaient là-haut,
Paraissait peu flatté de passer dieu sitôt.
De sorte que, pareil à la nymphe Pyrène,
Chaque oeil de courtisan se changeait en fontaine,
Et, parmi tous ces yeux, ceux qui pleuraient le plus
Etaient ceux du futur consul Afranius.
Si bien que, se voyant près de fondre en rivière :
«Jupiter, cria-t-il, exauce ma prière,
Prends mes jours, et pour eux rends-nous ceux de César».
Soit que l'offrande plût au ciel, soit par hasard,
Ou que le médecin, maître en son art sublime,
Ait d'avance d'un mieux, prévenu la victime,
Dès ce moment, César, qui marchait au trépas,
Suspendit le voyage et revint sur ses pas ;
Si ravi de revoir la céleste lumière,
Qu'il fit Afranius consul pour sa prière.

(Entrée des Licteurs.)

LEPIDUS
Ne va-t-il pas sortir ? J'aperçois les licteurs.

ANNIUS
Oui; sans doute qu'au temple avec les sénateurs,
Il va pour l'empereur consulter les auspices.

AFRANIUS
Romains n'en doutez pas, les dieux seront propices.
Vers les temples courez ; que de joyeux festons
Rampent à la colonne et pendent aux frontons ;
De leurs armures d'or revêtez les statues,
Répandez les parfums et les fleurs par les rues ;
Dans nos murs aujourd'hui César rentre en vainqueur.
Vive César ! César est un grand empereur !

(Il sort, suivi des Licteurs et des Clients.)

LE PEUPLE
Vive César !

PROTOGENE
          Seigneurs, êtes-vous prêts ?

LEPIDUS
                    Sans doute.

PROTOGENE
Maître, veux-tu t'asseoir ?

LEPIDUS
          Très volontiers.

(Ecartant la main de l'esclave, qui veut lui mettre du linge autour du cou.

                    Ecoute
Bibulus, donne-moi la pince et le miroir,
Et je m'épilerai moi-même.

PROTOGENE
          Sans rasoir?

LEPIDUS
Sans rasoir.
(Protogène les lui donne.)
          C'est très bien.

PROTOGENE
                    Quel mode de coiffure
Veux-tu faire donner, maître, à ta chevelure ?

LEPIDUS
Je veux que sur l'épaule elle tombe en anneaux.

PROTOGENE, à l'esclave coiffeur
Tu comprends?

ANNIUS
N'as-tu pas des actes diurnaux ?

PROTOGENE, les lui donnant
Oui, seigneur.

LEPIDUS, s'épilant
C'est très bien, fais-nous-en la lecture,
Cela nous distraira.

UN MENDIANT, tenant à la main une écuelle
(Il a la tête rasée, il s'appuie sur un bâton entouré de bandelettes ; il porte au cou, pendu à une ficelle, un petit tableau représentant un naufrage.
)
          Maître, je te conjure
D'avoir quelque pitié d'un pauvre naufragé,
Qui vit, voilà six mois, tout son bien submergé,
Près du cap Pachynum, par un affreux orage,
Auquel il n'échappa lui-même qu'à la nage,
Et qui porte à son cou, peinte fidèlement,
La reproduction de cet événement.

LE GARÇON DE BAINS, criant
Au bain, seigneur, au bain.

LE MENDIANT, criant
          Ah ! mon maître, ah !

LEPIDUS, lui donnant un philippus
                    Tiens, drôle.

LE MENDIANT
De l'or !
(Il baise la pièce.)

ANNIUS, lisant la date des Actes diurnaux
          Le quinze de janvier... Ils ont déjà cinq jours !

PROTOGENE
Ce sont les plus nouveaux.

LEPIDUS
          Allons donc, lis toujours.

ANNIUS, lisant
«Deux jumeaux étaient hier exposés au Vélabre ;
Un riche commerçant, venant de la Calabre,
Et n'ayant point d'enfant, tous les deux les a pris
Et reconnus pour siens».

LEPIDUS
          L'honnête homme !

ANNIUS, continuant
                    «Surpris,
Au moment qu'il gagnait de nuit la grande route,
Le banquier Posthumus, qui faisait banqueroute,
Fut conduit aussitôt chez le préteur urbain,
Puis écroué».

LEPIDUS
          Voleur !

LE GARÇON DE BAINS
                    Au bain, seigneur, au bain.

ANNIUS, continuant
«Le vingt et un janvier prochain, jour de comices,
Quand les prêtres auront offert les sacrifices,
César imperator et maître tout-puissant,
Dans Rome rentrera...»

LEPIDUS
          Voilà l'intéressant.

ANNIUS
«Vainqueur de la Bretagne et de la Germanie...»

LEPIDUS, se regardant dans le miroir
Voilà, par Jupiter, une étrange manie,
Parce qu'on est le fils d'un soldat, d'un guerrier,
De vouloir, à son tour, se coiffer de laurier.
C'était bon pour César, chauve jusqu'à la nuque,
Mais non pas pour Caïus, qui porte une perruque.

ANNIUS, effrayé
Lepidus!

PROTOGENE, l'arrêtant
          Pas un mot.

LEPIDUS, se mettant à arracher sa barbe
                    Hein ?

ANNIUS
Rien.

LEPIDUS
                              Tu lis tout bas?

ANNIUS
Non, j'ai fini...

LEPIDUS
          Pourquoi ?

ANNIUS
                    Parce que je suis las.

LEPIDUS
Las?

ANNIUS
          Oui, las! que veux-tu de plus que je te dise?

PROTOGENE, prenant le manuscrit
Mon maître, te plaît-il qu'à sa place je lise?

LEPIDUS
Certes, je veux la fin de mon commencement.
(A Sabinus, qui entre.)
Par Hercule, mon cher, tu viens au bon moment :
Nous en étions restés à la cérémonie.

PROTOGENE, reprenant
«Vainqueur de la Bretagne et de la Germanie,
Ramenant, pour parer les temples de nos dieux,
Vingt chariots chargés des objets précieux
Dont il a dépouillé les plus lointains rivages...»

LEPIDUS
Quatre sacs de cailloux et deux de coquillages.

PROTOGENE
«Et traînant après lui, comme Germanicus,
Les fiers enfants du Nord enchaînés et vaincus».

LEPIDUS
Oui, nous savons cela ; c'est en sortant de table
Que César a livré ce combat redoutable
Où soixante Gaulois, déguisés en Germains,
Sont tombés tout vivants dans ses vaillantes mains.
Est-ce tout ?

PROTOGENE, rentrant chez lui
          Oui, c'est tout.

LE MENDIANT, se levant et passant près de Lepidus
                    Prends garde à toi, jeune homme !
Il est plus d'espions que de pavés, dans Rome.

ANNIUS
Fuis, Lepidus, sans perdre un seul instant de plus.

LEPIDUS
Et pourquoi ?

SABINUS
          Ce barbier, ce n'est pas Bibulus ;
C'est quelque délateur qui, pour notre disgrâce,
Aura pris aujourd'hui ses habits et sa place.

ANNIUS
Vois, tous ont déserté la maison du maudit.

LEPIDUS
Mais tu prends peur à tort, mon cher ; je n'ai rien dit.

ANNIUS
Rien dit !... Tu viens d'en dire, en ce temps où nous sommes,
Autant qu'il en faudrait pour la mort de trois hommes.

LEPIDUS
Je vous ai compromis ?

SABINUS
          Non, pas nous, mais bien toi.

LEPIDUS
Par Castor ! n'avons-nous à craindre que pour moi ?

ANNIUS
Pour toi seul !

LEPIDUS
          En ce cas... .

SABINUS
                    Fuis donc !

LEPIDUS
                              Non pas, je reste.

ANNIUS
Oh ! quel aveuglement misérable et funeste !

SABINUS
Songes-y, ce n'est pas seulement le trépas ;
C'est la torture !

LEPIDUS
          Aussi ne l'attendrai-je pas !

ANNIUS
Alors tu vas donc fuir ?

LEPIDUS
          Que Jupiter m'en garde !

SABINUS
Je ne te comprends plus.

LEPIDUS
          Moi ! que je me hasarde
A courir à travers les plaines et les bois,
Chassé par des soldats comme un cerf aux abois ;
Ou, comme Marius en mes terreurs nocturnes,
A m'enterrer vivant aux marais de Minturnes ?
Moi ! que j'aille, d'un jour pour retarder ma fin,
Subir le froid, le chaud, et la soif et la faim ?
Oh ! non pas !

ANNIUS
          Cependant la torture où la fuite...

LEPIDUS
N'est-il pas un moyen de tromper leur poursuite ?
Dis!

SABINUS
          Je n'en connais pas.

LEPIDUS
                    Sabinus, sur mon sort
Ton amitié t'aveugle ; il en est un.

ANNIUS
          La mort,
N'est-ce pas ?

LEPIDUS
          Allons donc !

SABINUS
                    Toi, mourir à ton âge ?
Impossible.

LEPIDUS
          Et pourquoi vivrais-je davantage ?
L'homme ne compte pas par les temps accomplis,
Frères, mais par les jours lumineux et remplis.
J'ai vu dans les plaisirs ma jeunesse ravie,
Si bien que j'ai vécu toute une longue vie.
Laissez-moi donc mourir, mes frères, il est temps ;
C'est un bienfait des dieux de mourir à vingt ans,
Et de ne pas sentir de nos jeunes années
Se sécher à nos fronts les couronnes fanées.
Aujourd'hui pour jamais si je ferme les yeux,
Je meurs candide et pur, croyant encore aux dieux,
Au bonheur du foyer, à la douce patrie,
A l'amour consolant, à l'amitié chérie ;
Tandis qu'en attendant, dépouillé de tout bien,
Peut-être je mourrais ne croyant plus à rien.
Puis, fidèle auditeur des paroles du maître,
D'avance, à ce moment, j'avais dû me soumettre,
Et c'est bien ! car plus tôt que je ne l'espérai
La mort, qui vient à moi, me trouve préparé.
D'ailleurs, qu'est cette mort tant crainte par les hommes ?
Un voile entre Phoebus et la terre où nous sommes !
Si le mal et le bien naissent du sentiment,
Le sentiment éteint, l'homme, au même moment,
Cesse de distinguer le plaisir et la peine ;
Il est libre, que d'or ou de fer fût sa chaîne ;
La mort n'a point de prise aux esprits résolus.
Je suis, elle n'est pas ; elle est, je ne suis plus.

ANNIUS
Lepidus !

SABINUS
          Frère!

LEPIDUS
                    Assez.
(Faisant signe à l'Esclave des bains.)
                              Esclave !

L'esclave
                                        Maître ?

LEPIDUS
                                                  Avance.
Dans une chambre, enfant, prépare-moi d'avance
Un bain voluptueux, et tiède et parfumé,
Où l'on puisse dormir d'un sommeil embaumé.
Va.

(L'Esclave rentre.)

SABINUS
          Tu veux donc toujours ?

LEPIDUS, lui passant au cou son collier d'or
                    Cette chaîne est la tienne ;
C'est le don d'une jeune et belle Athénienne.
(A Annius.)
Ce poignard est à toi ; quand tout te manquera,
C'est un ami fidèle et qui te secourra :
Maintenant, quittons-nous, car mon destin s'achève.
Le maître a dit : «La mort est un sommeil sans rêve» ;
Adieu, je vais mourir !

ANNIUS
          O Lepidus ! un dieu
Bientôt te vengera.

LEPIDUS, sur le seuil des bains
                    J'en ai l'espoir... Adieu !

(Il entre. Les deux amis se confondent dans la foule.)

LE PEUPLE
Un courrier ! un courrier !

AFRANIUS, regardant du côté d'où vient le courrier
          L'oncle de César... Place !


Scène 8
AFRANIUS, les Licteurs, le Peuple, CLAUDIUS, entrant vêtu d'une tunique, sans toge ni manteau, et portant à la main une lettre entourée de lauriers

AFRANIUS
Le noble Claudius ?

CLAUDIUS
          Lui-même ; mais, par grâce,
Mets tes licteurs en cercle et défends ces clameurs.

AFRANIUS, à ses Licteurs
(A Claudius.)
Entourez-nous. Qu'as-tu ?

CLAUDIUS
          De fatigue je meurs.
César (que la faveur ne me soit pas fatale)
M'a choisi pour porter la lettre triomphale :
Un autre eût désigné quelqu'un qui pût courir)
Mais moi qui marche à peine... Ah ! c'est pour en mourir !

AFRANIUS, avec mystère
N'importe ! Claudius, c'est le ciel qui t'envoie !

CLAUDIUS
C'est l'enfer, bien plutôt... Cette maudite voie,
Elle est d'une longueur...

AFRANIUS, à demi-voix
          Les augures sont pris.

CLAUDIUS
Quels sont-ils ?

AFRANIUS
          Malheureux !

CLAUDIUS
                    Je n'en suis pas surpris,
Ils présagent ma mort.

AFRANIUS
          Crains que le coup ne porte
Plus haut que toi.

CLAUDIUS
          Plus haut ? En ce cas, peu m'importe ;
Mais enfin quels sont-ils ?

AFRANIUS
          Dans le ciel, cette nuit,
On a vu des soldats se heurter avec bruit ;
Une louve a mis bas son fruit, informe ébauche ;
Le tonnerre a brillé venant de droite à gauche ;
En marchant à l'autel, la génisse a mugi ;
Et, quand le victimaire eut, de son bras rougi,
Avec le fer sacré creusé les deux entailles,
En vain il a cherché le coeur dans les entrailles :
Même chose arriva, soit présage ou hasard
Quand, frappé par Brutus, tomba le grand César.

CLAUDIUS
Eh bien, que penses-tu de tout cela ?

AFRANIUS
          Qu'Octave
N'eût jamais oublié, ne fût-il qu'un esclave,
L'homme qui, le premier sur son chemin placé,
L'eût instruit du péril dont était menacé
Celui-là qui, tombant sur les degrés du trône,
Devait faire à ses pieds rouler une couronne !
Si terrible qu'il soit, un présage irrité
Se peut envisager sous un heureux côté ;
Car, fatal au soleil dont la course s'achève,
Il devient favorable à l'astre qui se lève.
Qu'en dis-tu, Claudius ?

CLAUDIUS
          Silence, parlons bas.
Ces présages, consul...

AFRANIUS
          Eh bien ?

CLAUDIUS
                    Je n'y crois pas.
Et maintenant, adieu ; j'ai repris quelque force.

(Il continue sa course vers le Capitole.)

AFRANIUS, le regardant s'éloigner
Le vieux renard a vu le piège sous l'amorce.
Tout insensé qu'il est ou qu'on le dit, je croi
Que cet homme est encor plus prévoyant que moi.


Scène 9
AFRANIUS, AQUILA, STELLA puis PROTOGENE

UN DECURION, entrant et rangeant ses Prétoriens de l'autre côté du théâtre
César ! Vive César !

LES LICTEURS, repoussant le Peuple
          C'est l'empereur ! arrière !

UN LICTEUR, dans la coulisse
Descends de ton cheval, et toi de ta litière ;
A terre tous les deux !

AQUILA, dans la coulisse
          Malheur à toi, licteur !
Si ta main...
(Entrant et apercevant Afranius.)
          N'es-tu pas consul ou sénateur ?

AFRANIUS
Je suis consul.

AQUILA
          Eh bien, près de toi je réclame.

AFRANIUS
Que veux-tu ?

AQUILA
          Tes licteurs insultent une femme,
Consul ; ordonne-leur de nous laisser passer.

AFRANIUS
Impossible, jeune homme, on ne peut traverser.
Voilà César qui vient.

AQUILA, à part
          C'est vrai, sur ma parole.

AFRANIUS
Vois-tu le messager qui monte au Capitole ?

LE PEUPLE
Vive César !

AFRANIUS
          Vois-tu l'empereur sur son char,
Là-bas ?

AQUILA
          Oui, je le vois.
(Faisant un mouvement pour entrer dans la coulisse.)
                    Stella, viens voir César.

AFRANIUS, l'arrêtant
A tes longs cheveux blonds tombant sur tes épaules...

AQUILA, vivement
Je me nomme Aquila, je suis né dans les Gaules,
J'ai droit de citoyen.
(Prenant Stella par le bras.)
          Viens, ma Stella.

STELLA, voilée
                    J'ai peur.

AQUILA
Viens donc.

AFRANIUS
          Et cette enfant ?

AQUILA
                    De César est la soeur,
Si l'on peut nommer soeur celle qui fut nourrie
Du même lait que nous.

AFRANIUS
          Et Rome est ta patrie,
Jeune fille ?

STELLA
          Oui, seigneur ; mais ma mère à Baïa
Demeure... Connais-tu ma mère Junia ?

AFRANIUS
Sans doute... et sur César elle a toute puissance.

STELLA, levant son voile
Je viens la retrouver après cinq ans d'absence.

AFRANIUS
Approche donc... Licteurs, protégez cette enfant.

STELLA
Merci !

LE PEUPLE
          Vive César, vainqueur et triomphant !

PROTOGENE, entrant avec ses premiers habits
Consul !

AFRANIUS
          Hein ?... Ah ! c'est toi !

PROTOGENE
                    Pour un ordre suprême,
Donne-moi deux licteurs.

AFRANIUS
          Prends-les.
(Aux Licteurs.)                     Comme à moi-même,
A l'ami de César que vous reconnaissez,
Sans hésitation, licteurs, obéissez.

(Protogène prend les deux Licteurs et entre avec eux aux bains. Le cortège commence à défiler. Les Soldats, portant les trophées, entrent les premiers ; puis Incitatus, le cheval de guerre de César, conduit par deux Sénateurs ; puis des Enfants couronnés de roses, qui jettent des fleurs ; puis enfin César, sur un char d'ivoire et d'or, attelé de quatre chevaux blancs conduits par les Heures du jour et de la nuit. Derrière le cbar, les Prisonniers vaincus ; derrière les Prisonniers, les Soldats.)

LES HEURES DU JOUR, tenant des palmes d'or à la main
Nous sommes les Heures guerrières
Qui présidons aux durs travaux.
Quand Bellone ouvre les barrières,
Quand César marche à ses rivaux
Notre cohorte échevelée
Pousse dans l'ardente mêlée
La ruse fertile en détours ;
Et sur la plaine, vaste tombe
Où la moisson sanglante tombe,
Souriant à cette hécatombe,
Nous planons avec les vautours.

LES HEURES DE LA NUIT
Nous sommes des Heures heureuses
Par qui le Plaisir est conduit ;
Quand les étoiles amoureuses
Percent le voile de la nuit,
Près de la beauté qui repose,
Oeil entrouvert, bouche mi-close,
Vers un lit parfumé de rose,
Nous guidons César et l'Amour.
Et, là, nous demeurons sans trêve
Jusqu'au moment où, comme un rêve
L'Aube naissante nous enlève
Sur le premier rayon du jour.

(Un nuage descend et s'abaisse près du char ; Messaline paraît en Victoire, une couronne d'or à la main.)

MESSALINE
Et moi, Romains, je suis la Victoire fidèle,
Dont la puissante main enchaîne le hasard,
Qui tresse au conquérant la couronne immortelle,
Et qui descend du ciel pour couronner César.

CALIGULA
Et maintenant, ô fils et de Mars et de Rhée,
Peuple nourri du lait de la louve sacrée,
Vous pouvez contre tous combattre impunément...
(Il enlève Messaline de son nuage et la met près de lui sur son char.)
Car la Victoire a pris César pour son amant.

(En ce moment, Prologène sort, précédant une litière sur laquelle est Lepidus, étendu, recouvert d'un manteau. On ne voit que ses longs cheveux qui pendent mouillés, et un de ses bras, dont l'artère saigne encore.)

SABINUS, montrant le cadavre à Annius
Lepidus !

ANNIUS
          C'est le temps des courtes agonies.

CALIGULA, au Peuple
Au Capitole, enfants !

PROTOGENE
          Licteurs, aux gémonies.

LE PEUPLE
Vive César !

STELLA, effrayée, à Aquila
          Regarde !

SABINUS
                    O vengeance !

STELLA
                              O terreur !

LE PEUPLE
Vive César ! César est un grand empereur !

(Les deux cortèges se croisent ; les chants recommencent.)


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