I 0 mon âme, quand sauras-tu donc enfin être bonne, simple, parfaitement une, toujours prête à te montrer à nu, plus facile à voir que le corps matériel qui t'enveloppe ? Quand pourras-tu goûter pleinement la joie d'aimer et de chérir toutes choses ? Quand seras-tu remplie uniquement de toi-même, dans une indépendance absolue, sans aucun regret, sans aucun désir, sans la moindre nécessité d'un être quelconque vivant ou privé de vie, pour les jouissances que tu recherches ; sans avoir besoin, ni du temps pour prolonger tes plaisirs, ni de l'espace, ni du lieu, ni de la sérénité des doux climats, ni même de la concorde des humains ? Quand seras-tu satisfaite de ta condition présente, contente de tous tes biens présents, persuadée que tu as tout ce que tu dois avoir, que tout est bien en ce qui te touche, que tout te vient des Dieux, que, dans l'avenir qui t'attend, tout sera également bien pour toi de ce qu'ils décideront dans leurs décrets, et de ce qu'ils voudront faire pour la conservation de l'être parfait, bon, juste, beau, qui a tout produit, renferme tout, enserré et comprend toutes les choses, lesquelles ne se dissolvent que pour en former de nouvelles pareilles aux premières ? Quand seras-tu donc telle, ô mon âme, que tu puisses vivre enfin dans la cité des Dieux et des hommes, de manière à ne leur jamais adresser une plainte, et à n'avoir jamais non plus besoin de leur pardon ? |
§ 1. 0 mon âme. Cette tournure, qui peut nous paraître aujourd'hui un peu usée, était bien neuve au temps de Marc-Aurèle ; et je ne sais pas si ce n'est point lui qui s'en sera servi le premier. Ce retour de l'âme sur elle-même et ce dialogue intime supposent des analyses antérieures bien constantes et bien délicates. Voir plus haut, liv. II, § 6 ; et plus loin, liv. XI, § 1, la description de l'âme. - Plus facile à voir que le corps. Ceci est parfaitement vrai des âmes limpides et pures ; un coup d'oeil suffit pour les voir jusqu'au fond, parce qu'elles n'ont rien à cacher, ni à elles-mêmes, ni aux autres. - Que tout vient des Dieux. C'est le solide fondement de l'optimisme. Voir plus haut, liv. III, § 11. - Pour la conservation de l'être parfait. L'expression doit paraître un peu singulière ; mais le texte ne peut pas recevoir une autre interprétation. - La cité des Dieux et des hommes. Doctrine qui est à peu près exclusivement propre au Stoïcisme.- | |
II Observe attentivement ce que demande ta nature, comme si la nature seule devait te guider ; et une fois que tu connais son voeu, accomplis-le avec constance, jusqu'au point où la nature animale en toi devrait en trop pâtir. En conséquence, observe avec une attention suffisante les exigences de la nature animale. Mais ce soin même doit être subordonné au devoir de n'altérer jamais cette autre nature qui fait de toi un être raisonnable. Or, l'être raisonnable est en même temps un être fait pour la société. En appliquant scrupuleusement ces règles, tu n'as point à te préoccuper d'autre chose. |
§ 2. La nature seule. En d'autres termes, la partie matérielle de notre être. - La nature animale en toi devrait en trop pâtir. C'est toujours un point fort délicat que de faire au corps sa juste part. Les natures enthousiastes, surtout quand elles sont jeunes, l'immolent quelquefois avec une exagération héroïque mais insensée. La limite est difficile à reconnaître et à tenir avec fermeté et sagesse. Plus tard, l'âge amène des défaillances, auxquelles l'âme succombe. La véritable mesure, c'est d'avoir dans le corps, auxiliaire indispensable de l'âme, un instrument qui soit toujours docile et toujours fort. L'ordre est renversé de fond en comble, si c'est le corps qui commande et l'âme qui obéit. - Un être raisonnable. C'est le caractère propre de l'homme ; tout le reste lui est commun avec les animaux. Voir plus loin, dans ce même livre, § 38. | |
III Tout ce qui t'arrive dans la vie, arrive de telle sorte que la nature te l'a rendu supportable, ou que tu es hors d'état de le supporter avec la nature que tu as. Si l'accident est tel que tu sois de force à l'endurer, ne t'en plains pas ; mais subis-le avec les forces que t'a données la nature. Si l'épreuve dépasse tes forces naturelles, ne te plains pas davantage ; car, en te détruisant, l'épreuve s'épuisera elle-même. Toutefois, n'oublie jamais que la nature t'a fait capable de supporter tout ce qu'il dépend de ta volonté seule de rendre supportable, ou intolérable, selon que tu juges que c'est ton intérêt de faire la chose, pu qu'elle est un devoir pour toi. |
§ 3. La nature te l'a rendu supportable. Voir plus haut, liv. VIII, § 46, la même pensée, mais moins développée qu'ici. - Que tu sois de force à l'endurer. Cette force de résistance varie beaucoup avec les individus ; mais l'habitude donne une puissance nouvelle même aux natures les plus énergiques. - Ne te plains pas davantage. En d'autre termes : Résigne-toi à la mort qui te menace ; elle finira tous tes maux, s'ils sont par trop violents. - Il dépend de ta volonté seule. C'est le fondement inébranlable de la morale stoïcienne. Il n'y a guère que le Stoïcisme qui ait compté si généreusement sur l'énergie presque toute-puissante de la volonté. | |
IV Quand quelqu'un se trompe, redresse-le avec bienveillance, et montre-lui son erreur. Si tu ne peux le redresser, ne t'en prends qu'à toi seul ; ou mieux encore, ne t'en prends même pas à toi. |
§ 4. Redresse-le avec bienveillance. Excellent précepte, d'une application assez aisée pour les natures douces, plus pénible pour les natures vives et emportées, que l'erreur indigne presqu'à l'égal de la faute. - Ne t'en prends qu'à toi seul. Parce que tu n'auras su être, ni assez persuasif, ni assez persévérant. - Ne t'en prends même pas à toi. Et, par suite, reste indifférent et tranquille. C'est une contradiction avec ce qui précède. | |
V Quelque chose qui puisse t'arriver en ce monde, cette chose avait été prédisposée pour toi de toute éternité ; et dès l'éternité, l'enchaînement réciproque des causes avait décrété, tout à la fois dans la trame de l'univers, et ta propre existence, et la chose qui t'arrive. |
§ 5. Prédisposée pour toi de toute éternité. C'est peut-être aller bien loin et supprimer trop complètement le libre arbitre, auquel cependant le Stoïcisme et Marc-Aurèle en particulier ont la foi la plus inébranlable. La même contradiction se retrouve dans Sénèque. | |
VI Qu'il n'y ait que des atomes, qu'il y ait une nature, peu m'importe ; un premier principe qu'il faut toujours poser, c'est que je ne suis qu'une partie de ce tout ce que la nature gouverne. Un second principe, suite de celui-là, c'est que je suis dans un certain rapport de parenté avec les parties de ce monde, qui sont de la même espèce que moi. Si je me souviens de ces axiomes, je ne me révolterai jamais, en tant que partie, contre le sort qui m'est assigné dans le tout ; car la partie ne peut pas souffrir de ce qui est utile au tout. En effet, le tout ne peut jamais rien avoir qui ne soit dans son intérêt. Toutes les natures en sont là, et celle de l'univers en particulier. Ajoutez encore à cette première condition le privilège de ne pouvoir être contrainte, par aucune cause extérieure, à produire quoi que ce soit qui puisse lui porter dommage. En me rappelant donc que je suis personnellement une des parties de ce tout, je recevrai avec reconnaissance tout ce qui pourra m'arriver ; et en tant que je suis en quelque sorte de la famille des parties qui sont de même espèce que moi, je me garde de faire rien de ce qui pourrait blesser la communauté. Bien plus, je penserai sans cesse à ces êtres mes semblables, et je dirigerai tous mes efforts vers le bien commun, et me défendrai de tout ce qui pourrait y être contraire. Ces divers devoirs étant bien remplis, le cours de la vie doit être nécessairement heureux, si tu admets que le citoyen coule réellement une vie heureuse quand il la passe à ne faire que des actes utiles à ses concitoyens, et qu'il accepte avec joie la part que lui accorde l'Etat. |
§ 6. Qu'il n'y ait que des atomes. Voir plus haut, liv. IV, § 3, et liv. VIII, § 17, la même alternative posée dans des termes presque semblables. - Qu'il y ait une nature. L'expression n'est pas suffisante, et il faut la compléter en comprenant qu'il s'agit d'une nature intelligente, qui a disposé les choses et qui continue à les gouverner. - Une partie de ce tout. Voir plus haut, liv. II, § 3. - Souffrir de ce qui est utile au tout. L'idée n'est peut-être pas très juste, si d'ailleurs elle est héroïque. La partie peut souffrir réellement ; mais elle doit se résigner à son mal, si le système entier, dont elle fait partie, doit en profiter. - Je recevrai avec reconnaissance. Par une foi magnanime à la sagesse infinie de Dieu, et à sa justice. - Je penserai sans cesse à ces êtres mes semblables. Tous ces préceptes acquièrent une grandeur incomparable quand on songe que Marc-Aurèle a su faire comme empereur tout ce qu'il a si bien exprimé. - Des actes utiles à ses concitoyens. Voir plus haut, liv. II, § 16, ces mêmes pensées rendues avec plus de précision encore. | |
VII Les parties de l'univers qui, d'après la loi de la nature, sont comprises dans le monde où nous sommes, doivent périr de toute nécessité. D'ailleurs, périr ne signifie pas autre chose que changer. Mais si, pour ces parties, changer est un mal naturel et un mal nécessaire, c'est qu'alors le tout serait mal constitué, les parties étant fort disparates, et, en ce qui regarde la destruction, étant traitées différemment les unes des autres. Est-ce donc que la nature elle-même a résolu de maltraiter ses parties diverses, et, en les assujettissant au mal, les y a-t-elle fait nécessairement tomber ? Ou bien tous ces phénomènes ont-ils lieu à son insu ? Les deux suppositions sont également inadmissibles. Que si, laissant de côté l'intelligence de la nature, on prétendait expliquer les choses en disant simplement qu'elles sont ce qu'elles sont, l'explication serait encore ridicule, puisque, d'une part, on affirmerait que les choses sont faites pour changer, et que, d'autre part, on s'étonnerait et l'on se plaindrait même d'un de ces changements, comme s'il était contre nature, quoique après tout il ne s'agisse que de la dissolution des êtres dans leurs propres éléments. De deux choses l'une en effet : ou c'est la simple dispersion des éléments dont l'être avait été formé ; ou c'est une transformation, laquelle, par exemple, fait changer en terre la partie solide de notre corps, et le souffle vital en air, de telle façon que ces principes rentrent dans la substance de l'univers, destiné lui-même à être consumé par le feu, après une période déterminée, ou à se renouveler par des changements éternels. Même avec cette hypothèse, ne va pas t'imaginer que, dans ton être, cette partie solide et cette partie de souffle vital soient exactement encore aujourd'hui ce qu'elles étaient à l'époque de ta naissance. Ton être actuel, dans sa totalité, a puisé ce qu'il est aux aliments que tu as pris et à l'air que tu as respiré, depuis deux ou trois jours peut-être. Ce qui change, c'est ce que ton corps avait récemment absorbé, et non pas ce qu'il avait reçu jadis du sein maternel. Mais prends garde de t'égarer en tenant trop de compte d'une organisation particulière et spéciale, qui n'a rien à faire, selon moi, à ce que je dis ici. |
§ 7. Périr ne signifie pas autre chose que changer. Cet axiome est vrai pour la matière proprement dite ; mais il ne l'est pas pour la forme, qui disparaît définitivement pour ne plus renaître. Reste la partie spirituelle du monde, dont Marc-Aurèle ne parle point ici ; car le souffle vital, dont il est question un peu plus bas, est pris encore au sens matériel, et ne se confond pas avec l'âme. - Changer est un mal. Dans le système optimiste de Marc-Aurèle, le changement n'est point un mal ; ce n'est que l'exécution des décrets de la Providence. Voir plus haut, liv. IV, § 14 et 21. - Les deux suppositions sont également inadmissibles. Parce qu'elles contredisent également l'idée de la Providence, qu'on ne peut soupçonner ni de mal faire, ni d'ignorer. - L'intelligence de la nature. Qui éclate dans toutes ses oeuvres, depuis les astres qui peuplent l'espace jusqu'à l'organisation des moindres êtres, dont nous pouvons juger par l'organisation du nôtre. - Elles sont ce qu'elles sont. C'est aujourd'hui le fondement, plus spécieux que solide, sur lequel s'appuie la philosophie matérialiste. Mais refuser à l'esprit humain de rechercher le pourquoi des choses et le mot de l'énigme universelle, c'est en définitive la négation même de la science, réduite alors à n'être plus que la satisfaction d'une vaine curiosité. Heureusement l'esprit humain ne se laisse ni persuader, ni décourager ; et il fait servir toutes les sciences de détail à la science universelle, qui essaie d'expliquer la totalité des choses, soit sous forme de religion, soit sous forme de philosophie. - Consumé par le feu. C'est le système d'Héraclite. Voir plus haut, liv. III, § 3, et liv. V, § 13 et 34. - Même avec cette hypothèse. La fin de ce paragraphe, quoique assez claire dans les mots, reste obscure dans la pensée. Les manuscrits ne fournissent pas de variantes qui puissent servir à élucider ce passage. - A l'époque de ta naissance. Cette transformation perpétuelle de notre être est vraie ; mais ce qui n'est pas moins vrai, c'est la permanence de notre personnalité, subsistant identique malgré ce renouvellement incessant de notre corps. - Et non pas ce qu'il avait reçu jadis du sein maternel. Il aurait fallu préciser davantage les choses, surtout ici, et indiquer ce qu'on entendait positivement par là. S'agit-il de l'âme, et de la partie spirituelle de l'être humain ? C'est probable ; mais il eût été bon de le dire. - Mais prends garde... C'est surtout cette dernière idée qu'il est presque impossible de comprendre. Voir plus haut, liv. IX, § 19. | |
VIII Quand tu te seras conquis le renom d'homme honnête, modeste, sincère, prudent, résigné, magnanime, veille bien à ne jamais t'attirer des appellations contraires ; que si tu perds tes titres à ces noms honorables, hâte-toi de les reconquérir, au plus vite, de ton mieux. Souviens-toi qu'être Prudent, cela veut dire qu'on s'applique à examiner chaque objet attentivement et sans négligence ; qu'être Résigné, c'est accepter de sa pleine volonté le destin que nous répartit la commune nature ; que Magnanime désigne l'empire de la partie pensante de notre être sur les émotions agréables ou pénibles de la chair, sur la vaine gloire, sur la mort, et sur toutes les choses de cet ordre. Si donc tu continues à mériter réellement ces noms, sans t'inquiéter d'ailleurs de les recevoir de la bouche d'autrui, tu deviendras tout différent de ce que tu es, et tu entreras dans une tout au-tre vie. Car demeurer encore ce que tu as été jus-qu'aujourd'hui, être toujours lacéré et souillé par cette conduite que tu as antérieurement menée, c'est avoir par trop perdu tout sentiment, c'est par trop aimer l'existence; c'est par trop ressembler à ces bestiaires à demi dévorés, qui, criblés de blessures et couverts de boue , n'en demandent pas moins avec instance qu'on les conserve pour le jour suivant, afin qu'ils puissent encore , dans l'état où ils sont, aller s'exposer aux griffes et aux dents qui les ont déjà déchirés. Affermis-toi donc dans la possession de ces quelques noms honorables ; et, si tu peux rester sur ce ferme terrain, restes-y, comme si tu avais le bonheur d'avoir été transplanté dans les îles des Bienheureux. Si tu vois que tu en sors, et que tu n'es plus de force à y demeurer, aie alors le courage de te retirer dans quelque lieu écarté, où tu pourras redevenir ton maître et recouvrer tes forces. Sinon, sors définitivement de ce monde, non pas dans un accès de fureur, mais au contraire, avec simplicité, avec ta liberté entière, modestement, et n'ayant fait de bien qu'une seule chose dans ta vie, à savoir d'en être sorti de cette façon. Pour te rappeler tout ce que valent ces noms qu'il faut mériter, ce sera un grand appui pour toi de te rappeler aussi qu'il y a des Dieux, que ce qu'ils veulent, ce n'est pas d'être flattés, c'est d'être imités par les êtres auxquels ils ont accordé la raison ; et que si le figuier doit remplir le rôle de figuier, le chien le rôle de chien, l'abeille le rôle d'abeille, l'homme doit remplir également ses fonctions d'homme. |
§ 8. Veille bien à ne jamais t'attirer des appellations contraires. C'est écarter de soi avec le plus grand soin toute hypocrisie et toute dissimulation, effort assez facile quand on ne songe sérieusement qu'à faire bien, sans s'inquiéter en rien des conséquences. La franchise est un des premiers devoirs du philosophe, vis-à-vis de lui-même d'abord, et ensuite vis-à-vis de ses semblables. Le mensonge doit lui être étranger sous quelques formes qu'il se cache ; et c'est en s'avouant à soi-même ses propres fautes qu'on peut réussir à s'en corriger. - Les reconquérir au plus vite. C'est une réhabilitation à nos propres yeux, et plus tard aux yeux des autres. - Résigné. Il n'y a pas de recommandation faite plus fréquemment et plus énergiquement par le Stoïcisme et par Marc-Aurèle. - L'empire de la partie pensante. Voilà une définition exacte et profonde de la magnanimité ; toutes les petitesses et les bassesses d'âme viennent de ce que la bête l'emporte sur l'être raisonnable, de ce que l'amour des faux biens l'emporte sur l'amour des vrais biens. - Tu entreras dans une tout autre vie. C'est la vie morale, après la vie de l'instinct, et trop souvent de la brute. - Ces bestiaires. On se rappelle que c'était le nom des gladiateurs destinés à combattre contre les bêtes féroces. - Qu'on les conserva pour le jour suivant. Quand un gladiateur était blessé, le peuple du cirque était consulté pour savoir s'il fallait achever sur-le-champ le malheureux, ou le réserver pour d'autres combats. - Sors définitivement. Le conseil est terrible ; et l'on sait que, dans le Stoïcisme, il était sérieux. Mais, pour en arriver à cette extrémité et s'y décider par le jugement de la raison la plus froide, il faut être à ses propres yeux bien criminel et désespérer absolument de pouvoir s'amender. Il n'est pas possible non plus de justifier son suicide par le dégoût qu'on aurait de la vie. Est-ce un motif raisonnable de s'en défaire ? Souvent le remords produit cet homicide effet sur des scélérats, qui ne peuvent supporter l'existence souillée qu'ils se sont faite. - Te rappeler aussi qu'il y a des Dieux. C'est la foi en Dieu et en sa bonté. Cette confiance de l'homme en son créateur est en effet le plus ferme appui qu'il puisse se donner. - C'est d'être imités. Doctrine platonicienne que nous avons déjà vue plus haut, liv. III, § 4, et livre V, § 27. | |
IX Un histrion, des travaux de guerre, un vain effroi, la paresse, la servilité d'esprit, effaceront chaque jour de ton âme les saintes maximes que nous découvre l'étude de la nature, et que tu négliges. Tes réflexions et tes actes doivent toujours être conduits de telle sorte que tu accomplisses à la fois ce que les circonstances exigent, et qu'en même temps tu pratiques ce que la théorie nous enseigne ; et sache, avec tout ce que nous peut apprendre la science des choses, conserver une satisfaction intime qui ne se montre pas, mais qui ne se cache pas non plus. Quand sentiras-tu le plaisir d'être simple, le plaisir d'être grave, le plaisir de connaître chaque chose, en connaissant ce que cette chose est dans son essence, la place qu'elle occupe dans le monde, la durée que la nature lui accorde, les éléments dont elle est composée, les êtres à qui elle peut appartenir, et ceux qui peuvent, ou nous la procurer, ou nous la ravir ? |
§ 9. Un histrion, des travaux de guerre. Il est assez probable qu'ici Marc-Aurèle fait allusion à quelque détail de sa vie intime, et qu'il retrace au vrai les distractions inévitables de son âme, au milieu de toutes les occupations dont il était assailli. L'âme se dissipe malgré elle dans les mille riens de chaque jour ; et de là, la nécessité de fortes maximes qu'on ne perd pas de vue un instant dans sa conduite. De là aussi, la nécessité de quelques retraites où l'âme se retrempe dans la solitude et la méditation. - La science des choses. Et la contemplation de l'ordre universel, dont chacun de nous fait partie. - Cette chose est dans son essence. C'est-à-dire indépendamment des idées personnelles que nous pouvons ajouter à la nature même de la chose. Voir des exemples plus haut,liv. VI, § 13. | |
X Une araignée est toute fière d'avoir pris une mouche ; tel chasseur est tout fier d'avoir pris un lièvre ; tel pêcheur d'avoir pris une sardine dans son filet ; tel autre d'avoir pris des sangliers ; tel autre encore, des ours ; tel autre, enfin, des Sarmates. A ne considérer que les principes, ne sont-ils pas tous également des brigands et des voleurs ? |
§ 10. Une mouche... un lièvre... des Sarmates. Dans la bouche d'un empereur faisant la guerre aux Barbares, l'épigramme est sanglante. Le trait est-il aussi vrai qu'il est vif ? Malheureusement la guerre n'est bien souvent qu'un brigandage, surtout quand elle se prolonge un peu. Au début, elle peut servir un intérêt général de nation ; mais plus tard ce noble but s'efface aux yeux de l'armée ; l'intérêt individuel prend le dessus ; et c'est alors une sorte de pillage organisé. Après plusieurs campagnes, Alexandre est obligé de faire brûler les bagages de ses soldats, c'est-à-dire le fruit de leurs vols. Ce qu'il y a de pis, c'est que le courage décroît à mesure que la cupidité se satisfait et que la richesse augmente. - Des brigands. Au temps de Marc-Aurèle, c'était là une idée bien neuve et bien hardie. - Et des voleurs, il n'y a dans le texte grec qu'un seul mot, qui a la force des deux que j'ai dû employer. - Cette réflexion de Marc-Aurèle a déjà le ton et le tour que plus tard doit prendre Pascal, sans connaître sans doute son prédécesseur. | |
XI Il faut se rendre bien compte, par une étude méthodique, de la manière dont les choses se changent les unes dans les autres ; applique-toi sans cesse à cette question, et fais-en spécialement le constant exercice de ta pensée. Rien n'est plus propre à élever l'âme ; elle se dépouille du corps ; et quand l'homme songe qu'il va falloir dans un instant quitter tout cela, en sortant de la société de ses semblables, il se consacre tout entier et il se dévoue à la justice, dans les actes qui dépendent de lui ; il se soumet, pour tout ce peut lui arriver d'ailleurs, à la nature universelle des choses. Quant à ce que les autres hommes pourront dire ou penser de lui, bien plus, quant à ce qu'ils pourront faire contre lui, cette idée ne lui entre même pas dans l'esprit, satisfait de ces deux seuls points, à savoir, de pratiquer la justice dans tout ce qu'il fait actuellement, et de toujours se trouver heureux du sort qui lui est actuellement accordé. C'est ainsi qu'on se délivre de toutes les préoccupations, de tous les soucis, et qu'on ne veut rien au monde que marcher sur la droite ligne, en observant la loi, qui est d'obéir à Dieu, dont les sentiers sont toujours droits. |
§ 11. Rien n'est plus propre à élever l'âme. En lui faisant voir la mobilité perpétuelle de toutes choses, et la vanité de nos passions et de nos intérêts. - Elle se dépouille du corps. C'est la doctrine platonicienne, qui fait de la philosophie l'apprentissage de la mort. L'âme peut le réaliser à peu près dès cette vie, en s'isolant autant que possible de son compagnon. - Satisfait de ces deux seuls points. Ce sont non seulement les deux points essentiels ; mais, de plus, ils renferment toute la destinée de l'homme. - Obéir à Dieu, dont les sentiers sont toujours droits. Personne n'a dit mieux, et personne ne pourra mieux dire. | |
XII Quel besoin as-tu de tant de réflexion dès que tu peux voir ce que tu dois faire ? Si tu l'aperçois clairement, n'hésite pas à marcher à cette lumière, d'un coeur tranquille, et sans te laisser détourner de ta route. Si tu ne le vois pas assez nettement, tu n'as qu'à t'arrêter et à recourir aux conseils les plus éclairés. S'il se présente encore d'autres difficultés qui s'opposent à tes desseins, tu peux toujours t'avancer, en scrutant avec réflexion les motifs que tu as actuellement d'agir, et en t'en tenant à ce qui te semble juste. C'est le point essentiel ; il faut t'en assurer, bien que du reste tu puisses échouer dans ce que tu poursuis. Suivre en toutes choses les conseils de la raison, c'est tout à la fois se garantir la paix et se faciliter tous ses mouvements ; c'est à la fois brillant et solide. |
§ 12. Vois ce que tu dois faire. La vue du devoir est beaucoup plus facile qu'on ne le pense en général ; et à cet égard, notre conscience ne nous trompe pas. Mais ce qui nous trompe, ce sont les passions ou les intérêts ; et la ferme résolution de faire ce qu'on doit devient alors très difficile et très rare. En ceci d'ailleurs comme dans tout le reste, l'habitude exerce une influence souveraine ; et l'on accomplit le devoir, même pénible, d'autant plus aisément qu'on l'a déjà plusieurs fois accompli. - A t'arrêter. Ou à suspendre ton jugement. - Tu peux toujours t'avancer. Conseils analogues à ceux que donne Descartes dans le Discours de la Méthode, p. 150, édit. Victor Cousin. | |
XIII Au moment où tu t'éveilles, tu peux te demander à toi-même : «S'il t'importera personnellement qu'un autre que toi se conduise avec justice et probité». Non sans doute, cela ne t'importe en rien. Est-ce que tu ignores comment ces gens, si impertinents dans les louanges ou dans les critiques qu'ils font d'autrui, se conduisent eux-mêmes au lit, comment ils se conduisent à table ? Ignores-tu leurs manières de faire, les objets de leurs craintes, les objets de leurs convoitises, leurs rapines, leurs vols, qu'ils accomplissent, non pas en se servant de leurs mains et de leurs pieds, mais en y appliquant la partie la plus précieuse de leur être, celle qui peut avoir, quand elle le veut, la loyauté, la pudeur, la vérité, l'obéissance à la loi, et qui peut devenir le bon génie de l'homme ? |
§ 13. Qu'un autre que toi se conduise avec justice. Peut-être cette pensée est-elle trop évidente et trop simple. La conduite des autres peut nous faire un tort matériel ; mais il n'y a que notre propre conduite qui puisse nous faire un tort moral, parce que notre personnalité ne peut se confondre avec aucune autre. - Ces gens, si impertinents. Marc-Aurèle a raison de dédaigner les jugements du vulgaire ; mais il ne faut pas pousser ce dédain jusqu'à se rendre soi-même trop orgueilleux à l'égard de ses semblables. La misanthropie n'est souvent que le résultat de la vanité. - Le bon génie de l'homme. Le Christianisme dirait : l'Ange gardien. Voir plus haut, liv. VIII, § 45. | |
XIV L'homme éclairé et respectueux dit à la nature, qui nous donne tout et qui peut tout nous reprendre : «Donne-moi ce que tu veux ; reprends-moi ce que tu veux». Mais s'il tient ce langage, ce n'est pas pour braver la nature audacieusement ; c'est uniquement parce qu'il est docile et reconnaissant envers elle. |
§ 14. La nature. En d'autres termes, Dieu ; il n'y a ici qu'une différence de mots. - Donne-moi ce que tu veux. C'est la résignation poussée au dernier degré de la raison et de la foi ; c'est la confiance absolue en la bonté divine. Job dit aussi, ch. I, § 21 : «Le Seigneur me l'a donné ; le Seigneur me l'a enlevé». Il en est arrivé ce que le Seigneur a voulu ; que le nom du Seigneur soit béni». Voir plus haut, liv. VIII, § 55. | |
XV Ce qui te reste à vivre est bien peu de chose. Vis donc comme si tu étais au sommet d'un mont ; car il n'importe point qu'on soit ici ou qu'on soit là, puisque partout on est dans le monde comme dans une cité. Que les humains puissent enfin voir et contempler à leur aise un homme véritable, qui vit selon les lois de la nature. Que s'ils ne peuvent pas en supporter la vue, qu'ils l'égorgent ; car, pour lui, la mort serait préférable à la vie que mène le vulgaire. |
§ 15. A vivre. Le texte n'est pas aussi précis ; mais la suite prouve que c'est bien là le sens. - Au sommet d'un mont. La pensée ici non plus n'est pas assez claire ; et elle n'est qu'incomplètement rendue. C'est peut-être de l'isolement moral du sage que Marc-Aurèle veut parler ; c'est peut-être aussi du spectacle qu'il donne aux autres hommes, qui peuvent le voir de toute part, comme de toute part on voit la cime élevée d'une montagne. Je préfère le premier sens au second. Voir plus loin, § 23. - Qu'ils l'égorgent. C'est le destin de Socrate ; c'est le destin de Jésus-Christ. | |
XVI Il n'est plus temps de discuter sur les conditions que l'homme de bien doit remplir ; il s'agit uniquement d'être homme de bien. |
§ 16. Il n'est plus temps de discuter. Le Stoïcisme n'a pas laissé de discuter ; mais il faut lui rendre cette justice qu'il a mis en général la pratique fort au-dessus de la théorie. A certains égards, c'était une tendance à descendre, bien que ce fût aussi une réaction contre certaines exagérations du Platonisme ; mais dans les temps où le Stoïcisme apparut et surtout sous l'Empire romain, la morale stoïcienne soutint les âmes et les fortifia plus que ne pouvait le faire aucune autre doctrine. L'histoire en fournit une foule de preuves. | |
XVII Essaie sans cesse de te représenter l'image de la totale durée, de la totale substance ; et dis-toi bien que tous les êtres particuliers valent, comparés à la substance, un grain de millet, et, comparés au temps éternel, un tour de vrille. |
§ 17. De la totale durée, de la totale substance. En d'autres termes, de l'infinité du temps et de l'infinité de la matière. J'ai préféré la première version à la seconde, qui aurait eu une nuance trop moderne. | |
XVIII En examinant un objet quelconque, figure-le-toi comme s'il était déjà dissous, et soumis au changement qui doit le transformer, comme s'il était déjà exposé à la corruption qui l'attend, et à la dispersion de toutes ses parties, c'est-à-dire en cet état où, selon les lois de la nature, tout être doit mourir, à ce qu'il semble. |
§ 18. Soumis au changement. Voir plus haut, § 11 et passim. L'idée de la mobilité des choses ne saurait être trop souvent présente à la raison de l'homme ; elle le remet à sa juste place, et lui fait mieux apprécier le monde où il est. | |
XIX Qu'est-ce donc que sont les hommes, qui mangent, qui dorment, qui s'accouplent, qui rendent leurs excréments, et qui sont soumis à tant d'autres besoins ! Et cependant, quel orgueil n'ont-ils pas d'être hommes ! Quelle morgue ! Que de dureté pour les autres, qu'ils traitent du haut d'une écrasante supériorité ! Et l'instant d'auparavant, de qui n'étaient-ils pas les esclaves ? Et pourquoi s'abaissaient-ils ainsi ? Dans un instant, ne reviendront-ils pas encore aux mêmes bassesses ? |
§ 19. Quel orgueil n'ont-ils pas d'être hommes ! Le sens n'est pas sûr, parce que le mot dont se sert ici Marc-Aurèle est extrêmement douteux. - De qui n'étaient-ils pas les esclaves ? Cette peinture des lâchetés humaines se l'apporte surtout aux moeurs des cours, où les bassesses sont plus apparentes. Aujourd'hui, nous sommes un peu blasés sur ces critiques, quelque justes qu'elles soient ; elles étaient très neuves au temps de Marc-Aurèle, qui était en position de bien connaître les choses, et qui avait l'âme assez haute pour les bien juger. | |
XX Tout ce que la nature universelle comporte pour un être est utile à cet être, et, de plus, lui est utile au moment où la nature le lui donne. |
§ 20. La nature universelle. Nouvel hommage rendu à la Providence. Voir plus haut, liv. II, § 3. | |
XXI «La terre aime la pluie, ainsi que l'air immense». Il en est de même pour le monde, qui se plaît à faire tout ce qui doit être. Je dis donc au monde : «J'aime avec toi tout ce que tu aimes». Ne dit-on pas aussi, en parlant même d'une chose, qu'elle aime à être de telle ou telle façon ? |
§ 21. La terre aime la pluie. Il semble que le début de ce paragraphe est une citation, et, sans doute, de quelque poète. - Pour le monde. Ordonné et gouverné par la Providence. - Je dis donc au monde. Voir plus haut, § 14. - Elle aime à être de telle ou telle façon. La pensée n'est pas très claire ; et l'on ne voit pas nettement le but de cette comparaison. Le sens général de ce passage, c'est simplement que l'homme doit aimer le sort que la Providence lui a fait. | |
XXII Ou bien tu continues à vivre où tu es, et c'est pour toi chose d'habitude ; ou bien tu t'en vas, et c'est parce que tu l'as voulu ; ou enfin tu meurs, et alors tu as fini ton service. Hors de ces trois hypothèses, il n'y en a pas d'autre. Ainsi, aie bon courage. |
§ 22. Tu t'en vas. Il s'agit ici du suicide, que le Stoïcisme permettait au sage, ne voyant pas que le suicide est une révolte contre la Providence, et contre le destin qu'elle nous départit. - Ainsi, aie bon courage. La conclusion est excellente, quoique les prémisses ne soient pas toutes également acceptables. | |
XXIII Qu'il soit toujours parfaitemeut évident pour toi que la ville, que tu habites, est précisément ce qu'est la campagne. Sache bien aussi que les choses y sont tout à fait identiques à ce qu'elles sont au sommet des montagnes, sur le rivage des mers, en un mot, partout où tu voudras. Tu pourras voir combien est vrai ce que dit Platon dans ce passage : «Les rois ne sont ni moins grossiers ni moins ignorants que des pâtres, à cause du peu de loisir qu'ils ont de s'instruire, renfermés entre des murailles, comme dans un parc sur une montagne...» |
§ 23. Que la ville que tu habites. J'ai rendu la pensée plus précise qu'elle n'est dans le texte ; et le sens que je donne me paraît plus d'accord avec ce qui suit. La Ville est opposée à la Campagne. - Les rois ne sont ni moins grossiers... On voit que Marc-Aurèle ne se fait pas la moindre illusion sur les grandeurs et les magnificences qui l'entourent. Il sait bien qu'elles n'ajoutent rien à sa valeur personnelle. Le passage de Platon est tiré du Théétète, p. 130, traduction de M. V. Cousin. | |
XXIV Dans quel état est en moi la faculté qui doit me conduire ? Qu'est-ce que j'en fais en ce moment même ? A quel usage est-ce que je l'applique maintenant ? Est-elle dénuée de raison ? Ne s'est-elle pas isolée et arrachée de la communauté, à laquelle elle appartient ? Ne s'est-elle pas tellement absorbée et confondue dans cette misérable chair, qu'elle en subisse et en partage toutes les fluctuations ? |
§ 24. Dans quel état est en moi. C'est comme un examen de conscience, que la philosophie recommande aussi bien que la religion. C'est l'antique précepte de l'oracle de Delphes, que Socrate s'était approprié : «Connais-toi toi-même». - De la communauté. C'est-à-dire de l'ordre universel, dont chacun de nous fait partie. - Dans cette misérable chair. Voir plus haut, liv. IX, § 41. Pour la pensée générale de ce paragraphe, voir plus haut, liv. VIII, | |
XXV L'esclave qui fuit son maître est un déserteur et un fugitif ; or notre maître, c'est la loi ; donc transgresser la loi, c'est fuir et déserter. Par la même raison, on a tort et l'on transgresse la loi quand on s'afflige, quand on s'emporte, quand on s'effraie pour une de ces choses passées, présentes ou futures, lesquelles sont réglées par Celui qui régit l'univers, par Celui qui est la loi même, répartissant à chacun ce qui lui revient. Ainsi, la crainte, la douleur, la colère, ce sont là autant de désertions. |
§ 25. L'esclave qui fuit son maître. La comparaison est peut être plus frappante qu'elle n'est juste. L'homme n'est pas, à vrai dire, l'esclave de la loi ; il en est le serviteur, puisqu'il s'y associe par sa raison, et qu'en l'exécutant il se fait gloire d'y obéir et de l'approuver. - Par Celui gui régit l'univers. C'est-à-dire Dieu, avec sa toute-puissance et sa miséricorde infinie. La crainte, la douleur, la colère. Ce sont des passions bien naturelles à l'homme ; mais c'est à la raison de les dompter et de les restreindre dans de sages limites. | |
XXVI La semence une fois versée dans l'organe qui la doit recevoir, le père disparaît. Pour ce qui se développe ensuite, c'est une autre cause qui, recevant ce germe, élabore et parachève l'enfant. Quel début ! Quel progrès ! Puis l'enfant absorbe de la nourriture, qui passe par sa bouche. Et pour ce qui va suivre encore, c'est également une autre cause qui, recevant ces premiers matériaux, produit la sensibilité, les passions, en un mot, la vie, avec les forces et toutes les facultés qui la composent. En quel nombre ! Avec quelle énergie ! Contemplons ce qui se passe dans ces profondes ténèbres, voyons la force qui produit ces merveilles, ainsi que nous voyons la force qui précipite les corps en bas, ou qui les fait monter en haut. Certes, ce n'est pas l'affaire de nos yeux ; mais le fait n'en est pas moins d'une évidence éclatante. |
§ 26. Le père disparait... l'enfant. L'expression du texte est plus générale ; mais la suite prouve bien qu'il s'agit de l'être humain spécialement. - Quel début, quel progrès ! L'admiration de Marc-Aurèle pour l'organisation de l'homme est aussi vive que justifiée, et tout ce qu'il dit ici est d'une vérité incontestable. Le matérialisme contemporain a obscurci toutes ces grandes et claires idées ; et certainement, l'homme est à lui-même la plus prodigieuse merveille de ce monde, si, de sa constitution matérielle et de sa vie purement animale, il passe à sa vie morale et au spectacle de sa conscience et de son libre arbitre. Ce sont là des contemplations que chacun de nous peut se donner. La sagesse antique ne s'y était pas méprise, et ces idées étaient déjà si répandues, même avant notre ère, que les poètes eux-mêmes en étaient l'écho. Os homini sublime dedit... di&ait Ovide. Ces vérités éclatantes, voilées pour un instant, ne reparaîtront que plus puissantes et plus belles. - La force gui précipite les corps. Nos matérialistes devraient se dire, comme Marc-Aurèle, que l'attraction, à laquelle ils croient, n'est pas plus visible aux yeux du corps que l'âme, à laquelle ils ne croient pas. Mais Elle n'en est pas moins d'une évidence éclatante. | |
XXVII Répète-toi sans cesse que la manière dont les choses se passent actuellement est aussi la manière dont elles se passaient jadis, dont elles se passeront plus tard. Remets-toi sous les yeux tous ces drames, tous ces théâtres, toujours si uniformes, que tu as pu connaître, soit par ton expérience personnelle, soit par les récits d'une histoire plus ancienne ; par exemple, tout ce que l'on a fait à la cour d'Adrien, a celle d'Antonin, et tout ce qu'on faisait dans les cours de Philippe, d'Alexandre, de Crésus. Elles étaient absolument comme celle que tu as ; il n'y avait que les acteurs de changés. |
§ 27. La manière dont les choses se passent. Il ne s'agit pas des choses en général, mais des choses qui se passent à la cour des Rois et des Empereurs, comme le prouve la suite du paragraphe. - A la cour d'Adrien. Marc-Aurèle avait passé une partie de son enfance à la cour d'Adrien, et il avait dix-sept ans lorsque cet empereur mourut, en 138. Quant à la cour d'Antonin, il y avait vécu plus de vingt ans de suite, mêlé à toutes les affaires, avant d'être empereur hii-méme. | |
XXVIII Représente-toi bien qu'un homme qui s'afflige de quoi que ce soit, ou qui se révolte contre les choses, ressemble à un de ces pourceaux traînés au sacrifice, qui regimbent en grognant. C'est l'image de celui qui, couché sur son lit solitaire, se plaint eu secret du destin qui nous enchaîne. Dis-toi bien aussi que le privilège de l'être doué de raison, c'est d'obéir de son plein gré aux événements, tandis que, pour tous les autres êtres, y obéir purement et simplement est une absolue nécessité. |
§ 28. Qui s'afflige de quoi que ce soit. Voir plus haut, § 25. - Un de ces pourceaux. L'image est violente ; mais il n'y a pas de principe qui tienne plus à coeur à Marc-Aurèle que la résignation de l'homme à l'ordre de la Providence, et la foi absolue en sa bonté infinie et toute puissante. Il n'a pas moins raison, quand il nous rappelle que la révolte est parfaitement inutile, puisque la nécessité est inévitable. S'y associer en s'y soumettant, c'est encore ce que nous ayons de mieux à faire, au point de vue pratique. Voir plus haut, liv. VIII, § 49, la note et la citation de Sénèque. | |
XXIX A chacun des actes que tu accomplis, demande-toi si la mort te semble plus particulièrement affreuse, parce qu'elle doit te priver de l'objet qui t'occupe. |
§ 29. Si la mort te semble plus particulièrement affreuse. Le côté le plus utile de ce précepte, c'est de se familiariser avec l'idée de la mort, en y songeant aussi souvent qu'on le peut. Voir plus loin, liv. XII, § 31. | |
XXX Lorsque tu t'offusques de la faute de quelqu'un, fais un retour sur toi-même, et pense un peu aux fautes analogues que, toi aussi, tu commets ; par exemple, quand tu fais trop de cas de l'argent, du plaisir, de la vaine gloire, et de tant d'autres objets, qui ne valent pas mieux. Si tu t'attaches h cette réflexion, tu auras bien vite oublié ton irritation, et tu te diras : «Il y était forcé ; que pouvait-il faire ?» Ou bien même, si tu le peux, fais disparaître la contrainte que le malheureux subit. |
§ 30. Fais un retour sur toi-même. C'est un conseil plein de sagesse et de charité ; car le meilleur moyen de supporter les fautes d'autrui, c'est de s'avouer celles qu'on commet soi-même. - Fais disparaître la contrainte. C'est la charité vraiment active et efficace. Voir plus haut, liv. VII, § 63. Bossuet a dit : «En voyant les fautes des autres, nous devrions songer par la même raison que nous en sommes capables, et gémir pour eux en tremblant pour nous ; nous ne pardonnons rien aux autres ; nous ne nous redisons rien à nous-mêmes». Réflexions chrétiennes et morales, § 15, Des Jugements humains. | |
XXXI Quand tu vois Satyron, pense à un philosophe socratique, ou à Eutychès, ou à Hymen ; quand tu vois Euphrate, pense à Eutychion, à Silvanus ; quand c'est Alciphron, pense à Tropaeophore ; en voyant Xénophon, pense à Criton ou à Sévérus ; enfin, en regardant à toi-même, reporte ta pensée sur un des Césars. En un mot, dans chaque cas qui se présente, fais une comparaison analogue. Puis adresse-toi cette question : «Et tous ceux-là, où sont-ils ? Nulle part, en ce monde ; ou bien, ils sont n'importe où». En te mettant sans cesse à ce point de vue, tu comprendras que les choses humaines ne sont que fumée et que néant. Tu en seras surtout convaincu, si tu te rappelles en même temps que l'être qui a une fois changé et disparu ne redeviendra jamais ce qu'il a été, dans toute la durée du temps infini. Et toi, dans combien de temps vas-tu changer aussi ? Est-ce qu'il ne te suffit pas d'avoir fourni comme il convient cette courte carrière ? Quelle réalité, quelle chimère peux-tu craindre et fuir encore ? Qu'est-ce, en effet, que tout cela, si ce n'est une suite d'exercices pour la raison, appréciant nettement, et par l'étude exacte de la nature, ce que valent les choses de la vie ? Arrives-en donc avec persévérance à t'assimiler ainsi ces vérités, de même qu'un estomac robuste s'assimile tous les aliments, de même qu'un feu qui brille convertit en flamme et en lumière éclatante tout ce qu'on y jette. |
§ 31. Satyron.... Eutychès.... Hymen, etc., etc. La plupart de ces noms sont absolument inconnus ; et, comme nous ignorons ce qu'étaient les personnages qui les portaient, il nous est difficile de comprendre très précisément la pensée de ce paragraphe. La suite semble prouver que ce sont des comparaisons que Marc-Aurèle recommande de faire, afin de mieux juger les autres et de mieux se juger soi-même. C'en ainsi qu'il a l'intention de se comparer personnellement à quelqu'un de ses prédécesseurs. - Que fumée et que néant. On a déjà vu des idées et des expressions semblables, liv. II, § 17, et on les retrouvera pius bas, liv. XII, § 27 et 33. L'image de ia fumée appliquée aux choses de la vie est aussi naturelle que juste. - Comme il convient. C'est-à-dire, en accomplissant sans cesse le devoir, sous toutes les formes où il se présente. - Quelle réalité, quelle chimère. Le texte n'est peut-être pas aussi précis. - Ce que valent les choses de la vie. Il ne faut pas oublier que c'est un empereur qui parle. - De même qu'un estomac robuste. Image très exacte. - De même qu'un feu qui brille. Voir plus haut, liv. IV, § 1. | |
XXXII Que personne ne puisse jamais se permettre de dire de toi avec vérité que tu n'es pas simple ou que tu n'es pas bon ; qu'à, ton égard un tel soupçon soit toujours une calomnie. Tout cela ne dépend que de toi. Qui pourrait, en effet, t'empêcher d'être bon et simple ? Tu n'as qu'à te résoudre à ne pas continuer de vivre, si tu n'avais pas ces qualités ; car la raison ne te retient pas dans la vie, si tu ne les possèdes point. |
§ 32. Simple... bon. Deux qualités qui résument en quelque sorte toutes les autres. - Tout cela ne dépend que de toi. C'est un des axiomes de l'école stoïcienne, et, parmi toutes les philosophies, il n'en est pas une qui ait affirmé plus énergiquement le libre arbitre de l'homme. - Qui pourrait, en effet, t'empêcher. Si ce n'est toi-même. - Te résoudre à ne pas continuer de vivre. Il semble bien que Marc-Aurèle veut ici parler de suicide ; mais l'idée de cette extrémité, quoique permise et recommandée en certains cas par le Stoïcisme, ne semble pas applicable dans ce passage, puisque plus haut Marc-Aurèle vient d'affirmer qu'il ne dépend que de nous d'acquérir les vertus qui nous manquent, et qu'il l'affirmera énergiquement dans le paragraphe qui suit. Il est donc probable que Marc-Aurèle ne veut pas dire autre chose, si ce n'est qu'il vaut mieux ne pas vivre que de vivre dans le vice et le crime. Les manuscrits n'offrent, d'ailleurs, aucune variante qui autorise à modifier la nuance de la pensée. | |
XXXIII Sur une question donnée, qu'y a-t-il de mieux à faire ou à dire, dans la mesure du possible ? Quelle que soit cette question, il t'est toujours permis de faire ou de dire ce qu'il y a de mieux. Et ne va pas alléguer pour excuse que tu en es empêché. Tu ne cesseras de te plaindre que quand, aussi ardent que les amis du plaisir le sont dans leurs jouissances, tu sauras accomplir tout ce que comporte la constitution de l'homme, dans la question qui se présente et qu'il faut résoudre ; car tout être doit regarder comme une jouissance véritable de faire ce que permet sa nature propre. Or, toujours et partout, il est possible de s'y conformer. Ainsi, une boule ne peut pas toujours et partout obéir au mouvement qui lui est propre ; le mouvement propre n'est pas non plus toujours possible pour l'eau, le feu, et tant d'autres choses, qui n'obéissent qu'à la nature, ou pour une âme qui n'est pas douée de raison, attendu qu'il peut y avoir une foule d'obstacles qui les empêchent et les arrêtent. Mais l'intelligence et la raison peuvent toujours se frayer leur route à travers tous les obstacles, selon leur nature et dans la plénitude de leur volonté. Si tu te mets bien devant les yeux cette facilité merveilleuse que possède la raison de passer au travers de tout, comme le feu monte en haut, comme la pierre descend en bas, comme l'objet rond roule sur un plan incliné, ne recherche dès lors rien de plus ; car tous ces obstacles, qui ne regardent que le corps et notre cadavre, et qui sont en dehors de notre volonté et du domaine de la raison même, n'ont pas le don de nous blesser ; ils ne nous font absolument aucun mal, puisque, dans ce cas, l'être qui en serait vraiment atteint, devrait périr à l'instant même. Il est bien vrai que, dans les autres combinaisons de choses, quand il survient un mal quelconque, ce mal empire la condition de l'être qui en est atteint ; mais ici, au contraire, il faut bien se dire que l'homme n'en devient que meilleur et d'autant plus louable, quand il fait bon usage des épreuves qu'il subit. Souviens-toi donc toujours que le véritable et naturel citoyen ne souffre jamais de ce qui ne fait pas souffrir la cité, et que la cité même n'éprouve aucun dommage quand la loi n'en éprouve point. Or, dans ces prétendus revers, il n'y a rien qui blesse la loi ; et, dès lors, ce qui ne blesse point la loi ne blesse point non plus, ni la cité, ni le citoyen. |
§ 33. Qu'y a-t-il de mieux à faire ou à dire. L'homme n'est pas tenu à davantage ; mais c'est là tout son devoir ; et c'est en ce sens que l'Evangile a dit : «Paix aux hommes de bonne volonté». - Toujours et partout il est possible de s'y conformer. Grâce au libre arbitre, qui est tout à la fois la grandeur et la faiblesse de l'homme, selon qu'il s'attache au bien ou qu'il en dévie. - Tant d'autres choses qui n'obéissent qu'à la nature. C'est là pour l'homme une glorieuse exception ; il n'obéit qu'à la raison. - Une âme qui n'est pas douée de raison. Celle des bêtes, par exemple. - Se frayer leur route. Aux risques et périls du corps, qui peut d'ailleurs périr, s'il le faut, pour le salut de l'âme. - Périr. Moralement. - L'homme n'en devient que meilleur. Heureuses les âmes qui ont pu faire cette virile expérience ! - Ces prétendus revers. Qui sont les seuls que le vulgaire comprenne, parce qu'il ignore les déchéances morales et ne les sent pas. - Ne blesse point non plus ni la cité, ni le citoyen. Voir plus haut, § 6, et liv. V, § 22. | |
XXXIV Une fois qu'on a mordu aux vrais principes, il suffit du plus simple mot, d'une sentence connue de tout le monde, pour se souvenir qu'on ne doit avoir ni tristesse, ni crainte : Le vent les jette à terre et pourtant la nature... Ce sont également des feuilles que tes enfants ; ce sont aussi des feuilles légères que les clameurs enthousiastes qui chantaient tes louanges, ou, en sens contraire, ces malédictions, ces critiques, ces railleries dont on t'accablait. Ce sont des feuilles encore, et non moins légères celles-là, que ces voix qui propageront successivement ton souvenir dans la postérité. Oui, ce sont là autant de feuilles. ...Et pourtant la nature, Puis, le vent les a dispersées encore une fois, et la forêt en produit d'autres à leur place. Ainsi donc, cette durée éphémère est la condition commune de toutes choses. Et toi, tu prends toutes choses, soit que tu les fuies, soit que tu les recherches, comme si elles devaient être éternelles ! Encore un peu, et tes yeux se fermeront aussi ; et celui-là même qui t'aura porté en terre sera, à son tour, pleuré par un autre, qui l'y portera. |
§ 34. Une fois qu'on a mordu. La tournure du texte est encore plus vive : «Une fois qu'on a été mordu par les vrais principes». C'est là ce qui fait l'immense supériorité des grandes doctrines morales, comme le Platonisme et le Stoïcisme. Ce sont de vraies religions ; elles règlent la conduite de l'homme, et mordent sur lui. - Le vent les jette à terre. Iliade, chant VI, vers 147 et suivants. - Des feuilles que tes enfants. C'est, sans doute, pour Marc-Aurèle un souvenir des enfants qu'il avait perdus. Cette image, si mélancolique et si naturelle, remonte donc jusqu'à Homère. Elle a été répétée mille fois, et elle le sera sans cesse. - Comme si elles devaient être éternelles. C'est, en effet, sur les choses éternelles qu'il faut mesurer les choses d'ici-bas. - Encore un peu... Ces réflexions, toutes tristes qu'elles sont, n'en ont pas moins une profonde vérité, Sénèque a dit : «L'homme ne paraît jamais plus divin que lorsqu'il songe qu'il est né pour mourir, et que son corps n'est qu'une hôtellerie qu'il doit quitter aussitôt qu'il est à charge à son hôte». Epître CXX, à Lucilius. Bossuet a dit aussi, se rappelant, sans doute, Homère comme le fait Marc-Aurèle : «Il me semble que je vois un arbre battu des vents ; il y a des feuilles qui tombent à chaque moment ; les unes résistent plus ; les autres, moins. Que s'il y en a qui échappent de l'orage, toujours l'hiver viendra qui les flétrira et les fera tomber. Ou, comme dans une grande tempête, les uns sont soudainement suffoqués, les autres flottent sur un ais abandonné aux vagues ; et lorsqu'il croit avoir évité tous les périls, après avoir duré longtemps, un flot le pousse contre un écueil et le brise». Sermon sur la Mort. | |
XXXV Lorsque l'oeil est sain, il regarde tout ce qui peut être regardé, et il ne dit pas : «C'est du vert que je veux voir». Car le vert n'est un besoin que pour l'oeil qui est malade. De même, l'ouïe quand elle saine, l'odorat quand il est sain, doivent être tout prêts à entendre les sons et à sentir les odeurs. L'estomac qui est sain doit être aussi bien disposé pour tous les aliments qu'il reçoit, de même encore qu'une meule de moulin doit être prête à moudre tous les grains qu'on y apporte. Ainsi donc, l'âme, quand elle est vraiment saine, doit être préparée à tous les événements. Mais l'âme qui dit : «Que mes enfants vivent ; ou bien : Que tout le monde me comble de louanges dans tout ce que je fais», cette âme-là n'est qu'un oeil qui cherche à voir du vert, ou des dents qui ne veulent que des aliments mous et faciles à broyer. |
§ 35. C'est du vert que je veux voir. Ainsi, dès le temps de Marc-Aurèle, on avait remarqué que la couleur du vert est celle qui fatigue le moins la vue. L'observation était assez facile, puisque la nature a répandu presque partout la couleur verte par le règne végétal. Aujourd'hui, cette observation est banale. Il y a vingt siècles, elle l'était moins. - «Que mes enfants vivent». Ce n'est pas que Marc-Aurèle entende blâmer la tendresse paternelle ; mais il ne veut pas qu'elle aille jusqu'à la révolte contre les décrets de la Providence. Voir plus haut, liv. IX, § 40. | |
XXXVI Il n'est personne qui soit assez heureux pour n'avoir point auprès de soi, quand il meurt, des gens prêts à prendre assez tranquillement le mal qui lui arrive. «Sans doute, c'était un honnête homme, diront-ils ; c'était un sage». Mais n'y aura-t-il pas aussi quelqu'un pour se dire, en fin de compte, et à part lui : «Nous voilà donc délivrés de ce pédagogue ; respirons enfin. Certes, il n'était méchant pour personne de nous ; mais je sentais bien qu'au fond du coeur il nous désapprouvait» ? Voilà ce qu'on dit d'un honnête homme. Mais, nous autres, combien de motifs ne fournissons-nous pas à ceux qui, en grand nombre, voudraient être débarrassés de nous ? C'est là ce qu'on doit penser à son lit de mort, et la réflexion suivante te fera quitter la vie plus aisément : «Je sors de cette vie, où même mes associés de route, pour qui j'ai tant lutté, fait tant de voeux, pris tant de peine, désirent, malgré tout cela, que je m'en aille, espérant que ma mort leur procurera peut-être une facilité quelconque de plus». Quel motif pourrait donc nous faire souhaiter de demeurer plus longtemps ici-bas ? Toutefois ne va pas, en partant, montrer moins de bienveillance pour eux ; conserve à leur égard ton caractère habituel ; reste affectueux, indulgent, doux, et ne semble pas avoir l'air d'être éconduit. Mais de même que, quand on a une mort facile, l'âme s'exhale aisément du corps, de même il faut que tu prennes congé de tes semblables avec une inaltérable sérénité. Car c'est la nature qui avait formé ton lien avec eux et qui le rompra. Mais voici qu'elle le rompt. Eh bien, je me sépare d'amis qui me sont chers, sans qu'on ait besoin de m'arracher d'au milieu d'eux, et sans qu'il faille me faire violence ; car cette séparation même est une chose qui n'a rien que de conforme à la nature. |
§ 36. Il n'est personne qui soit assez heureux. Cette réflexion est sans doute toute personnelle, et Marc-Aurèle avait dû sentir plus d'une fois autour de lui l'embarras que sa vertu causait à tous ceux qui l'approchaient. Il n'y met point, d'ailleurs, d'amertume ; et, au fond, il plaint ceux qui ne cherchent pas le bien aussi sincèrement que lui ; voilà tout. L'observation peut être généralisée ; et il n'est pas besoin d'être empereur pour que la mort de l'un soulage toujours quelque autre dans une certaine mesure. - Au fond du coeur, il nous désapprouvait. Thraséas n'avait pas commis d'autre crime pour que Néron le fit mourir ; le tyran voulait se débarrasser d'un silence accusateur. - Montrer moins de bienveillance. Le sentiment est admirable, et il tempère ce que peut avoir de douloureux cette analyse du coeur humain. - C'est la nature... En d'autres termes, la Providence. L'argument est décisif dans la doctrine stoïcienne. | |
XXXVII Autant que possible, quand tu vois agir quelqu'un, prends l'habitude de te demander à toi-même : «Quel motif cet homme peut-il bien avoir pour faire ce qu'il fait ?» Commence ainsi par toi-même, et soumets-toi le premier à ton examen. |
§ 37. Autant que possible... La pensée de ce paragraphe n'est pas assez claire. Le texte, d'ailleurs, n'offre auenne difficulté ; et c'est seulement une explication un peu plus développée qui manque dans ce passage. Au fond, Marc-Aurèle conseille de s'examiner soi-même avant de juger autrui, et de se demander ce qu'on aurait fait à la place de celui qu'on voit agir sous ses yeux. | |
XXXVIII Dis-toi bien que le principe qui met tes fibres en mouvement est tout intérieur et caché en toi. Ce principe est ce qui te fait parler ; c'est la vie, et, s'il faut le dire d'un mot, c'est l'homme. Ne le confonds jamais dans ta pensée avec le vase qui le renferme, avec les organes dont il est entouré et revêtu. Ils sont à ton usage comme tous les autres instruments, une cognée, par exemple ; et la seule différence, c'est que c'est la nature qui nous les donne. Mais ces parties de ton corps, sans la cause qui en provoque ou en arrête le mouvement, seraient aussi inutiles que la navette sans l'ouvrière qui tisse, que le roseau sans la main qui écrit, ou que le fouet sans le cocher qui le tient. |
§ 38. Le principe qui met les fibres en mouvement. En d'autres tenues, l'âme et la volonté. - C'est l'homme. Distinct de l'organisation matérielle qui lui a été donnée. Ce sont les deux principes dont notre nature se compose, que la conscience nous atteste, et que le Platonisme avait déjà assez nettement distingués. - Sans la cause. L'âme et le libre arbitre. - En provogue ou en arrête le mouvement. Le spiritualisme de Marc-Aurèle apparaît ici dans toute sa netteté et avec la dernière précision. Sur ce point, la doctrine stoïcienne n'a jamais été douteuse, et, en attribuant au libre arbitre une telle puissance et une telle supériorité, elle n'a fait que continuer le Platonisme et toute l'école socratique. Croire à l'unité de l'homme, est une erreur que les modernes peuvent commettre, mais que n'a jamais commise la sage antiquité ; Epicure lui-même n'y est pas tombé. |