[Le déclenchement de la guerre civile]
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XXXI. César avait résolu depuis longtemps de
détruire Pompée, comme Pompée voulait de
son côté ruiner César. Crassus, qui seul
pouvait prendre la place de celui des deux qui aurait
succombé, ayant péri chez les Parthes, il ne
restait à César, pour devenir le plus grand,
que de perdre celui qui l'était déjà ;
et à Pompée, pour prévenir sa propre
perte, que de se défaire de celui dont il craignait
l'élévation. Mais c'était depuis peu que
Pompée avait cette crainte ; jusque-là il
n'avait pas cru César redoutable, persuadé
qu'il ne lui serait pas difficile de renverser celui dont
l'agrandissement était son ouvrage. César, qui
de bonne heure avait eu le projet de détruire tous ses
rivaux, avait fait comme un athlète qui va se
préparer loin de l'arène où il doit
combattre. Il s'était éloigné de Rome,
et en s'exerçant lui-même dans les guerres des
Gaules, il avait aguerri ses troupes, augmenté sa
gloire par ses exploits et égalé les hauts
faits de Pompée. Il ne lui fallait que des
prétextes pour colorer ses desseins ; et ils lui
furent bientôt fournis, soit par Pompée
lui-même, soit par les conjonctures, soit enfin par
vices du gouvernement. A Rome, ceux qui briguaient alors les
charges dressaient des tables de banque au milieu de la place
publique, achetaient sans honte les suffrages des citoyens,
qui, après les avoir vendus, descendaient au champ de
Mars, non pour donner simplement leurs voix à celui
qui les avait achetées, mais pour soutenir sa brigue
à coups d'épée, de traits et de frondes.
Souvent on ne sortait de l'assemblée qu'après
avoir souillé la tribune de sang et de meurtre ; et la
ville, plongée dans l'anarchie, ressemblait à
un vaisseau sans gouvernail, battu par la tempête. Tout
ce qu'il y avait de gens raisonnables aurait regardé
comme un grand bonheur que cet état si violent de
démence et d'agitation n'amenât pas un plus
grand mal que la monarchie. Plusieurs même osaient dire
ouvertement que la puissance d'un seul était l'unique
remède aux maux de la république, et que ce
remède il fallait le recevoir du médecin le
plus doux, ce qui désignait clairement Pompée.
Il affectait dans ses discours de refuser le pouvoir absolu ;
mais toutes ses actions tendaient à se faire nommer
dictateur. Caton, qui pénétrait son dessein,
conseilla au sénat de le nommer seul au consulat, afin
que, satisfait de cette espèce de monarchie plus
conforme aux lois, il n'enlevât pas de force la
dictature. Le sénat prit ce parti, et en même
temps il lui continua les deux gouvernements dont il
était pourvu, l'Espagne et l'Afrique : il les
administrait par ses lieutenants et y entretenait des
armées dont la dépense montait chaque
année à mille talents, qui lui étaient
payés du trésor public.
XXXII. Ces décrets
du sénat déterminèrent César
à demander le consulat, et une pareille prolongation
des années de ses gouvernements. Pompée d'abord
garda le silence. Mais Marcellus et Lentulus, ennemis
déclarés de César, proposèrent de
rejeter ses demandes : et pour faire outrage à
César, à une démarche nécessaire
ils en ajoutèrent qui ne l'étaient pas. Ils
privèrent du droit de bourgeoisie les habitants de
Néocome (42),
que César avait établis depuis peu dans la
Gaule. Marcellus, pendant son consulat, fit battre de verges
un de leurs sénateurs qui était venu à
Rome, et lui dit que, n'étant pas citoyen romain, il
lui imprimait cette marque d'ignominie, qu'il pouvait aller
montrer à César. Après le consulat de
Marcellus, César laissa puiser abondamment dans les
trésors qu'il avait amassés en Gaule tous ceux
qui avaient quelque part au gouvernement. Il acquitta les
dettes du tribun Curion, qui étaient
considérables ; et donna quinze cents talents au
consul Paulus, qui les employa à bâtir sur la
place publique cette fameuse basilique qui a remplacé
celle de Fulvius. Pompée, craignant cette
espèce de ligue, agit ouvertement, soit par
lui-même, soit par ses amis, pour faire nommer un
successeur à César ; il lui fit redemander les
deux légions qu'il lui avait prêtées pour
la guerre des Gaules, et que César lui renvoya
sur-le-champ après avoir donné à chaque
soldat deux cent cinquante drachmes.
XXXIII. Les officiers qui
les ramenèrent à Pompée
répandirent parmi le peuple des bruits très
défavorables à César, et
contribuèrent à corrompre de plus en plus
Pompée, en le flattant de la vaine espérance
que l'armée de César désirait l'avoir
pour chef ; que si à Rome l'opposition de ses envieux,
et les vices d'un gouvernement vicieux, mettaient des
obstacles à ses desseins, l'armée des Gaules
était toute disposée à lui obéir
; qu'à peine elle aurait repassé les monts,
qu'elle serait toute à lui ; tant, disaient-ils,
César leur était devenu odieux par le grand
nombre d'expéditions dont il les accablait ! tant la
crainte qu'on avait qu'il n'aspirât à la
monarchie l'avait rendu suspect ! Ces propos enflèrent
tellement le coeur de Pompée qu'il négligea de
faire des levées, croyant n'avoir rien à
craindre, et se bornant à combattre les demandes de
César par des discours et des opinions dont
César s'embarrassait fort peu. On assure qu'un de ses
officiers qu'il avait envoyé à Rome, et qui se
tenait à la porte du conseil, ayant entendu dire que
le Sénat refusait à César la
continuation de ses gouvernements : «Celle-ci la lui
donnera», dit-il en mettant la main sur la garde de son
épée.
XXXIV. Cependant
César avait, dans ses demandes, toutes les apparences
de la justice : il offrait de poser les armes pourvu que
Pompée les quittât aussi. Devenus ainsi l'un et
l'autre simples particuliers, ils attendraient les honneurs
que leurs concitoyens voudraient leur décerner ; mais
lui ôter son armée et laisser à
Pompée la sienne, c'était, en accusant l'un
d'aspirer à la tyrannie, donner à l'autre la
facilité d'y parvenir. Curion, qui faisait ces offres
au peuple au nom de César, fut singulièrement
applaudi ; et quand il sortit de l'assemblée, on lui
jeta des couronnes de fleurs, comme à un
athlète victorieux. Antoine, l'un des tribuns du
peuple, apporta dans l'assemblée une lettre de
César, et la fit lire publiquement dans le
sénat, malgré les consuls (43). Scipion,
beau-père de Pompée, proposa que si, dans un
jour fixé, César ne posait pas les armes, il
fût traité en ennemi public. Les consuls
demandèrent d'abord si l'on était d'avis que
Pompée renvoyât ses troupes ; et ensuite si on
voulait que César licenciât les siennes : il y
eut très peu de voix pour le premier avis, et le
second les eut presque toutes. Antoine ayant proposé
de nouveau qu'ils déposent tous deux le commandement,
cet avis fut unanimement adopté ; mais le bruit que
fit Scipion, et les clameurs du consul Lentulus, qui criait
que contre un brigand il fallait des armes et non pas des
décrets, obligèrent le sénat de rompre
l'assemblée. Les citoyens, effrayés de cette
dissension, prirent des habits de deuil.
XXXV. On reçut
bientôt une autre lettre de César, qui parut
encore plus modérée : il offrait de tout
abandonner, à condition qu'on lui laisserait le
gouvernement de la Gaule cisalpine et celui de l'Illyrie,
avec deux légions, jusqu'à ce qu'il eût
obtenu un second consulat. L'orateur Cicéron, qui
venait d'arriver de son gouvernement de Cilicie, et qui
cherchait à rapprocher les deux partis, faisait tous
ses efforts pour adoucir Pompée. Celui-ci, en
consentant aux autres demandes de César, refusait de
lui laisser les légions. Cicéron avait
persuadé les amis de César de l'engager
à se contenter de ses deux gouvernements, avec six
mille hommes de troupe, et de faire sur ce pied
l'accommodement. Pompée se rendait à cette
proposition ; mais le consul Lentulus n'y voulut jamais
consentir ; il traita indignement Antoine et Curion (44), et les chassa
honteusement du sénat. C'était donner à
César le plus spécieux de tous les
prétextes ; et il s'en servit avec succès pour
irriter ses soldats, en leur montrant des hommes d'un rang
distingué, des magistrats romains, obligés de
s'enfuir en habits d'esclaves, dans des voitures de louage ;
car la crainte d'être reconnus les avait fait sortir de
Rome sous ce déguisement.
XXXVI. César
n'avait auprès de lui que cinq mille hommes de pied et
trois cent chevaux. Il avait laissé au delà des
Alpes le reste de son armée, que ses lieutenants
devaient bientôt lui amener. Il vit que le commencement
de son entreprise et la première attaque qu'il
projetait n'avaient pas besoin d'un grand nombre de troupes ;
qu'il devait plutôt étonner ses ennemis par sa
hardiesse et sa célérité, et qu'ils les
effrayerait plus facilement en tombant sur, eux lorsqu'ils
s'y attendraient le moins, qu'il ne les forcerait en venant
avec de grands préparatifs. Il ordonna donc à
ses capitaines et ses chefs de bande de ne prendre que leurs
épées, sans aucune autre arme ; de s'emparer
d'Ariminium, ville considérable de la Gaule, mais d'y
causer le moins de tumulte et d'y verser le moins de sang
qu'ils pourraient. Après avoir remis à
Hortensius la conduite de son armée, il passa le jour
en public à voir combattre des gladiateurs ; et un peu
avant la nuit il prit un bain, entra ensuite dans la salle
à manger, et resta quelque temps avec ceux qu'il avait
invités à souper. Dès que la nuit fut
venue, il se leva de table, engagea ses convives à
faire bonne chère, et les pria de l'attendre, en les
assurant qu'il reviendrait bientôt. Il avait
prévenu quelques-uns de ses amis de le suivre, non pas
tous ensemble, mais chacun par un chemin différent ;
et, montant lui-même dans un chariot de louage, il prit
d'abord une autre route que celle qu'il voulait tenir, et
tourna bientôt vers Ariminium.
XXXVII. Lorsqu'il fut sur
les bords du Rubicon, fleuve qui sépare la Gaule
cisalpine du reste de l'Italie, frappé tout à
coup des réflexions que lui inspirait l'approche du
danger, et qui lui montrèrent de plus près la
grandeur et l'audace de son entreprise, il s'arrêta ;
et, fixé longtemps à la même place, il
pesa, dans un profond silence, les différentes
résolutions qui s'offraient à son esprit,
balança tour à tour les partis contraires, et
changea plusieurs fois d'avis. Il en conféra longtemps
avec ceux de ses amis qui l'accompagnaient, parmi lesquels
était Asinius Pollion. Il se représenta tous
les maux dont le passage de ce fleuve allait être
suivi, et tous les jugements qu'on porterait de lui dans la
postérité. Enfin, n'écoutant plus que sa
passion, et rejetant tous les conseils de la raison, pour se
précipiter aveuglément dans l'avenir, il
prononça ce mot si ordinaire à ceux qui se
livrent à des aventures difficiles et hasardeuses :
«Le sort en est jeté !» et, passant le
Rubicon, il marcha avec tant de diligence qu'il arriva le
lendemain à Ariminium avant le jour et s'empara de la
ville. La nuit qui précéda le passage de ce
fleuve, il eut, dit-on, un songe affreux : il lui sembla
qu'il avait avec sa mère un commerce incestueux.
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(42) La ville
de Côme fut appelée Néocome ou
Novocome, la nouvelle Côme, lorsque César y
établit ces nouveaux colons, au-dessus du lac de
Côme, autrefois Larius, dans la partie de l'Italie
appelée alors la Gaule transpadane.
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(43) César,
au commencement du premier livre de la Guerre
civile, dit que ce fut Fabius qui rendit ces lettres
aux consuls, et qu'on eut bien de la peine à
obtenir qu'elles fussent lues dans le sénat,
quelques instances que fissent les tribuns. Après
la lecture, les consuls Marcellus et Lentulus ne
voulurent jamais qu'on délibérât sur
les offres de César, et firent opiner sur
l'état actuel de la république. Plutarque
dit un peu plus bas qu'il y eut très peu de voix
pour obliger Pompée de licencier ses troupes, et
que le très grand nombre opina pour y forcer
César. L'historien Dion écrit que personne
ne fut d'avis que Pompée dût
congédier ses troupes ; et que tous, à
l'exception de Célius et de Curion, voulurent que
César renvoyât les siennes. Il est vrai que
Pompée était aux portes de Rome avec son
armée. Voyez Dion, liv. XLI, chap. IV.
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(44) MM.
Bryan et Dusoul attaquent ici le texte de Plutarque ; ils
veulent y introduire le nom de Cassius, et effacer celui
de Curion. Je pense que le nom de Curion n'est pas de
trop ici, et qu'il y manque celui de Cassius, à
moins qu'on ne suppose que Plutarque se fût
trompé sur l'année du tribunat de Curion,
ce qui serait très possible.
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