[Début de sa carrière politique]

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VI. Cicéron, rempli des plus flatteuses espérances, retournait à Rome pour se livrer aux affaires publiques, lorsqu'il fut un peu refroidi par la réponse qu'il reçut de l'oracle de Delphes. Il avait demandé au dieu par quel moyen il pourrait acquérir une très grande gloire : «Ce sera, lui répondit la Pythie, en prenant pour guide de votre vie, non l'opinion du peuple, mais votre naturel» (18). Quand il fut à Rome, il s'y conduisit dans les premiers temps avec beaucoup de réserve ; il voyait rarement les magistrats, qui lui témoignaient eux-mêmes peu de considération ; il s'entendait donner les noms injurieux de Grec et d'écolier, termes familiers à la plus vile populace de Rome (19) ; mais son ambition naturelle, enflammée encore par son père et par ses amis, le poussa aux exercices du barreau, où il parvint au premier rang, non par des progrès lents et successifs, mais par des succès si brillants et si rapides, qu'il laissa bientôt derrière lui tous ceux qui couraient la même carrière. Il avait pourtant, à ce qu'on assure, et dans la prononciation et dans le geste, les mêmes défauts que Démosthène ; mais les leçons de Roscius et d'Esope, deux excellents acteurs, l'un pour la tragédie, et l'autre pour la comédie, l'en eurent bientôt corrigé. On raconte de cet ésope, qu'un jour qu'il jouait le rôle d'Atrée, qui délibère sur la manière dont il se vengera de son frère Thyeste, un de ses domestiques étant passé tout à coup devant lui dans le moment où la violence de la passion l'avait mis hors de lui-même, il lui donna un si grand coup de son sceptre, qu'il l'étendit mort à ses pieds (20). La grâce de la déclamation donnait à l'éloquence de Cicéron une force persuasive. Aussi se moquait-il de ces orateurs qui n'avaient d'autre moyen de toucher que de pousser de grands cris. «C'est par faiblesse, disait-il, qu'ils crient ainsi, comme les boiteux montent à cheval pour se soutenir». Au reste, ces plaisanteries fines, ces reparties vives conviennent au barreau ; mais l'usage que Cicéron en faisait jusqu'à la satiété blessait les auditeurs, et lui donna la réputation de méchant.

VII. Nommé questeur dans un temps de disette, et le sort lui ayant donné la Sicile en partage, il déplut d'abord aux Siciliens, en exigeant d'eux des contributions de blé qu'il était forcé d'envoyer à Rome ; mais quand ils eurent reconnu sa vigilance, sa justice et sa douceur, ils lui donnèrent plus de témoignages d'estime et d'honneur qu'à aucun des préteurs qu'ils avaient eus jusqu'alors (21). Plusieurs jeunes gens des premières familles de Rome, ayant été accusés de mollesse et d'insubordination dans le service militaire, furent envoyés en Sicile auprès du préteur ; Cicéron entreprit leur défense, et parvint à les justifier. Plein de confiance en lui-même, après tous ces succès, il retournait à Rome, lorsqu'il eut en route une aventure assez plaisante, qu'il nous a lui-même transmise. En traversant la Campanie, il rencontra un Romain de distinction qu'il croyait son ami. Persuadé que Rome était remplie du bruit de sa renommée, il lui demanda ce qu'on y pensait de lui, et de tout ce qu'il avait fait. «Eh ! où donc avez-vous été, Cicéron, pendant tout ce temps-ci ?» lui répondit cet homme. Cette réponse le découragea fort, en lui apprenant que sa réputation s'était perdue dans Rome comme dans une mer immense, et ne lui avait produit aucune gloire solide.

VIII. La réflexion diminua depuis son ambition, en lui faisant sentir que cette gloire à laquelle il aspirait n'avait point de bornes, et qu'on ne pouvait espérer d'en atteindre le terme. Cependant il conserva toute sa vie un grand amour pour les louanges, et une passion vive pour la gloire, qui l'empêchèrent souvent de suivre, dans sa conduite, les vues sages que la raison lui inspirait. Entré dans l'administration avec un désir ardent d'y réussir, il sentit, d'après l'exemple des artisans qui, n'employant que des outils et des instruments inanimés, savent en détail les noms de chacun, et à quel usage ils sont propres ; il sentit, dis-je, qu'il serait honteux à un homme d'état, dont les fonctions publiques ne s'exercent que par le ministère des hommes, de mettre de la négligence et de la paresse à connaître ses concitoyens. Il s'attacha donc, non seulement à retenir les noms des plus considérables, mais encore à savoir leur demeure à la ville, leurs maisons à la campagne, leurs voisins, leurs amis ; en sorte qu'il n'allait dans aucun endroit de l'Italie qu'il ne pût nommer facilement, et montrer même les terres et les maisons de ses amis.

IX. Son bien était modique, mais il suffisait à sa dépense ; et ce qui le faisait admirer de tout le monde, c'est que, avec si peu de fortune, il ne recevait, pour ses plaidoyers, ni salaire ni présent. Il fit paraître surtout ce désintéressement dans l'accusation de Verrès. Cet homme avait été préteur en Sicile, où il avait commis les excès les plus révoltants. Il fut mis en justice par les Siciliens ; et Cicéron le fit condamner, non en plaidant contre lui, mais, pour ainsi dire, en ne plaidant pas. Les autres préteurs voulaient le sauver ; et par des délais continuels, ils avaient fait traîner l'affaire jusqu'au dernier jour des audiences, afin que, la journée ne suffisant pas pour la plaidoirie, la cause ne fût pas jugée (22). Cicéron s'étant levé, dit qu'il n'avait pas besoin de plaider ; et produisant les témoins sur chaque fait, il les fit interroger, et obligea les juges de prononcer. On rapporte cependant plusieurs bons mots qu'il dit dans le cours de ce procès. Les Romains appellent, en leur langue, le pourceau, Verrès ; et comme un affranchi, nommé Cécilius, qui passait pour être de la religion des Juifs, voulait écarter les Siciliens de la cause, afin de se porter lui-même pour accusateur de Verrès : «Que peut avoir de commun un Juif avec un verrat ?» dit Cicéron (23). Verrès avait un fils qui passait pour ne pas user honnêtement de sa jeunesse. Un jour Verrès ayant osé traiter Cicéron d'efféminé : «Ce sont, lui répondit l'orateur, des reproches qu'il faut faire à ses enfants les portes fermées».

X. L'orateur Hortensius n'osa pas se charger ouvertement de défendre Verrès ; mais on obtint de lui de se trouver au jugement, lorsqu'il s'agirait de fixer l'amende qu'on prononcerait contre l'accusé. Il reçut pour prix de cette complaisance un sphinx d'ivoire ; et Cicéron lui ayant dit un jour quelques mots équivoques, Hortensius lui répondit qu'il ne savait pas deviner les énigmes : «Vous avez pourtant le sphinx chez vous», lui repartit Cicéron (24). Verrès fut condamné : et Cicéron ayant fixé l'amende à sept cent cinquante mille drachmes, fut accusé d'avoir reçu de l'argent pour l'avoir bornée à une somme si modique (25). Cependant, lorsqu'il fut nommé édile, les Siciliens, voulant lui témoigner leur reconnaissance, lui apportèrent de leur île plusieurs choses précieuses pour servir d'ornement à ses jeux ; mais il n'employa pour lui-même aucun de ces présents, et ne fit usage de la libéralité des Siciliens que pour diminuer à Rome le prix des denrées.

XI. Il avait à Arpinum une belle maison de campagne, une terre aux environs de Naples, et une autre près de Pompeia, toutes deux peu considérables (26). La dot de sa femme Térentia était de cent vingt mille drachmes ; et il eut une succession qui lui en valut quatre-vingt-dix mille. Avec cette modique fortune il vivait honorablement, mais avec sagesse, et il faisait sa société ordinaire des Grecs et des Romains instruits. Il était rare qu'il se mît à table avant le coucher du soleil, moins à cause de ses occupations, que pour ménager la faiblesse de son estomac. Il soignait son corps avec une exactitude recherchée, au point qu'il avait chaque jour un nombre réglé de frictions et de promenades. Il parvint, par ce régime, à fortifier son tempérament, à le rendre sain et vigoureux, et capable de supporter les travaux pénibles et les grands combats qu'il eut à soutenir dans la suite. Il abandonna à son frère la maison paternelle, et alla se loger près du mont Palatin, afin que ceux qui venaient lui faire la cour n'eussent pas la peine de l'aller chercher si loin (27) ; car, tous les matins, il se présentait à sa porte autant de monde qu'à celles de Crassus et de Pompée, les premiers et les plus honorés des Romains, l'un pour ses richesses, et l'autre pour l'autorité dont il jouissait dans les armées. Cependant Pompée lui-même recherchait Cicéron, dont l'appui lui fut très utile pour augmenter sa gloire et sa puissance.

XII. Quand Cicéron brigua la préture, il avait plusieurs concurrents distingués ; il fut nommé néanmoins le premier de tous : et les jugements qu'il rendit pendant sa magistrature lui firent une grande réputation de droiture et d'équité. Licinius Macer, qui, déjà puissant par lui-même, était encore soutenu de tout le crédit de Crassus, fut accusé de péculat devant Cicéron. Plein de confiance dans son pouvoir et dans le zèle de ses amis, il se croyait si sûr d'être absous, que lorsque les juges commencèrent à donner les voix, il courut chez lui, se fit couper les cheveux, prit une robe blanche, et se mit en chemin pour retourner au tribunal. Crassus alla promptement au-devant de lui, et l'ayant rencontré dans sa cour, prêt à sortir, il lui apprit qu'il venait d'être condamné à l'unanimité des suffrages. Il fut si frappé de ce coup inattendu, qu'étant rentré chez lui, il se coucha, et mourut subitement (28). Ce jugement fit beaucoup d'honneur à Cicéron, parce qu'il montra la plus grande fermeté. Vatinius, homme de moeurs dures, qui, dans ses plaidoyers, traitait fort légèrement ses juges, et qui avait le cou plein d'écrouelles, s'approchant un jour du tribunal de Cicéron, lui demanda quelque chose que le préteur ne lui accorda pas tout de suite, et sur laquelle il réfléchit assez longtemps. «Si j'étais préteur, lui dit Vatinius, je ne balancerais pas tant. - Aussi, lui répondit Cicéron en se tournant vers lui, n'ai-je pas le cou si gros que toi» (29).

XIII. Deux ou trois jours avant l'expiration de sa préture, Manilius fut accusé de péculat à son tribunal. Manilius avait la faveur et l'affection du peuple, qui le croyait en butte à l'envie, à cause de Pompée dont il était l'ami. L'accusé ayant demandé de lui fixer un jour pour répondre aux charges, Cicéron lui donna le lendemain ; ce qui irrita fort le peuple, les préteurs étant dans l'usage d'accorder au moins dix jours aux accusés. Les tribuns ayant cité Cicéron devant l'assemblée du peuple, où ils l'accusèrent d'avoir prévariqué, il demanda d'être entendu. «M'étant toujours montré, dit-il, aussi favorable aux accusés que j'ai pu le faire sans violer les lois, je me croirais bien coupable, si je n'avais pas traité Manilius avec autant de douceur et d'humanité que les autres. Je lui ai donc donné exprès le seul jour de ma préture qui me restait, et dont je pouvais encore disposer. Si j'eusse renvoyé à un autre préteur le jugement de son affaire, ce n'eût pas été lui rendre service». Cette justification produisit dans le peuple un changement si merveilleux, qu'il combla Cicéron de louanges, et le pria de défendre lui-même Manilius ; il s'en chargea volontiers, surtout par égard pour Pompée, alors absent ; et ayant pris l'affaire dès l'origine, il parla avec la plus grande force contre les partisans de l'oligarchie et contre les envieux de Pompée (30).


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(18)  L'opinion du peuple mérite en général d'être respectée, en ce qui regarde la décence de la conduite morale ; sous ce rapport il ne faut point la braver : mais dans l'administration des affaires, ce serait un fort mauvais guide, et presque toujours il égarerait. L'histoire est pleine d'exemples qui le prouvent. La note suivante va faire voir l'application de l'oracle à Cicéron, et en montrer la sagesse.

(19)  On trouve ces expressions injurieuses dans la réponse de Calénus au discours de Cicéron contre Antoine, que nous avons déjà cité, note 1. Le fondement de cette dénomination méprisante donnée à Cicéron était son goût pour la philosophie et la littérature grecques, à laquelle il consacrait encore alors beaucoup de temps : les Romains regardaient comme un emploi inutile de la vie de s'appliquer à l'étude des sciences et des lettres ; ils n'estimaient que celle qu'on employait aux soins du gouvernement et au service militaire. L'oracle avait donc raison de conseiller à Cicéron de ne pas se conduire d'après l'opinion du peuple, qui lui marquait son mépris par ses injures, puisqu'en la suivant il se serait rebuté, et n'aurait pas acquis la gloire que son éloquence et ses ouvrages philosophiques lui procurèrent.

(20)  Ces deux acteurs jouirent à Rome de la plus grande réputation ; ésope dans la tragédie, et Roscius dans la comédie. Cicéron donne surtout à ce dernier les plus grands éloges ; tout le monde connaît le témoignagne qu'il rend à son talent et à sa conduite. Voyez la note 58 sur la vie de Sylla.

(21)  Cicéron parle en plusieurs endroits de ses ouvrages, de la manière honorable dont il exerça la questure en Sicile ; il le dit en particulier dans son Plaidoyer pour Plancus, où il raconte agréablement l'aventure qu'on vient de lire dans Plutarque. Voyez le discours cité, chap. XXVI.

(22)  D'après ce que dit ici Plutarque, on croirait que l'affaire de Verrès fut terminée en un seul jour, qui aurait été le dernier de l'année : mais Cicéron assure le contraire ; et l'on voit par son premier discours contre Verrès, chap. X, que dès le commencement du mois d'août, le défenseur des Siciliens avait formé le dessein de resserrer l'instruction de ce procès, de peur que les cinq mois qui restaient jusqu'à la fin de l'année ne fussent pas suffisants pour traiter dans toute son étendue une affaire de cette importance. Il est vrai que Cicéron ne la plaida pas tout entière ; le parti qu'il prit, dès les premiers jours, de faire entendre les dépositions des témoins, et de lire les autres pièces qui étaient à la charge de Verrès, effraya tellement l'accusé, qu'il prévint son jugement et se condamna volontairement à l'exil : mais dans la suite, afin de donner aux jeunes Romains qui suivaient les exercices du barreau un modèle d'une accusation en forme, il écrivit tous les plaidoyers qui auraient eu lieu dans cette affaire, si la procédure s'était faite dans toutes les règles ; c'est, sous ce rapport, un monument précieux de l'éloquence de Cicéron. Les deux derniers surtout peuvent être regardés comme des chefs-d'oeuvre. Il est possible, au reste, que Plutarque ait pris le mot jour dans un sens plus étendu que celui de vingt-quatre heures, et qu'il ait entendu par là un espace indéterminé, comme Cicéron, dans la première Verrine, chap. II, appelle un jour très court un espace de cent dix jours.

(23)  Cécilius Niger, de Sicile, avait été questeur de Verrès. Le mot de Cicéron contre Cécilius est fondé sur l'abstinence de la chair de pourceau, qui était un des préceptes de la religion des Juifs.

(24)  Ce sphinx était de bronze, suivant Quintilien, liv. VI, chap.III ; et d'airain de Corinthe, selon Pline, liv. XXXIV, chap. VIII.

(25)  Le reproche en effet aurait été très bien fondé ; car les sept cent cinquante mille drachmes ne font guère que sept cent mille livres de notre monnaie : ainsi Ruauld, dans sa trentième remarque critique sur la vie de Cicéron, a raison de relever cette absurdité, parce qu'il est impossible de supposer que Cicéron, après avoir demandé à Verrès dix-huit millions sept cent cinquante mille livres, ait conclu contre lui à une restitution de sept cent mille livres ; d'où Ruauld établit qu'il faut lire, dans le texte de Plutarque, au lieu de sept millions cinq cent mille drachmes, neuf millions sept cent cinquante mille, somme à peu près équivalente à celle de neuf millions de notre monnaie, ou à dix millions de drachmes, que les Siciliens prouvaient leur avoir été volée par Verrès. Cela posé, sur quoi pouvait tomber le soupçon dont parle ici Plutarque ? Sur ce que Cicéron ayant demandé à Verrès environ vingt millions de livres, on prétendait que ce ne pouvait être que par collusion que Verrès n'en eût payé que neuf. M. Gautier de Siber a parfaitement justifié Cicéron de ce reproche dans un Mémoire lu à l'Académie des Belles-Lettres.

(26)  Il y a dans le texte Arpos ou Arpi, au lieu d'Arpinum ; mais Arpi était une ville de la Pouille, à l'orient de l'Italie ; Arpinum au contraire, la patrie de Cicéron, était dans la Campanie, à l'occident de l'Italie, aussi bien que les deux villes nommées ensuite ; et il est plus naturel de croire que les maisons de campagne de Cicéron étaient dans le voisinage du pays où il était né, plutôt que dans un canton très éloigné.

(27)  La maison paternelle de Cicéron est placée, par P. Victor, dans le quatrième quartier de Rome, qu'on appelait le Temple de la Paix, et près de la maison de Pompée ; la maison qu'il alla occuper près du mont Palatin était dans le dixième quartier, qu'on nommait le Palais, dans le voisinage du temple de Jupiter et de la maison de Catulus. Il la tint d'abord à loyer de Crassus ; mais il l'acheta après son consulat, comme il le dit lui-même dans le liv. V des épît. famil. ép. VI.

(28)  Licinius Macer, suivant le témoignage de Cicéron, dans le Traité des Orateurs illustres, chap. LXVII, était un orateur de mérite. Il avait aussi composé des ouvrages historiques, au rapport de Censorinus, de Die natali, chap.XX.

(29)  Il existe une Oraison de Cicéron contre ce Vatinius. La haine publique dont il était l'objet, ses écrouelles et son consulat enfin, étaient passés en proverbes. Sénèque fait un portrait frappant des moeurs de cet homme, dans son Traité de la constance du sage, chap. VII. La grosseur et l'enflure du cou étaient regardées comme des signes d'impudence.

(30)  Ce discours, qui se trouve parmi ceux de Cicéron, est un de ses plus beaux ; il y fait un éloge magnifique des exploits et des vertus de Pompée.