[Revanche de Cicéron sur Clodius, et nouveaux orages en perspective]

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XLV. Cicéron fut rappelé seize mois (l') après son exil ; toutes les villes qui se trouvèrent sur son passage montrèrent tant de joie et d'empressement à aller au-devant de lui, que Cicéron était encore au-dessous de la vérité, lorsqu'il disait dans la suite que l'Italie entière l'avait porté dans Rome sur ses épaules (m'). Crassus même, son ennemi mortel avant son exil, sortit à sa rencontre, et se réconcilia avec lui ; voulant, disait-il, faire ce plaisir à son fils, un des plus zélés partisans de Cicéron. Peu de temps après son retour, Cicéron, profitant de l'absence de Clodius, alla au Capitole avec une suite assez nombreuse ; et arrachant les tablettes tribunitiennes, où étaient inscrits les actes du tribunat de Clodius, il les mit en pièces. Clodius ayant voulu lui en faire un crime, Cicéron répondit que c'était au mépris des lois que Clodius, né patricien, avait été nommé tribun (n') ; qu'ainsi tout ce qu'il avait fait pendant son tribunat n'était point légal. Caton fut très mécontent de cette violence, et combattit le motif qu'avait allégué Cicéron, non qu'il approuvât ce qu'avait fait Clodius, au contraire il blâmait son administration ; mais il représentait que le sénat ne pourrait sans injustice, et sans un abus d'autorité, annuler tous les actes faits pendant le tribunat de Clodius, dont un, entre autres, était la commission qui lui avait été donnée à lui-même pour aller dans Vile de Cypre et à Byzance, avec tout ce qu'il avait fait dans ces deux villes (o'). Cette dispute brouilla Caton et Cicéron, non qu'ils en vinssent à une rupture ouverte ; mais ils vécurent ensemble avec moins d'intimité.

XLVI. Peu de temps après, Milon tua Clodius ; et, traduit en justice pour ce meurtre, il chargea Cicéron de sa défense. Le sénat, qui craignit que le danger où se trouvait un homme de la réputation et du courage de Milon ne causât quelque trouble dans la ville, chargea Pompée de présider à ce jugement, ainsi qu'à tous les autres procès, et de maintenir la sûreté dans la ville et dans les tribunaux. Pompée ayant, dès avant le jour, garni de soldats toute l'étendue de la place, et Milon craignant que Cicéron, troublé par la vue de ces armes auxquelles il n'était pas accoutumé, ne plaidât pas avec son éloquence ordinaire, lui persuada de se faire porter en litière sur la place, et de s'y tenir tranquille jusqu'à ce que les juges eussent pris séance, et que le tribunal fût rempli ; car Cicéron, naturellement timide, non seulement à la guerre, mais dans le barreau, ne se présentait jamais pour plaider sans éprouver de la crainte ; et lors même qu'un long usage eut fortifié et perfectionné son éloquence, il avait bien de la peine à s'empêcher de trembler et de frissonner (p'). Quand il plaida pour Licinius Muréna, accusé par Caton, jaloux de surpasser Hortensius, qui avait eu le plus grand succès en parlant le premier pour l'accusé, il passa toute la nuit à travailler son discours, et se fatigua tellement par ce travail forcé et cette longue veille, qu'il parut inférieur à lui-même (60). Le jour qu'il défendit Milon, quand il vit, en sortant de sa litière, Pompée assis au haut de la place, environné de soldats dont les armes jetaient le plus grand éclat, il fut tellement troublé, que, tremblant de tout son corps, il ne commença son discours qu'avec peine et d'une voix entrecoupée ; tandis que Milon assistait au jugement avec beaucoup d'assurance et de courage, ayant dédaigné de laisser croître ses cheveux et de prendre un habit de deuil ; ce qui ne contribua pas peu à sa condamnation : mais, dans Cicéron, cette frayeur semblait moins tenir à sa timidité qu'à son affection pour ses clients.

XLVII. Il fut nommé augure (q'), à la place du jeune Crassus, qui avait été tué chez les Parthes ; et la Cilicie lui étant échue par le sort dans le partage des provinces, avec une armée de douze mille hommes de pied et de deux mille six cents chevaux (r'), il s'embarqua pour s'y rendre. Il entrait aussi dans sa commission de remettre la Cappadoce sous l'obéissance du roi Ariobarzane, et de le réconcilier avec ses peuples. Il y réussit parfaitement, sans employer la voie des armes, et sans donner lieu à aucune plainte. Le désastre que les Romains venaient d'éprouver dans le pays des Parthes, et les mouvements de la Syrie, ayant donné aux Ciliciens quelque envie de se révolter, il les calma et les contint par la douceur de son gouvernement ; il refusa les présents que les rois lui offraient, et remit à la province la dépense qu'elle était obligée de faire pour les festins des gouverneurs ; il recevait lui-même à sa table les Ciliciens les plus honnêtes, qu'il traitait sans magnificence, mais avec générosité. Sa maison n'avait point de portier, et jamais on ne le trouvait dans son lit ; il se levait de très grand matin, et se promenait devant sa porte, où il recevait ceux qui venaient le voir. Sous son gouvernement, personne ne fut battu de verges et n'eut sa robe déchirée (s') ; jamais, même dans la colère, il ne dit une parole offensante, et n'ajouta aux amendes qu'il prononçait des qualifications outrageantes. Les revenus publics avaient été dilapidés (t') : il les fit rendre aux villes, qui par là se trouvèrent fort riches ; et, sans frapper d'ignominie les prévaricateurs, il se contenta de leur faire restituer ce qu'ils avaient pris. Il eut aussi une occasion de faire la guerre, et mit en fuite les brigands qui habitaient le mont Amanus. Cette victoire lui mérita le titre d'imperator (61). L'orateur Coelius lui avait écrit de lui envoyer de la Cilicie des panthères, pour des jeux qu'il devait donner à Rome : Cicéron, qui était bien aise de relever ses exploits, lui répondit qu'il n'y avait plus de panthères en Cilicie ; qu'irritées d'être les seules à qui l'on fit la guerre, pendant que tout le reste était en paix, elles avaient toutes fui dans la Carie (62).

XLVIII. En revenant de la Cilicie (u'), il passa d'abord à Rhodes, et ensuite à Athènes, où il séjourna quelque temps avec plaisir, par le souvenir des habitudes qu'il avait eues autrefois dans cette ville. Il y vit les hommes les plus distingués par leur savoir, et qui tous avaient été ses amis et ses compagnons d'étude. Après avoir fait l'admiration de toute la Grèce, il revint à Rome, où il trouva les esprits tellement échauffés, que la guerre ne devait pas tarder à éclater. Le sénat voulut lui décerner le triomphe ; mais il dit qu'il suivrait plus volontiers le char de triomphe de César, quand on aurait fait la paix avec lui. Il ne cessait en particulier de conseiller cette paix ; il écrivait fréquemment à César ; il faisait à Pompée les plus vives instances, ne négligeant rien pour les adoucir et les réconcilier ensemble : mais le mal était irrémédiable ; et lorsque César vint à Rome, Pompée, au lieu de l'attendre, abandonna la ville, suivi d'un très grand nombre de principaux d'entre les Romains. Cicéron, ne l'ayant pas accompagné dans cette fuite, donna lieu de croire qu'il allait se joindre à César. Il est certain qu'il flotta longtemps entre les deux partis, et qu'il fut violemment agité, à en juger par ce qu'il écrit lui-même dans ses lettres. «De quel côté, dit-il, dois-je me tourner ? Pompée a le motif le plus honnête de faire la guerre ; César met plus de suite dans ses affaires, et a plus de moyens de se sauver lui et ses amis : je sais bien que je dois fuir, mais je ne vois pas vers qui je puis me réfugier» (63).

XLIX. Trébatius, un des amis de César, ayant écrit à Cicéron que César pensait qu'il devait se joindre à lui et partager ses espérances ; ou que si l'âge l'obligeait de renoncer aux affaires (v'), il lui conseillait de se retirer en Grèce, et d'y vivre tranquille, également éloigné des deux partis ; Cicéron, très étonné que César ne lui eût pas écrit lui-même (w'), répondit en colère à Trébatius, qu'il ne démentirait pas la conduite qu'il avait toujours tenue dans le gouvernement : c'est ainsi qu'il en parle dans ses lettres. César étant parti pour l'Espagne, Cicéron s'embarqua tout de suite pour aller joindre Pompée. Tout le monde le vit arriver avec plaisir, excepté Caton, qui, l'ayant pris tout de suite en particulier, le blâma fort d'avoir embrassé le parti de Pompée. «Pour moi, lui dit-il, je ne pouvais, sans me faire tort, abandonner une cause à laquelle je me suis attaché dès ma première entrée dans les affaires publiques ; mais vous, n'auriez-vous pas été plus utile à votre patrie et à vos amis en restant neutre dans Rome, pour vous conduire d'après les événements ; au lieu de venir ici, sans raison et sans nécessité, vous déclarer l'ennemi de César, et vous jeter dans un si grand péril ?» Ces remontrances lui firent d'autant plus aisément changer de résolution, que Pompée ne l'employait à rien d'important. Il est vrai qu'il ne devait s'en prendre qu'à lui-même ; car il ne dissimulait pas qu'il se repentait d'être venu : il se moquait ouvertement des préparatifs de Pompée, blâmait sans ménagement tous ses projets, et ne pouvait s'empêcher de lancer contre les alliés les railleries les plus piquantes. Cependant il se promenait toute la journée dans le camp, d'un air sérieux et morne (64) ; mais il ne laissa échapper aucune occasion de faire rire par ses bons mots ceux qui en avaient le moins d'envie. Je ne crois pas inutile d'en rapporter ici quelques-uns.

L. Domitius, qui voulait élever au grade de capitaine un homme peu fait pour la guerre, vantait la douceur et l'honnêteté de ses moeurs. «Que ne le gardez-vous, lui dit Cicéron, pour élever vos enfants (x')?» Théophane de Lesbos (65) était intendant des ouvriers dans le camp de Pompée ; et comme on le louait de la manière dont il avait consolé les Rhodiens après la perte de leur flotte : «Qu'on est heureux, dit Cicéron, d'avoir un Grec pour capitaine !» César avait du succès dans toutes les rencontres qui avaient lieu entre les deux armées, et tenait Pompée comme assiégé. Lentulus ayant dit un jour que les amis de César étaient tristes : «Voulez-vous dire, répondit Cicéron, qu'ils sont mal disposés pour César ?» Un certain Marcius, nouvellement arrivé d'Italie, disait que le bruit courait dans Rome que Pompée était assiégé dans son camp. «Vous vous êtes donc embarqué tout exprès, lui dit Cicéron, pour venir vous en assurer par vos propres yeux ?» Après la défaite de Pompée, Nonnius portait les esprits à la confiance, parce qu'il restait encore sept aigles dans le camp. «Vous auriez raison, répliqua Cicéron, si nous avions à combattre contre des geais». Labiénus, plein de confiance en certaines prédictions, soutenait que Pompée finirait par être vainqueur. «Cependant, lui dit Cicéron, avec cette ruse de guerre, nous avons perdu notre camp» (y').

LI. Cicéron, retenu par une maladie, n'avait pu se trouver à la bataille de Pharsale. Lorsque Pompée eut pris la fuite, Caton, qui avait à Dyrrachium une armée nombreuse et une flotte considérable, voulait que Cicéron en prît le commandement, qui lui appartenait par la loi, parce qu'il avait le rang d'homme consulaire. Cicéron l'ayant absolument refusé, en déclarant qu'il ne prendrait plus de part à cette guerre, il manqua d'être massacré par le jeune Pompée et par ses amis, qui, l'accusant de trahison, allaient le percer de leurs épées, si Caton ne les eût arrêtés ; encore eut-il bien de la peine à l'arracher de leurs mains, et à le faire sortir du camp. Cicéron se rendit à Brunduse, où il resta quelque temps pour attendre César, que ses affaires d'Asie et d'égypte retenaient encore. Dès qu'il sut qu'il était arrivé à Tarente, et qu'il venait par terre à Brunduse, il alla au-devant de lui, ne désespérant pas d'en obtenir son pardon, honteux néanmoins d'avoir à faire devant tant de monde l'épreuve des dispositions d'un ennemi vainqueur ; mais il n'eut rien à faire ou à dire de contraire à sa dignité. César ne l'eut pas plutôt vu venir à lui, précédant d'assez loin ceux qui l'accompagnaient, qu'il descendit de cheval, courut l'embrasser, et marcha plusieurs stades en s'entretenant tête à tête avec lui. Il ne cessa depuis de lui donner les plus grands témoignages d'estime et d'amitié ; et Cicéron ayant composé dans la suite un éloge de Caton, César, dans la réponse qu'il y fit, loua beaucoup l'éloquence et la vie de Cicéron, qu'il compara à celle de Periclès et de Théramène.

LII. Quintus Ligarius ayant été mis en justice comme ennemi de César, et Cicéron s'étant chargé de sa défense, César dit à ses amis : «Qui empêche que nous ne laissions parler Cicéron ? Il y a longtemps que nous ne l'avons entendu. Pour son client, c'est un méchant homme, c'est mon ennemi ; il est déjà condamné». Mais Cicéron, dès l'entrée de son discours, émut singulièrement son juge ; et, à mesure qu'il avançait dans sa cause, il excitait en lui tant de passions différentes, il donnait à son expression tant de douceur et de charme, qu'on vit César changer souvent de couleur, et rendre sensibles les diverses affections dont son âme était agitée. Quand enfin l'orateur vint à parler de la bataille de Pharsale, César, n'étant plus maître de lui-même, tressaillit de tout son corps, et laissa tomber les papiers qu'il tenait à la main. Cicéron, vainqueur de la haine de son juge, le força d'absoudre Ligarius (z').


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(l')  Plutarque ne parle que du jour où son rappel fut décrété ; car Cicéron n'arriva à Rome qu'un mois apres le décret.

(m')  Dans son Discours au sénat après son retour, chap. XV.

(n')  Il s'était fait adopter par une famille plébéienne.

(o')  Voyez la vie de Caton.

(p')  Il le dit lui-même dans plusieurs de ses oraisons, et en particulier dans l'Oraison pour Cluentius, chap. XVIII. Il en était de même du grand Bossuet.

(q')  Il était augure avant de plaider la cause de Milon ; il fut nommé à ce sacerdoce, l'an de Rome sept cents, étant alors dans la cinquante-quatrième année de son âge.

(r')  Les deux légions n'étaient pas complètes quand il partit mais il reçut ensuite des secours.

(s')  C'était chez les anciens, et surtout chez les peuples de l'Orient, une marque d'ignominie ; comme c'était un signe de douleur ou de grande passion, que de se déchirer soi-même.

(t')  Cicéron parle de ces dilapidations, Lettre IIe à Atticus, I. VI.

(u')  Après vingt mois de séjour.

(v')  Cicéron n'avait alors que cinquante-huit ans ; ce n'était pas encore l'âge de renoncer aux affaires.

(w')  On trouve cependant, dans les Lettres à Atticus, une lettre de César à Cicéron sur ce sujet ; elle est après la huitième du Xe livre.

(x')  Domitius est celui que César enferma dans l'île de Corfou, comme il le raconte lui-même dans le premier Livre de la Guerre civile.

(y')  Il appelle ces prédictions une ruse de guerre, parce qu'il les croit imaginées comme une ruse pour donner du courage aux troupes.

(z')  Tout le monde connaît cet admirable discours, qui fait tant d'honneur au talent de Cicéron ; c'est peut-être le plus beau triomphe que l'éloquence ait remporté.

(60)  Muréna avait trois défenseurs, Hortensius, Crassus et Cicéron. Hortensius avait déjà parlé pour lui avec beaucoup d'éloquence : Cicéron, jaloux de surpasser cet orateur, qui jouissait d'une grande réputation, se donna beaucoup de peine pour y réussir ; mais ce grand travail nuisit à sa cause, et le fit paraître inférieur à lui-même.

(61)  Plutarque passe légèrement sur cette guerre de Cicéron : cependant il y eut plusieurs succès remarquables, qui ne se bornèrent pas à chasser des brigands ; on trouve tout le détail de ses actions dans une de ses Lettres à Atticus, liv. V, lettre XX ; et dans une autre à Caton parmi les Lettres familières, liv. XV, lettre IV.

(62)  Il y a dans le texte, l'orateur Cécilius ; mais c'est une faute qui a été corrigée par plusieurs critiques, d'après une Lettre familière, liv. II, lettre XI, qui contient la réponse que cite Plutarque. Elle est adressée à Marcus Célius, alors édile curule.

(63)  Tout ce que Plutarque suppose avoir été écrit par Cicéron ne se trouve point en propres termes dans ses Lettres ; il n'y a que les derniers mots qui se lisent dans le liv. VIII des Lettres à Atticus, lett. VII : aussi les leçons des variantes et des manuscrits mettent ce qui précède dans le récit de Plutarque. Voyez aussi les Lettres à Atticus, liv. IX, X, XVI et XVIII.

(64)  Cicéron parle lui-même dans sa Seconde Philippique, chap. XV et XVI, de cette tristesse profonde qu'il portait partout, lorsqu'il était dans le camp de Pompée, et il l'attribue au pressentiment funeste qu'il avait de l'avenir. Il se justifie ensuite sur les bons mots qu'Antoine lui avait reprochés, et qu'il ne se permettait, dit-il, que pour distraire les autres des chagrins et des inquiétudes dont ils étaient tourmentés.

(65)  Théophane de Mitylène, dans l'île de Lesbos, avait écrit l'Histoire des Guerres de Pompée, auprès duquel il jouisssait d'un très grand crédit ; qui lui avait donné le droit de bourgeoisie, en présence de l'armée, et qui avait rendu, à sa considération, la liberté aux Mityléniens, comme le dit Cicéron, pro Archia, cap. X ; mais cet orateur ne paraît pas en faire un grand cas dans une Lettre à Atticus, liv. IX, lett. 1. On a vu, dans la vie de Pompée, que ce fut Théophane qui donna à ce général le funeste conseil de se retirer auprès de Ptolémée, roi d'égypte, après la perte de la bataille de Pharsale.