Autrefois, l'enjouement de ma muse répondait aux agréments de mon âme et à la splendeur de ma fortune ; aujourd'hui, les plus tristes accents conviennent seuls au déplorable état où je me trouve. Les muses qui m'inspirent sont couvertes de vêtements lugubres, et les larmes sincères qui coulent de leurs yeux font bien voir que c'est avec raison qu'elles empruntent l'appareil et le langage de la douleur. Mais ni la douleur ni la crainte n'ont pu les empêcher de me suivre dans mon adversité. La gloire et la prospérité de mes premières années sont l'unique consolation des malheurs de ma vieillesse ; vieillesse prématurée, fruit funeste de mon infortune ! Mes jours coulaient tranquillement, la douleur en a précipité le cours ; mes cheveux ont blanchi avant l'âge, et, dans le milieu de ma course, mon corps faible et tremblant succombe sous le poids de mes chagrins. Ah ! la mort est sans doute le plus grand de tous les biens, lorsque, après avoir respecté les jours d'une belle vie, elle se hâte d'exaucer un malheureux qui l'invoque. Mais la cruelle est sourde aux voeux des misérables : ils ont beau la prier, elle refuse de fermer les yeux qui sont ouverts aux larmes. J'en fais la triste expérience. Jalouse autrefois des biens fragiles que la fortune inconstante me prodiguait, prête à m'en dépouiller, elle ouvrit le tombeau sous mes pas ; et aujourd'hui que je suis dans l'affliction, elle se plaît à me laisser vivre ; et parce que mon sort est malheureux, elle semble vouloir qu'il soit éternel. O mes amis, que vous vous êtes trompés lorsque vous avez tant vanté mon bonheur ! Une fortune aussi peu durable que la mienne en méritait-elle le nom ?
Pendant que je m'occupais de ces tristes pensées, et que j'exhalais ainsi ma douleur, j'aperçus au-dessus de moi une femme dont l'aspect inspirait la vénération la plus profonde. Ses yeux pleins de feu étaient mille fois plus perçants que ceux des hommes ; les couleurs les plus vives annonçaient sa force ; sa vigueur ne paraissait point altérée, quoiqu'à son air on s'aperçût bien que sa naissance avait précédé celle des hommes les plus âgés de ce siècle. Il était difficile de connaître la hauteur de sa taille, car quelquefois elle ne paraissait pas au-dessus du commun des hommes, et quelquefois elle semblait toucher aux nues, les pénétrer même, et dérober sa tête aux regards curieux des mortels. Ses vêtements étaient composés du tissu délié d'une matière incorruptible, fait avec un art admirable et de ses propres mains, comme elle me l'apprit elle-même dans la suite. Leur éclat semblait un peu obscurci par un nuage léger, semblable à cette espèce de fumée qui, par succession de temps, s'attache aux vieux tableaux ; au bas de sa robe on voyait la lettre P, et au haut la lettre T, brochées dans l'étoffe, et entre ces deux lettres on remarquait différents degrés en forme d'échelle, par lesquels on montait de la plus basse à la plus élevée. On remarquait aussi qu'en quelques endroits sa robe avait été déchirée par des mains violentes, et que chacun en avait arraché ce qu'il avait pu. Dans sa main droite, cette femme majestueuse tenait des livres, et dans sa gauche elle portait un sceptre. Aussitôt qu'elle eut aperçu auprès de mon lit les déesses de la poésie occupées à dicter des vers à ma douleur, elle les regarda d'un air de dédain, et les yeux étincelants :
«Qui est-ce donc, dit-elle, qui a osé introduire ces méprisables courtisanes ? Incapables d'apporter aucun remède à sa douleur, elles l'entretiennent, au contraire, par des poisons d'autant plus dangereux qu'ils paraissent plus doux. Ce sont elles qui, par des sentiments frivoles, étouffent les fruits solides de la raison ; elles accoutument le coeur aux maux qui le dévorent, mais elles ne l'en délivrent pas. Séductrices ! si vos caresses ne nous enlevaient que quelque profane mondain, car ce sont là vos conquêtes ordinaires, je ne m'en chagrinerais pas, je n'y perdrais rien ; mais vous avez tenté de surprendre un de mes plus chers élèves. Eloignez-vous, perfides sirènes, dont l'artificieuse douceur conduit les hommes à leur perte. Sortez ; c'est aux chastes muses que je protège qu'il appartient de prendre soin de ce malade».
A ces mots, cette troupe affligée, confuse, sortit au plus tôt pour aller cacher sa honte. Pour moi, dont les yeux noyés de larmes n'avaient pu encore reconnaître cette femme qui parlait avec tant d'empire, je fus saisi d'étonnement, et les yeux baissés j'attendis en silence ce qu'elle ferait dans la suite. Alors elle s'approcha de moi, et, s'asseyant sur mon lit, elle regarda en pitié l'abattement extrême où la douleur m'avait jeté, et elle se plaignit en ces termes du trouble et du découragement où elle me voyait.
«Hélas ! dans quel gouffre profond l'esprit de l'homme s'abîme-t-il ! Dans quelles ténèbres, fermant les yeux à sa propre lumière, va-t-il se plonger lorsque son coeur est en proie aux soucis dévorants qu'augmente et qu'enflamme le souffle de la cupidité des choses de la terre ! Ce philosophe, accoutumé à jouir du spectacle de la nature entière, lui qui, s'élevant jusqu'aux cieux, mesurait la course du soleil et de la lune, et suivait les astres dans les différents cercles qu'ils décrivent ; lui qui s'appliquait à connaître cet esprit tout-puissant, âme et moteur de l'univers ; qui connaissait pourquoi les astres sortent des mers orientales pour se coucher dans celles d'Hespérie ; lui qui s'occupait à pénétrer l'origine de ces souffles impétueux qui agitent les flots de l'Océan, qui recherchait avec tant de soin ce qui, dans les beaux jours du printemps, fait éclore les fleurs, et ce qui, dans la saison fertile de l'automne, fait mûrir les raisins sur nos coteaux ; lui qui avait interrogé toute la nature, et s'était efforcé d'en pénétrer tous les secrets : cet esprit si éclairé est plongé dans les ténèbres ; cet homme si libre est accablé du poids de ses chaînes ; cette âme qui s'élevait jusqu'aux cieux est contrainte de ramper honteusement sur la terre !
Mais il vaut bien mieux m'occuper à guérir ce malade qu'à me plaindre de lui».
Alors me regardant fixement :
«Est-ce donc toi, dit-elle, que j'ai nourri de mon lait ; que j'ai élevé avec tant de soin ? Est-ce toi dont j'ai pris plaisir à fortifier l'esprit et le coeur ? Comment t'es-tu laissé vaincre ? Je t'avais donné des armes qui devaient te rendre invincible ; sans doute, tu n'en as fait aucun usage. Me reconnais-tu ? Tu gardes le silence ; est-ce par honte ou par étonnement ? Plût au ciel que ce fût par une honte salutaire !
Mais je le vois, c'est un stupide abattement qui t'ôte la parole».
Comme elle s'aperçut que non seulement je m'obstinais au silence, mais que j'étais sans mouvement, elle porta sa main sur mon coeur.
«Il n'y a point de danger, s'écria-t-elle ; ce n'est qu'une léthargie, maladie ordinaire aux esprits séduits par l'illusion. Il s'est un peu oublié lui-même, il se reconnaîtra, sans doute, en me reconnaissant. Mais pourra-t-il me reconnaître tant que le nuage des choses terrestres offusquera sa vue ?»
Aussitôt, pour le dissiper, elle essuya avec sa robe mes yeux presque éteints par l'abondance de mes larmes.
Alors l'épaisse nuit qui les couvrait se dissipa subitement ; ils recouvrèrent leur première force et leur premier éclat. Ainsi quand le vent orageux du midi rassemble les nuages, et que tout le ciel semble devoir se fondre en pluie, le soleil est caché, et les astres de la nuit ne paraissant point encore, la terre est couverte d'épaisses ténèbres ; mais si le froid Borée descend des montagnes de Thrace, il balaie l'atmosphère par son souffle impétueux ; il force les barrières qui retenaient le jour captif, et le soleil, plus vif et plus brillant, reparaît aux yeux des mortels surpris et charmés de la splendeur de ses rayons.
C'est ainsi que les nuages de ma sombre douleur s'étant dissipés, je commençai à jouir de la lumière ; et mon esprit, éclairé en même temps que mes yeux, fut en état de connaître la main charitable qui travaillait à ma guérison.
«Eh quoi ! m'écriai-je, en voyant que c'était la Philosophie ; ô vous qui m'avez élevé dans votre sein, mère féconde de toutes les vertus, vous daignez descendre des cieux pour venir habiter avec moi le triste lieu de mon exil ! Seriez-vous donc aussi impliquée dans les fausses accusations qu'on me suscite ?
- Avez-vous pu penser, mon cher élève, me répondit-elle, que je vous abandonnerais dans vos malheurs, et que je refuserais de partager avec vous la persécution à laquelle vous n'êtes en butte que pour l'amour de moi ? Je croirais faire un crime si, dans de pareilles circonstances, je me séparais un instant d'un innocent faussement accusé, et dont la cause est la mienne. Pensez-vous que de pareilles accusations soient capables de m'intimider ? Rien de ce qui vous arrive ne peut m'inspirer ni surprise ni frayeur ; j'y suis accoutumée. Est-ce donc la première fois que les méchants ont fait courir à la sagesse les plus grands dangers ? Dès les premiers temps, avant la naissance de mon illustre élève Platon, j'ai eu de grands combats à soutenir contre la folle audace des hommes. Du vivant de Platon, Socrate son maître triompha par mon secours des horreurs d'un supplice injuste. Après sa mort glorieuse, la secte d'Epicure, celle de Zénon et beaucoup d'autres, prétendirent être les légitimes héritiers de ses sentiments. Chacun voulut par la violence se mettre en possession de ce savant héritage ; je m'opposai de toutes mes forces à leur usurpation ; mais comme chacun d'eux s'efforçait de m'attirer à lui, ils déchirèrent cette robe que j'avais tissée moi-même, et ils se glorifièrent de ce qui leur en resta dans les mains, comme si, en se retirant, ils m'avaient entraînée tout entière de leur côté. Il y eut même beaucoup de gens qui, ne réfléchissant point assez, les crurent du nombre des miens parce qu'ils les virent parés de quelques lambeaux de mes livrées ; et ils se laissèrent séduire imprudemment par les erreurs de cette multitude profane. Mes élèves ont été mille fois persécutés. Anaxagore fut exilé, Socrate fut empoisonné, Zénon souffrit la plus horrible torture. Si vous ignorez ces exemples de la cruauté des hommes, parce qu'ils sont étrangers à votre patrie, vous ne pouvez ignorer les malheurs d'un Canius, d'un Sénèque, d'un Soranus, dont la mémoire est aussi récente que célèbre. Instruits de mes maximes, ils les pratiquaient ; la pureté de leurs moeurs condamnait la perversité des méchants ; voilà la seule cause de la persécution dont ils furent les victimes. Faut-il donc s'étonner si notre vie est agitée par tant de tempêtes, puisque nous nous faisons gloire de déplaire aux méchants ? Leur nombre est infini, sans doute, mais il n'en est pas moins méprisable. Sans lois et sans guide, ils ne suivent que les mouvements déréglés d'une fureur aveugle. Si nous sommes quelquefois obligés de céder à leurs violences, notre chef nous retire dans un fort imprenable : de là nous les voyons s'occuper à piller les bagages que nous leur abandonnons. Nous nous moquons de leur folle avidité, qui s'attache à des choses si viles et si méprisables ; et nous bravons leur rage impuissante du haut de nos remparts inaccessibles à leur audace.
Rien ne peut ébranler celui qui sait régler sa conduite, mépriser les événements, fouler aux pieds le destin impérieux, et regarder d'un oeil égal la bonne et la mauvaise fortune. Ni la mer irritée lorsqu'elle appelle les tempêtes du fond de ses abîmes ; ni les volcans impétueux, lorsque du haut de leur cime entr'ouverte ils roulent des torrents de soufre et de fumée ; ni la foudre des dieux, lorsque grondant dans les airs, elle s'annonce par des sillons de flammes et menace les plus hautes tours de les réduire en cendres ; rien n'est capable de l'ébranler. Eh ! pourquoi les malheureux s'étonnent-ils des vaines menaces d'un tyran ? Qu'ils sachent ne rien désirer et ne rien craindre, et sa rage est vaincue. Mais s'ils livrent leurs coeurs aux impressions de la crainte et aux désirs de l'espérance, incertains, troublés, hors d'eux-mêmes, ils rendront bientôt les armes, et courront en aveugles au-devant des fers d'un cruel esclavage.
Comprenez-vous cela ? y seriez-vous insensible ? Pourquoi fondez-vous en larmes ? Parlez ; quels sont vos sentiments ? Si vous voulez que le médecin vous guérisse, découvrez-lui vos maux».
Alors ramassant toutes mes forces :
«Qu'ai-je besoin de m'expliquer ? lui dis-je ; le seul aspect du lieu où je suis, n'est-il pas capable d'exciter votre pitié ? Est-ce donc là cette riche bibliothèque où vous aviez pris plaisir à fixer votre séjour, et où vous m'instruisiez des choses divines et humaines ? Etais-je, hélas ! dans le triste état où je suis aujourd'hui, lorsque je sondais avec vous les secrets de la nature, lorsque vous me traciez les routes différentes que parcourent les astres, et que vous m'appreniez à être réglé dans mes moeurs et dans ma conduite, comme ils le sont dans leurs cours ? J'écoutais vos leçons avec tant de docilité, en est-ce là la récompense ? Quel fonds doit-on donc faire sur cette maxime que vous avez prononcée par la bouche de Platon : Heureux les états si des philosophes en devenaient rois, ou si les rois devenaient philosophes ! C'est encore par la bouche de Platon que vous avez dit : Qu'il est nécessaire que les sages prennent les rênes du gouvernement, de peur qu'en les abandonnant, les pervers ne s'en saisissent, et n'en abusent pour perdre les bons. Déterminé par ces maximes, je me suis fait un devoir de pratiquer publiquement ce que j'avais appris de vous dans le secret. Vous le savez, vous et le Dieu qui vous fait régner sur l'esprit et sur le coeur des sages ; vous le savez, le désir de contribuer au bonheur des gens de bien est le seul motif qui a pu m'engager à prendre quelque part au gouvernement. De là tous ces démêlés funestes que j'ai eus avec les méchants, et le peu de cas que j'ai cru devoir faire du ressentiment des grands, quand, sans me l'attirer, je n'ai pu satisfaire à ceux qu'exigeaient de moi la voix de ma conscience et celle de l'équité. Combien de fois l'usurpateur Conigastus, si avide des dépouilles des faibles, m'a-t-il trouvé dans son chemin ! Combien de fois ai-je empêché Triguilla, grand-maître de la maison du roi, de consommer les injustices qu'il avait commencées ! Combien de fois ai-je mis à couvert, par mon autorité, les malheureux, que l'insatiable avarice de ces barbares calomniateurs persécutait avec tant de cruauté, et toujours impunément ! Nulle considération n'a jamais été capable de me faire abandonner le parti de la justice. Quand j'ai vu les provinces dévastées par les rapines des particuliers, et accablées par les impôts publics, j'en ai été aussi vivement touché que ceux mêmes qui souffraient ces horribles vexations. Dans le temps d'une disette extrême, on ordonna l'achat et le transport d'une si prodigieuse quantité de grains, que la Compagnie était ruinée sans ressource, si cet achat avait eu lieu ; mais je m'y opposai avec vigueur : j'eus à cette occasion, en présence du roi, un démêlé des plus vifs avec le préfet du prétoire ; je l'emportai, et l'ordre fut enfin révoqué. Des courtisans affamés des biens du consulaire Paulin, les dévoraient déjà par leurs désirs ; je les arrachai à leur insatiable voracité. Albin, consulaire comme lui, allait être la victime de la fausse accusation qu'on lui avait intentée, et des préjugés qu'elle avait fait concevoir à son désavantage ; je le sauvai de la persécution de Cyprien son délateur. N'ai-je pas réuni contre moi assez de haines ? Mais si le zèle de la justice m'avait attiré celle des gens en faveur, je devais du moins n'avoir rien à craindre des autres, et cependant sur la délation de qui ai-je été disgrâcié ? Sur celle d'un Basile, qui, chassé du ministère et accablé de dettes, a cherché à se sauver en me perdant ; sur celles d'un Opilion et d'un Gaudence, qui, pour leurs injustices et leurs fraudes reconnues, avaient été condamnés à l'exil. Pour se soustraire à l'ordre du souverain, ils osèrent abuser du sacré privilège des temples en s'y réfugiant ; mais le prince irrité leur fit signifier que s'ils ne sortaient pas de Ravenne au jour prescrit, il les ferait arracher du saint asile qu'ils profanaient, et leur ferait imprimer sur le front la marque honteuse de leurs crimes. Pouvait-on donner la moindre confiance à des gens jugés dignes d'un pareil châtiment ? Et cependant, le jour même, on ajoute foi à la déclaration qu'ils font contre moi. Par où ai-je donc pu mériter qu'on eût pour moi si peu d'égards ? Les condamnations subies par mes délateurs justifient-elles leurs accusations ? Si l'injuste fortune n'a pas eu honte de voir l'innocence accusée, elle aurait au moins dû rougir de la bassesse de ceux dont elle s'est servie pour la calomnier. Voulez-vous savoir ce qui m'a rendu si coupable ? J'ai voulu sauver le sénat : voilà mon crime. Qu'ai-je fait pour cela ? J'ai empêché un infâme délateur d'accuser le sénat du crime de lèse-majesté. Instruisez-moi, ô vous qui enseignez la vérité aux hommes ! Que dois-je faire ? Dois-je nier un pareil crime, de crainte qu'il ne vous déshonore ? mais je l'ai fait avec la plus mûre délibération, et je le ferais encore avec ardeur. Dois-je l'avouer ? mais je m'ôte par là tout moyen de me défendre ; je fais triompher l'injustice. M'imputerai-je à crime d'avoir voulu sauver les sénateurs ? Leur conduite à mon égard méritait peut-être que je prisse moins à coeur leurs intérêts ; mais l'inconstante vicissitude des choses de ce monde, toujours sujettes à se démentir, a pu occasionner quelque changement dans leurs sentiments pour moi ; leur mérite au fond est toujours le même. Quelque chose qui m'en arrive, rien au monde ne me portera jamais à déguiser la vérité, ni à autoriser le mensonge. Peut-on m'accuser de l'avoir fait ? C'est vous, c'est la sagesse que j'en fais juge ; j'ai pris soin d'écrire tout ce qui regarde cette grande affaire, afin que la postérité en soit instruite ; je ne crois pas devoir prendre le même soin pour ce qui concerne les lettres supposées, par lesquelles on m'impute d'avoir espéré de rétablir la république et l'ancienne liberté. La fausseté de cette accusation eût paru avec la dernière évidence si, ce qui est décisif en de pareilles causes, on m'eût confronté avec mes accusateurs et permis de me servir contre eux de leurs propres dépositions. Et quelle liberté, hélas ! pouvons-nous encore espérer ? Plût au ciel que j'eusse pu savoir par quel moyen la recouvrer ! J'aurais répondu ce que Canius répondit à Caligula qui l'accusait d'être complice d'une conjuration formée contre lui : «Si j'en avais été instruit, vous ne le seriez pas». Au reste, quelle que soit la douleur que me cause cette malheureuse affaire, je n'en suis point assez troublé pour me plaindre de ce que des impies ont entrepris d'opprimer la vertu ; mais ce qui me jette dans la dernière surprise, c'est de voir qu'ils ont réussi dans leurs projets criminels. Car si l'homme se porte au mal, c'est peut-être la suite funeste de l'imperfection de sa nature. Mais qu'un scélérat puisse exécuter contre l'innocence tout ce que sa scélératesse lui suggérera, et cela sous les yeux d'un Dieu juste, c'est pour moi un prodige inconcevable ! Frappé de la même idée, un des vôtres disait avec raison : «Si c'est un Dieu qui gouverne le monde, d'où peut venir le mal qui y règne ? S'il n'y a point de Dieu, d'où peut venir le bien qui s'y fait ?» Après tout, est-il étrange que des hommes pervers, altérés du sang des sénateurs et de tous les gens de bien, aient conspiré ma perte, moi qui me suis toujours fait un devoir essentiel de combattre pour les gens de bien et pour le sénat ?
Non, sans doute ; mais devais-je attendre un pareil traitement des sénateurs eux-mêmes ? Rappelez-vous, vous qui avez toujours été le mobile de toutes mes actions, rappelez-vous avec quelle force je pris à Vérone la défense du sénat, au péril même de ma vie, lorsque le roi, qui voulait détruire cet ordre respectable, tâcha de faire tomber sur tout le corps le crime particulier qu'on imputait à Albin, l'un de ses membres. Vous connaissez la vérité de tout ce que je dis, et vous savez que je ne cherche point en cela à me glorifier. La réputation qu'on acquiert en se vantant du bien qu'on fait, n'est qu'une récompense frivole qui diminue cette satisfaction intime, fruit précieux du témoignage consolant qu'une bonne conscience se rend à elle-même. J'ai fait le bien, et vous voyez quel avantage j'en retire. Quand je pouvais espérer la récompense d'une vertu réelle, on me punit d'un crime imaginaire ; et comment m'en punit-on ? A-t-on jamais vu les juges s'accorder si unanimement contre le plus grand coupable ? Dans le nombre, il en est toujours quelques-uns qui, par erreur ou autrement, sont portés à douter des forfaits les plus avérés. Quand j'aurais été accusé d'avoir voulu brûler les temples de Dieu et égorger ses ministres au pied de ses autels ; quand j'aurais été soupçonné d'avoir machiné la perte de tous les gens de bien, on m'aurait écouté du moins, et l'on ne m'aurait condamné qu'après que j'aurais confessé mon crime, ou que j'en aurais été juridiquement convaincu. Mais on ne peut m'accuser que d'avoir voulu sauver le sénat, et cependant on me transporte loin de Rome ; et sans vouloir m'entendre, on me proscrit, on me condamne à mort. O qu'il m'est avantageux que personne encore n'ait été convaincu d'un pareil crime ! crime si glorieux au jugement de mes délateurs mêmes, que pour en ternir l'éclat, ils ont été forcés de dire, contre toute vérité, que j'ai tout sacrifié aux intérêts d'une ambition sacrilège. Mais vous qui habitiez dans mon coeur, vous en aviez banni tout intérêt humain ; et je n'aurais osé, sous vos yeux, commettre un pareil crime. Car vous me répétiez souvent cette belle exhortation de Pythagore : Suivez les inspirations de votre Dieu, et il ne m'était pas possible de penser d'une manière si basse et si honteuse à moi, que vous travailliez avec autant de soin à perfectionner de plus en plus, et à qui vous proposiez Dieu même pour modèle. D'ailleurs ma maison, dont l'innocence est connue, mes amis, dont la probité est si recommandable, mon beau-père Symmaque, ce respectable, ce saint vieillard, tout me met à couvert d'un tel reproche. Mais c'est à vous qu'on impute toute la faute : quelle injustice ! quelle horreur ! On ne m'a cru coupable de ce crime que parce qu'instruit à votre école, je pratique vos leçons et y conforme mes moeurs. Ainsi, non seulement le respect qui vous est dû ne m'a pas garanti des attaques de mes ennemis, mais en m'insultant ils ont poussé l'audace jusqu'à vous insulter vous-même. Ce qui met le comble à mon malheur, c'est que la plupart des hommes ne décident des choses que par l'événement, et jugent indigne de leur approbation tout ce que la fortune n'a pas jugé digne de ses faveurs. De là vient que la première perte que font les malheureux est celle de l'estime publique. Non, je n'ose penser quels sont à présent les bruits qui se répandent à l'occasion de ma disgrâce, quels sont les jugements divers qu'on en porte. Tout ce que je puis dire, c'est que ce qui accable le plus un malheureux, est de penser qu'aussitôt qu'on l'accuse, la plupart des gens sont persuadés qu'il ne lui arrive rien qu'il n'ait bien mérité ; et cependant, si je suis dépouillé de mes biens, dégradé de mes dignités, déshonoré dans l'esprit de bien des hommes, c'est une peine cruelle que je ne me suis attirée qu'en faisant le bien. Il me semble voir les auteurs de mon désastre faire éclater leur joie impie dans les lieux où ils forgent les traits de leur calomnie. Il me semble les voir à l'envi en préparer de nouveaux, tandis que les gens de bien sont dans la dernière consternation à la vue des dangers auxquels je suis exposé. Les scélérats, sûrs de l'impunité, oseront concevoir les projets les plus odieux ; ils oseront même les exécuter, animés par les récompenses qu'on leur propose ; et les innocents, privés de tout appui, ne pourront se soustraire à la persécution de leurs ennemis ni parer leurs coups. Je puis donc m'écrier avec justice : «Créateur de l'univers, qui, immuable sur votre trône éternel, donnez aux cieux leurs mouvements rapides, et réglez le cours des astres ; vous qui avez assujetti la lune à ces variations constantes qui tantôt la font briller des feux de son frère d'une manière si éclatante, qu'elle semble alors, pendant la nuit, régner seule au firmament, et qui tantôt lui font perdre peu à peu sa lumière, et la font disparaître enfin quand elle est plus près du soleil ; vous qui avez commandé à un des astres les plus brillants, d'annoncer toujours, par son lever, les approches de la nuit, et, par son coucher, la naissance du jour ; vous qui abrégez dans la saison des frimas la durée des jours rigoureux, et qui, dans la saison contraire, précipitez les ombres de la nuit, afin qu'elles fassent place à des jours plus longs ; vous qui dirigez, par votre toute-puissance, le souffle impétueux des aquilons qui dépouillent les arbres de leurs feuilles, et les douces haleines des zéphirs qui les font renaître, toujours vous faites mûrir par les ardeurs de la canicule les moissons abondantes produites par le peu de grains confiés à la terre, sous la faible constellation du Bouvier. Tout suit ainsi vos lois ; rien ne s'écarte de l'ordre immuable que vous avez prescrit ; tout est enchaîné par les décrets de votre volonté suprême. L'homme est le seul dont il semble que vous abandonniez la destinée. La fortune inconstante fait tout sur la terre au gré de son caprice. L'innocence y souffre la peine qui n'est due qu'au crime, et le crime, placé sur le trône, foule aux pieds la vertu qui, tremblante, se cache dans les ténèbres, désolée de voir le juste puni pour le coupable. Les scélérats font ainsi impunément tout ce qui leur plaît ; leurs mensonges, leurs parjures, rien ne leur nuit ; et quand ils veulent user de toutes leurs forces, ils attentent jusque sur l'autorité même des rois. Arbitre souverain de toutes choses, jetez enfin un regard de providence sur la terre. Les hommes, la portion la plus digne des êtres qui l'habitent, les hommes y sont sans cesse le jouet de la fortune ; ils y sont agités, tourmentés, comme un vaisseau l'est sur les flots par la tempête. Calmez, Seigneur, cette mer orageuse, et faites régner à jamais ici-bas ce bel ordre qu'on voit régner invariablement dans les cieux».
Pendant que la douleur me faisait ainsi parler, la Philosophie me regardait d'un oeil tranquille ; et aussitôt que j'eus fini :
«Dès que j'ai vu couler vos larmes, me dit-elle, j'ai bien compris que vous vous croyiez exilé et malheureux. Mais êtes-vous donc véritablement exilé ? ne vous trompez-vous point ? êtes-vous chassé de votre patrie ? ne vous en êtes-vous point écarté par hasard ? C'est vous sans doute qui vous en êtes exilé vous-même ; et à qui pouvait-il être permis de vous en chasser ? Rappelez-vous que votre patrie n'est point, comme Athènes, gouvernée par la multitude : elle l'est par un souverain qui prend plaisir à la peupler et non à la priver de ses citoyens. Obéir à ce monarque, c'est être parfaitement libre. Ignorez-vous que quiconque y a fixé son domicile, n'en peut être arraché ? Oui, celui qui est à couvert de ses remparts, est à l'abri de toute violence et ne peut craindre l'exil ; mais quiconque en méprise le séjour, mérite d'en être banni pour toujours. Si je suis donc touchée, c'est de la douleur où je vous vois plongé, et non pas du lieu où je vous trouve. C'est bien moins dans votre riche bibliothèque que j'aime à fixer mon séjour que dans votre âme. J'ai pris plaisir à en faire une bibliothèque vivante, dans laquelle j'ai placé, non les livres eux-mêmes, mais les maximes qu'ils contiennent. Vous ne vous êtes écarté en rien, dans tout ce que vous avez dit, de votre zèle pour le bien public ; vous pouviez encore en dire davantage. Tout le monde sait que des choses qui vous sont imputées, les unes sont fausses, et les autres sont des actions plus dignes d'éloges que de blâme. Ce que vous n'avez dit qu'en passant des insignes fourberies et des crimes de vos délateurs, sera répété mille fois par le public qui connaît parfaitement toute la vérité. Vous vous êtes récrié contre l'injustice du sénat à votre égard ; vous vous êtes plaint amèrement de ce qu'on me déshonore en m'accusant ; vous paraissez outré de ce qu'on récompense si mal vos mérites ; enfin votre muse en courroux a fini par faire des voeux pour attirer ici la paix éternelle qui règne dans les cieux. Tous ces sentiments, tous ces mouvements divers sont l'effet de votre affliction, et je crois que dans l'état de faiblesse où vous êtes, vous ne supporteriez pas des remèdes violents : je vais donc, par de plus doux, vous préparer à en recevoir de plus efficaces qui puissent vous guérir radicalement.
Chaque chose a son temps. Le laboureur insensé qui confierait ses grains à la terre lorsqu'au solstice d'été elle était desséchée par les ardeurs du soleil, privé pour sa nourriture des dons de Cérès, serait obligé d'aller chercher sur les chênes les glands dont se nourrissaient nos aïeux. N'allez point dans les bois chercher la tendre violette, quand les froids aquilons y exercent leurs fureurs ; vous ne trouveriez au printemps, sur la vigne, que des pampres naissants : si vous voulez goûter les dons de Bacchus, attendez l'automne, c'est la saison destinée pour cueillir les raisins. Le Tout-Puissant a donné à chaque saison sa propriété particulière : chaque chose viendra dans son temps, et on ne peut attendre aucun succès de ses entreprises lorsqu'on sort de l'ordre, et qu'on franchit par impatience les bornes que la sagesse nous prescrit.
Je crois donc, pour pouvoir vous guérir plus sûrement, devoir commencer par vous faire quelques questions qui me découvrent l'état de votre âme. Ecoutez et répondez-moi en toute liberté ce que le coeur vous dictera. Pensez-vous qu'un destin aveugle préside aux choses de ce monde, et que tout y soit l'effet du pur hasard ?
- Non, lui répondis-je aussitôt ; je n'ai jamais cru que l'ordre constant qui règne en ce monde puisse avoir un principe dénué d'intelligence. J'ai toujours pensé, au contraire, que l'intelligence suprême qui a tout créé par sa puissance, conduit tout par sa sagesse ; et jamais je ne penserai autrement.
- Je le sais, me dit-elle, vous venez de vous exprimer sur cela très énergiquement : vous avez, il est vrai, déploré le malheur des hommes, comme si la Providence n'en prenait aucun soin ; mais vous avez hautement avoué que tout le reste de l'univers est gouverné par la suprême intelligence, et je suis étonnée, au-delà de toute expression, de ce qu'ayant un sentiment si raisonnable et si salutaire, votre esprit ne soit pas entièrement guéri. Mais allons plus avant, je soupçonne qu'il manque encore quelque chose à vos connaissances. Vous ne doutez point que Dieu ne connaisse tout en ce monde ; mais savez-vous par quel ressort la Providence conduit tout ?
- J'ai de la peine, je l'avoue, j'ai de la peine à comprendre le sens de la question que vous me faites, ainsi ne soyez point étonnée si je n'y peux répondre.
- Je ne me suis pas trompée, ajouta-t-elle, quand j'ai pensé qu'il y a quelque vide dans votre âme, par où le trouble a pénétré, comme l'ennemi pénètre dans une place par la moindre brèche ; mais, répondez-moi, vous rappelez-vous quelle est la fin de toutes choses, quels sont les desseins de la sage nature ?
- Vous me l'avez appris, mais la douleur qui a troublé mes sens me l'a fait oublier.
- Vous savez du moins, me dit-elle, quel est le principe de toutes choses ?
- Oui, je le sais : c'est Dieu qui est le principe tout-puissant et universel.
- Eh ! puisque vous connaissez le premier principe de toutes choses, comment n'en connaissez-vous pas la dernière fin ? Tel est pourtant l'effet du trouble de l'esprit : il offusque la raison, mais il ne l'éteint pas ; il ébranle l'âme, mais il ne la dégrade pas entièrement. Répondez-moi encore : vous souvenez-vous que vous êtes homme ?
- Eh ! pourquoi, lui dis-je, ne m'en souviendrais-je pas ?
- Eh bien ! dites-moi ce que c'est que l'homme.
- C'est un animal raisonnable et mortel : je le sais ; voilà ce qu'est l'homme ; voilà ce que je suis.
- N'êtes-vous rien de plus ? me dit-elle.
- Non, lui dis-je.
- Ah ! je sais maintenant la principale cause de votre maladie. Vous avez cessé de vous connaître vous-même : je connais le remède qui peut seul vous guérir. Votre mal est extrême et pourrait devenir mortel, puisque vous vous oubliez vous-même; que vous gémissez de vous voir exilé et dépouillé de vos biens ; que vous ignorez la fin de toutes choses ; que vous pensez en conséquence que les scélérats, qui font tout à leur gré, sont véritablement puissants et heureux ; et qu'enfin, ne connaissant point les ressorts secrets que la Providence fait agir, vous pensez que tous ces événements sont l'effet du hasard. En faut-il davantage non seulement pour causer la plus grande maladie, mais la mort même de la raison ? Mais, grâces en soient rendues au Tout-Puissant, auteur de la vie ! cette raison naturelle ne vous a pas entièrement abandonné. Si vous ne savez pas comment Dieu gouverne le monde, vous savez du moins qu'il le gouverne. Ce premier principe vous conduira à d'autres vérités ; cette étincelle de vie produira en vous une santé parfaite. Mais comme il n'est pas encore temps d'user des remèdes les plus forts, et que telle est la nature de l'âme, que lorsque quelque vérité en sort, l'erreur en vient toujours prendre la place, je tâcherai de dissiper peu à peu les ténèbres épaisses que l'erreur y répand, afin que la vérité victorieuse puisse y rentrer dans ses droits, et y briller d'une lumière plus pure.
Les astres les plus brillants perdent leur éclat lorsqu'ils sont voilés par de sombres nuages ; si le vent du midi agite les flots de la mer, son onde, qui le disputait à l'azur des cieux, se trouble et cesse d'être transparente ; le fleuve impétueux qui coulait avec vitesse du haut des montagnes, arrêté quelquefois par les obstacles qui se trouvent sur la route, est obligé de se replier sur lui-même : voulez-vous marcher ici-bas sans obstacles et voir la vérité sans nuages, ne vous laissez ni ébranler par la crainte, ni séduire par la joie, ni entraîner par l'espérance ; car l'âme qui est en proie à ses passions perd tout à la fois sa lumière et sa liberté».