Après ces paroles, elle se tut, et lorsqu'elle eut réveillé mon attention par ce court moment de silence, elle reprit en ces termes : «Si j'ai bien compris la cause et le sujet de ton chagrin, c'est ton attachement à ta fortune première et le regret de l'avoir perdue qui te consument. C'est son changement, ou du moins ce que tu considères comme tel, qui a troublé à ce point l'état de ton âme. Je connais tous les prestiges à l'usage de cette habile magicienne, et ses caresses décevantes pour ceux dont elle veut faire ses dupes, jusqu'au moment où elle les plonge dans le désespoir en les abandonnant à l'improviste. Que si tu veux te rappeler son caractère, ses habitudes et ses façons d'agir, tu reconnaîtras que ce qu'elle t'a donné ou retiré n'était rien moins que précieux. Il ne me sera pas difficile, je pense, de rappeler ces vérités à ta mémoire.

Au temps même où tu jouissais de sa présence et de ses faveurs, tu la gourmandais souvent par des apostrophes viriles ; et tu la harcelais à coups de sentences empruntées à mes oracles. Mais une révolution subite ne se produit jamais dans les choses sans jeter quelque perturbation dans les esprits. C'est ainsi que pendant un temps, toi aussi tu as failli à ta sérénité habituelle. Mais le moment est venu de te faire savourer un doux et délicieux breuvage qui, pénétrant jusqu'au fond de tes organes, préparera les voies à des philtres plus héroïques. Vienne donc avec sa persuasive éloquence la Rhétorique, qui ne se maintient dans le droit chemin qu'en suivant docilement mes instructions, et qu'à ses côtés, la Musique, cette charmante esclave née dans ma maison, fasse entendre des accords tantôt graves, tantôt légers.

Qu'est-ce donc, ô homme, qui t'a plongé dans la tristesse et le deuil ? Tu as vu quelque chose de nouveau et d'extraordinaire, sans doute. Quoi ! tu t'imagines que la Fortune a changé à ton égard ? Non pas. De tout temps elle a eu ces procédés et ce caractère. Il est plus vrai de dire que dans ses rapports avec toi, c'est à son inconstance qu'elle est restée fidèle. Telle elle est aujourd'hui, telle elle était naguère lorsqu'elle te cajolait et qu'elle te fascinait par le mirage d'une félicité trompeuse.

Tu connais à présent sous son double visage cette aveugle divinité. Déguisée encore pour nombre d'autres, elle s'est révélée à toi tout entière. Si tu approuves ses procédés, accepte-les tels qu'ils sont et ne te plains pas. Si sa perfidie te fait horreur, repousse avec mépris ses pernicieuses caresses. Ce qui te cause aujourd'hui tant d'affliction devrait être pour toi un motif de tranquillité. Tu es enfin débarrassé d'une compagne que personne ne peut être sûr de conserver près de soi. De bonne foi, peux-tu attacher beaucoup de prix à une félicité que tu dois perdre ? Peux-tu l'aimer beaucoup, cette Fortune présente aujourd'hui, absente demain peut-être, et qui, eu fuyant, ne te laissera que le désespoir ? Si personne ne peut la retenir à son gré, si le malheur arrive quand elle s'en va, qu'est-ce donc que cette divinité volage, sinon l'avant-coureur de quelque calamité prochaine ? Il ne suffit pas, en effet, de ne regarder que la situation qu'on a sous les yeux ; la sagesse veut qu'on envisage la fin de toute chose. Or, à voir la Fortune courir si facilement d'un extrême à l'autre, ses menaces ne sont pas plus à craindre que ses faveurs à souhaiter.

Enfin, il faut te résoudre à supporter avec résignation tout ce qui peut t'arriver dans les domaines de la Fortune, une fois que tu as courbé la tête sous son joug. Prétendre retenir ou congédier à ton gré le tyran que tu t'es volontairement donné, ne serait-ce pas excéder ton droit et empirer par ton impatience une condition que tu ne peux changer ? Si tu confiais ta voile aux vents, tu suivrais l'impulsion non de ta volonté, mais de leur souffle. Si tu confiais des graines à la terre, tu aurais à balancer les bonnes années par les mauvaises, Tu as accepté la domination de la Fortune, elle est ta maîtresse, soumets-toi donc à ses caprices. Quoi ! tu prétends arrêter la rapide évolution de sa roue ? O le plus insensé des hommes ! Que la Fortune s'arrête un moment, elle ne mérite plus son nom (1).

II
Sous sa fantasque main tout s'agite et varie :
L'ouragan est moins prompt ; avec moins de furie
L'Euripe bondit sur l'écueil ;
Aux rois, terreur du monde, elle arrache leur foudre,
Relève les vaincus prosternés dans la poudre
Et flatte un moment leur orgueil.
Le mal qu'elle a causé, pour elle est plein de charmes ;
Elle est sourde aux sanglots, elle se rit des larmes ;
Tels sont ses plaisirs et ses jeux ;
Pour attester sa force, il faut que l'homme pleure,
Et son plus grand triomphe est de faire en une heure
Un misérable d'un heureux.

III

«Mais je voudrais discuter un peu avec toi comme pourrait le faire la Fortune. Vois si sa cause n'est pas juste. «D'où vient, ô homme, que tu t'obstines à m'accuser et à me poursuivre de tes plaintes ? Quel tort t'ai-je fait ? Quels biens possédais-tu que je t'aie enlevés ? Choisis un arbitre, celui que tu voudras, et voyons à qui appartiennent en somme les richesses et les honneurs. Si tu peux prouver que quelque mortel y ait un droit légitime, je t'accorderai sans hésiter que ce que tu réclames était bien à à toi. Le jour où la nature t'a tiré du sein de ta mère, je t'ai reçu nu et dans l'indigence de toutes choses ; et si aujourd'hui tu te montres si disposé à la révolte, c'est que je t'ai élevé avec une indulgence et une tendresse excessives. Enfin, autant qu'il dépendait de moi, je t'ai entouré d'opulence et de splendeur. Maintenant il me plaît de retirer ma main : rends-moi grâces pour avoir joui de biens qui ne t'appartenaient pas : tu n'as pas le droit de te plaindre comme si tu avais perdu les tiens propres. Pourquoi donc gémis-tu ? Je ne t'ai fait aucun dommage. Richesses, honneurs et autres choses semblablés, tout cela est de mon domaine. Ce sont des esclaves qui me reconnaissent pour leur souveraine ; ils arrivent avec moi, avec moi ils se retirent. Je l'affirme sans crainte : si les biens dont tu déplores la perte avaient été à toi, tu ne les aurais pas perdus.

Est-ce que, seule au monde, je ne pourrai user de mon droit ? Le Ciel peut faire luire des jours sereins, et les couvrir ensuite des ténèbres de la nuit. L'Année peut tantôt couronner le front de la Terre de fleurs et de fruits, tantôt l'ensevelir sous les pluies et les frimas.Il est permis à la Mer d'aplanir aujourd'hui sa nappe souriante et demain de hérisser ses flots au souffle des tempêtes. Et moi dont le caractère répugne à la constance, j'y serais enchaînée par l'insatiable cupidité des hommes ! Le changement, voilà ma nature, voilà le jeu éternel que je joue. Ma roue tourbillonne sous ma main. Elever en haut ce qui est en bas, jeter en bas ce qui est en haut, voilà mon plaisir. Monte, si le coeur t'en dit, mais à condition qu'aussitôt que la règle de mon jeu le voudra, tu descendras sans te plaindre. Est-ce que tu ne connaissais pas mon caractère ? Est-ce que tu ne savais pas l'histoire du roi de Lydie Crésus ? D'abord il s'était rendu redoutable à Cyrus ; mais atteint bientôt par le malheur, il allait périr dans les flammes d'un bûcher, quand, par la faveur du Ciel, un orage lui sauva la vie. Est-ce que tu as oublié Paul-Emile, payant à l'infortune du roi Persée, son prisonnier, le pieux tribut de ses larmes ? Et les lamentations des tragédies ! déplorent-elles autre chose que les coups aveugles portés par la Fortune à la félicité des rois ? N'as-tu pas appris, dans ton enfance, l'histoire des deux tonneaux remplis, l'un de maux, l'autre de biens, et placés à l'entrée du séjour de Jupiter (2) ? Qu'as-tu à dire si c'est dans le tonneau des biens que tu as puisé le plus largement ? si je ne t'ai pas entièrement abandonné ? si mon inconstance même peut te faire espérer un meilleur sort ? Quoi qu'il en soit, ne te laisse pas consumer par le chagrin, et puisque tu vis dans un royaume où la loi est la même pour tous, ne réclame pas de privilège».

IV
Du bon Plutus la main inépuisable
Leur versât-elle autant de biens
Que l'Océan roule de grains de sable,
Autant qu'aux champs aériens,
Lorsque la nuit a déployé ses voiles,
Sur le fond obscurci des cieux
On voit briller de rayons et d'étoiles ;
Les hommes toujours soucieux
N'en gémiraient pas moins de leur détresse,
En vain Dieu, touché de leurs cris,
Les comblerait d'honneurs et de richesse :
Bien possédé n'a plus de prix.
Regorgeant d'or voyez l'âpre avarice :
Sa gueule encor s'ouvre et rugit !
Quel frein pourrait de cet ignoble vice
Dompter le féroce appétit ?
Enseveli dans ta vaste opulence,
Portes-tu plus loin tes souhaits ?
Va, tu mourras, riche, dans l'indigence :
Si tu te crois pauvre, tu l'es.

V

«Si, pour sa justification, la Fortune te tenait un pareil langage, tu n'aurais certainement rien à lui répondre. Ou si tu peux alléguer quelque bonne raison à l'appui de ta plainte, parle, je t'en donne congé».

Alors moi : «Je conviens, dis-je, que tes paroles sont spécieuses, et comme imprégnées du doux miel de la Rhétorique et de la Musique ; aussi longtemps qu'on les entend, on est sous le charme. Mais pour un malheureux le sentiment de son malheur est plus pénétrant encore. Aussi, dès que cette harmonie a cessé de résonner à mon oreille, le chagrin que nourrit mon coeur reprend le dessus. - Cela est vrai, dit-elle. Aussi bien, ces expédients n'ont pas pour but de te guérir : la douleur est trop vive encore pour supporter le remède : il s'agit seulement de l'engourdir. Quant aux agents assez actifs pour pénétrer jusqu'au siège du mal, lorsqu'il en sera temps, j'y aurai recours. Cependant, il ne faut pas que tu te fasses mal à propos misérable. As-tu donc oublié tous tes bonheurs, leur nombre et leur nature ? Je ne dirai rien de la protection qu'après la mort de ton père tu trouvas auprès des personnages les plus éminents, ni de ton admission dans la famille des princes de la cité, auxquels tu appartenais déjà par le genre de parenté le plus précieux de tous, puisque tu leur étais cher avant de devenir leur allié. Qui donc ne t'a pas proclamé le plus fortuné des hommes, ayant pour parents d'adoption des personnages si illustres (3), pour épouse une femme si vertueuse, et (heureux hasard !) pour enfants, des fils ? Je passe sous silence (ce sont des avantages communs à d'autres) les dignités qui ont honoré ton adolescence (4) après avoir été refusées à des vieillards : j'ai hâte d'arriver aux faits exceptionnels qui ont mis le comble à ta félicité. Si les biens de cette vie peuvent être comptés pour quelque chose quand il s'agit de bonheur, les malheurs, si grands qu'ils soient, qui ont assailli la tienne, peuvent-ils effacer de ton souvenir le jour où tu as vu tes deux fils, consuls en même temps, sortir de ta maison, escortés par le sénat et salués des acclamations du peuple ? lorsque toi-même, au milieu du sénat qu'ils présidaient du haut de leurs sièges curules, tu as prononcé le panégyrique du Roi et conquis la palme du génie et de l'éloquence ? lorsque dans le Cirque regorgeant de spectateurs, assis entre tes deux consuls, tu as dépassé l'attente de la foule par tes largesses triomphales ? J'imagine que tu n'as pas ménagé les compliments à la Fortune lorsqu'elle te traitait ainsi en enfant gâté et qu'elle te comblait de ses caresses et de ses grâces. Tu lui as arraché une faveur qu'elle n'avait, avant toi, accordée à personne dans une condition privée (5). Eh bien ! veux-tu régler tes comptes avec la Fortune ? Aujourd'hui, pour la première fois, elle t'effleure d'un regard jaloux. Or, si tu considères le nombre et la nature de tes joies ou de tes peines, tu ne pourras nier qu'aujourd'hui encore tu ne sois heureux. Que si tu ne te regardes pas comme tel, parce que les avantages dont naguère tu croyais jouir ont disparu, tu n'as pas sujet de te croire misérable, puisque les prétendus maux qui t'attristent aujourd'hui disparaîtront à leur tour. Est-ce donc pour la première fois et comme un étranger novice que tu assistes à cette comédie de la vie ? Quelle stabilité peux-tu attribuer aux choses humaines, lorsque souvent il ne faut qu'une heure pour enlever l'homme lui-même ? Et puis, à supposer que l'on puisse compter, quoique rarement, sur la constance du hasard, toujours est-il que le dernier jour de la vie est en quelque sorte la mort de la Fortune, même fidèle. Qu'importe donc que la séparation commence par ta mort ou par sa fuite ?»

VI
Du haut de son char de lumière,
Quand Phébus ouvrant sa carrière
Commence à colorer les cieux,
L'humble étoile sous sa paupière
Voile ses yeux.
Au souffle de Zéphyre éclose,
Au mois de mai voyez la rose
Etaler ses fraîches couleurs ;
Vienne l'Auster froid et morose :
Adieu les fleurs !
Des mers souvent l'humide plaine
Brille au soleil calme et sereine ;
Mais l'Aquilon, fils du Chaos,
Souvent de sa fougueuse haleine
Trouble les flots.
Puisque tout n'est qu'inquiétude,
Changement et vicissitude,
Défiez-vous du lendemain,
Et dites avec certitude :
«Rien n'est certain».

VII

Je pris alors la parole : «Les faits que tu viens de rappeler sont vrais, ô mère de toutes les vertus, et je ne puis nier le rapide enchaînement de mes prospérités. Mais c'est, précisément ce souvenir qui me dévore. Car, parmi toutes les disgrâces de la fortune, le plus cruel malheur est d'avoir été heureux (6). - Mais, répondit-elie, parce que tu expies une erreur de ton jugement, ce n'est pas une raison pour que tu t'en prennes aux choses elles-mêmes. En effet, si tu attaches quelque prix à un vain mot, c'est-à-dire au bonheur qui dépend du hasard, examinons ensemble le nombre et la valeur inestimable des biens dont tu es encore abondamment pourvu. Et si, de tous les trésors que tu possédais jadis, la faveur divine t'a, jusqu'à ce jour, conservé les plus précieux intacts et sans dommage, nanti du plus clair de ton bien, pourras-tu, sans injustice, te plaindre de ton sort ? Or, il existe encore, plein de force et de santé, ce glorieux ornement du genre humain, ton beau-père Symmaque, et, ce que tu payerais volontiers de ta vie, cet homme, eu qui se résument toute sagesse et toute vertu, est sans inquiétude pour lui-même tout en gémissant de tes malheurs (7). Elle existe encore, ton épouse, ce modèle achevé de modestie et de chaste pudeur, cette femme dont toutes les qualités peuvent s'exprimer par ce mot : elle ressemble à son père. Elle existe, dis-je, et c'est pour toi seulement, tant ce monde lui est odieux, qu'elle consent à vivre ; et, je suis tentée d'en convenir moi-même, le seul sujet d'affliction qui puisse altérer ton bonheur, c'est qu'en songeant à toi, elle se consume dans les larmes et dans la douleur. Que dirai-je de tes fils, personnages consulaires, chez qui l'on voit déjà briller, autant qu'il se peut dans un âge aussi tendre, le génie de leur père et de leur aïeul ? Et, comme le principal souci de cette vie mortelle, c'est celui de la conserver, que tu serais heureux, si tu connaissais ton bonheur, toi qui, à cette heure encore, possèdes des trésors qui, de l'aveu de tous, ont plus de prix que la vie ! Sèche donc tes larmes. La Fortune n'a pas encore pris tous les tiens en aversion, et tu n'as pas trop souffert de la tempête, puisque tes ancres tiennent encore solidement et qu'elles te conservent, avec la consolation du présent, l'espoir de l'avenir. - Oh ! qu'elles continuent à tenir, m'écriai-je, je le demande au ciel : tant qu'elles me conserveront ces biens, quoi qu'il advienne, je surnagerai. Néanmoins, tu vois combien je suis déchu de ma gloire». Mais elle : «J'ai déjà gagné un point, dit-elle, si dans ta condition tout ne te semble pas également malheureux. Mais ta mollesse me révolte. Ton bonheur n'est pas complet : faut-il pour cela te désoler et te plaindre avec tant d'amertume ? Où est l'homme en possession d'une félicité si accomplie, qu'à certains égards il n'ait sujet de chercher noise à la Fortune ? C'est chose précaire que la prospérité d'ici-bas : jamais elle ne se donne tout entière et elle a toujours un terme. L'un regorge de richesses, mais rougit de sa naissance. L'autre est d'une noblesse qui le signale aux yeux de tous, mais il est à l'étroit dans un pauvre patrimoine et préférerait n'être connu de personne. Celui-ci, noble et riche, vit dans le célibat et s'en afflige. Celui-là a fait un heureux mariage ; mais, privé d'héritiers de son sang, il nourrit sa fortune pouf un étranger. Cet autre a le bonheur d'être père, mais les désordres de son fils ou de sa fille le plongent dans le deuil et les larmes. De là vient que personne ne s'accommode sans peine des conditions de sa fortune. Chacune a son inconvénient : avant l'épreuve on l'ignore; après, on s'en irrite. Ajoute à cela que la délicatesse s'accroît en proportion du bonheur, et que si tout ne lui réussit pas à souhait, l'homme que l'adversité n'a jamais éprouvé s'affaisse au moindre choc : tant il faut peu de chose pour enlever aux plus heureux toute leur félicité.

Combien de gens, à ton avis, se croiraient ravis au ciel s'il leur échéait une part, si mince qu'elle fût, des débris de ton opulence ? Ce pays même que tu appelles un lieu d'exil, pour ceux qui l'habitent est une patrie (8). Tant il est vrai qu'il n'y a de misérable que ce que l'on croit tel, et qu'au contraire tout est bonheur pour qui sait se résigner. Mais est-il un homme si heureux qui, pour peu que l'impatience le gagne, ne veuille changer son état ? Combien de sortes d'amertumes pour altérer la douceur de la félicité humaine, puisque, de quelques jouissances qu'elle soit la source, dès qu'elle veut partir, aucun effort ne la peut fixer !

Il est donc clair que les choses humaines ne peuvent procurer qu'un bonheur bien misérable, puisque les âmes résignées s'en dégoûtent à la longue, et que les esprits inquiets ne s'en accommodent jamais de tout point. Pourquoi donc, ô mortels, cherchez-vous le bonheur au dehors, quand c'est en vous-mêmes qu'il réside ? L'erreur et l'ignorance vous aveuglent. Je te ferai voir en peu de mots en quoi consiste la souveraine béatitude. Connais-tu rien qui te soit plus précieux que toi-même ? Rien, diras-tu. Donc, si tu arrives à te posséder toi-même, tu posséderas un bien que tu ne voudras jamais perdre, et que la Fortune ne pourra jamais te ravir. Et, pour te convaincre que tous ces avantages fortuits ne peuvent pas constituer la béatitude, fais-toi ce raisonnement : Si la béatitude est le souverain bien aux yeux de tout être doué de raison, et si l'on ne peut appeler souverain bien ce qui nous peut être ravi, puisqu'à cette condition seulement se reconnaît sa supériorité, il est manifeste que la possession de la béatitude est incompatible avec l'instabilité de la Fortune. Il y a plus. L'homme qui s'abandonne à cette félicité précaire, sait ou ne sait pas qu'elle est sujette au changement. S'il ne le sait pas, quel bonheur peut-il trouver dans une ignorance aveugle ? S'il le sait, il doit craindre nécessairement de perdre ce dont la perte possible est pour lui hors de doute ; et, par conséquent, craignant toujours, il ne peut être heureux. Mais peut-être que, cette perte une fois subie, il ne s'en mettrait pas en peine ? Toujours serait-il que c'est un bien maigre bonheur que celui dont on supporterait la perte sans regret.

Pour toi, comme je sais que tu es convaincu et que tu tiens pour démontré par un grand nombre de preuves que l'âme humaine n'est pas mortelle ; comme il est clair, d'ailleurs, que le bonheur fortuit du corps trouve son terme dans la mort, tu ne peux douter que, si la mort peut enlever le bonheur, tout le genre humain ne doive, par le fait même de la mort, s'abîmer dans la misère. Or, nous savons qu'un grand nombre d'hommes ont recherché la jouissance de la béatitude (9), non seulement par le sacrifice de leur vie, mais au prix des tourments et des supplices ; comment donc la vie, tandis qu'elle dure, peut-elle rendre les hommes heureux, si son extinction ne les rend pas misérables ?

VIII
Si tu veux édifier
Un réduit indestructible,
Capable de défier
L'Eurus au souffle terrible
Et l'Océan furieux,
Ne construis pas ton asile
Sur une plage mobile,
Ni sur un mont sourcilleux.
L'Eurus au sommet du mont
Fait rage et souffle sans cesse ;
Plus perfide, le limon
Sous le moindre poids s'affaisse
Loin de l'attrayant danger
De la nue ou de la grève,
Que ton humble toit s'élève
Sur un modeste rocher.
Sans péril pour ton repos
Les vents, la foudre et l'orage
Pourront soulever les flots
Et broyer le roc sauvage :
Sous les remparts fortunés
De ton abri tutélaire
Tu braveras la colère
Des éléments déchaînés.

IX

Mais puisque le baume de mes raisonnements a déjà pénétré dans ton âme, je pense que le moment est venu de recourir à des moyens un peu plus énergiques. Dis-moi, lors même que les dons de la Fortune ne seraient ni fragiles ni temporaires, qu'y a-t-il en eux qui puisse devenir entièrement vôtre, ou dont un examen attentif ne doive diminuer la valeur ? Est-ce par rapport à vous, ou en vertu de leur nature propre, que les richesses sont précieuses ? De toutes celles que l'on connaît, lesquelles faut-il préférer ? l'or ? des monceaux d'écus ? Mais c'est en se disséminant, non en s'accumulant, qu'ils montrent leur éclat, puisque l'avarice engendre la haine, et la libéralité la gloire. D'autre part, nul ne peut conserver ce qu'il a transféré à un autre. Je conclus de là que l'argent commence à prendre du prix, lorsque, passant en d'autres mains, il cesse d'appartenir à celui qui en a fait largesse. Ajoutons que, si quelqu'un pouvait accaparer tout l'or qui circule sur la terre, le reste des hommes serait réduit à l'indigence. Le son de la voix peut, sans diminuer de volume, remplir également les oreilles d'une foule d'auditeurs ; mais vos richesses, à moins de se fractionner, ne peuvent passer entre les mains de plusieurs. Cela étant, elles doivent nécessairement appauvrir ceux qu'elles abandonnent. O les tristes et misérables trésors, puisqu'ils ne peuvent être possédés en totalité par plusieurs, et qu'ils ne sauraient devenir la propriété d'un seul sans appauvrir tous les autres !

L'éclat des pierreries fascine vos yeux ? Mais, en admettant que cet éclat ait quelque valeur en soi, il est propre aux pierreries, non à l'homme. Aussi, que les hommes l'admirent, c'est ce que j'admire grandement moi-même. Qu'y a-t-il, en effet, dans une substance dépourvue de vie, de mouvement et d'organes, qui puisse à bon droit paraître beau à une créature vivante et raisonnable ? Ces objets sont, à la vérité, l'ouvrage du Créateur, et, dans leur espèce, ils offrent quelques traits d'une beauté inférieure ; mais le rang qu'ils occupent est tellement au-dessous du vôtre, qu'ils ne méritent nullement votre admiration. Est-ce que la beauté des champs vous ravit ? Pourquoi non ? c'est une belle partie d'un magnifique ouvrage. C'est à ce titre que nous nous plaisons à contempler la surface d'une mer paisible ; c'est à ce titre que nous admirons le ciel, les étoiles, le soleil et la lune. Et qu'as-tu de commun avec toutes ces choses ? Oserais-tu t'enorgueillir de leur splendeur ? Est-ce que ton corps se couvre de fleurs au printemps ? Est-ce ta propre fécondité qui gonfle les fruits de l'été ? Pourquoi te laisser emporter à des joies frivoles ? Pourquoi t'attacher aux choses du dehors comme si elles t'appartenaient en propre ? Ta fortune ne rendra jamais tien ce que la nature n'a pas mis en toi. Sans aucun doute, les productions de la terre sont destinées à nourrir les êtres vivants. Mais si tu bornes tes désirs à la satisfaction des besoins de la nature, tu n'as que faire des prodigalités de la fortune. De peu de chose, et à peu de frais, la nature se contente ; une fois rassasiée, le superflu dont tu la forcerais de se gorger lui deviendrait fastidieux ou nuisible.

Peut-être qu'à ton avis il est beau de se pavaner sous des vêtements somptueux ? Si leur aspect flatte le regard, c'est l'étoffe ou le talent de l'ouvrier que j'admire. Est-ce dans un long cortège de serviteurs que tu places ta félicité ? S'ils sont dépravés, je ne vois là qu'un fléau pour ta maison et une bande d'ennemis armés contre leur maître ; s'ils sont honnêtes gens, de quel droit comprends-tu la probité d'autrui dans le bilan de tes richesses ? D'après cela, il est évident que, de tous les biens que tu t'attribues, il n'en est pas un qui, au bout du compte, t'appartienne. Et s'ils n'ont en réalité rien de beau ni de désirable, pourquoi t'affliger de les perdre ou te réjouir de les conserver ? Que s'ils sont beaux naturellement, en quoi cela te regarde-t-il ? Par eux-mêmes, et distraits de ta fortune, ils plairaient tout autant. Car s'ils ont du prix, ce n'est pas parce qu'ils sont venus accroître tes richesses ; c'est plutôt parce que tu leur en supposais, que tu as voulu en grossir tes trésors.

Au demeurant, quel est le but de tout ce bruyant étalage ? Apparemment de chasser la pauvreté par l'abondance. Or, c'est tout le contraire qui arrive. Ce n'est qu'à grand renfort d'étais qu'on peut soutenir une si lourde masse d'objets précieux. La vérité, c'est que les besoins s'accroissent en proportion des richesses, et qu'au contraire ils se réduisent à peu de chose pour l'homme qui les règle sur les exigences de la nature, et non sur l'insatiabilité de ses désirs. Vous ne trouvez donc en vous aucun bien qui vous soit propre, que vous demandez ainsi vos richesses aux objets extérieurs et étrangers à votre nature ? Par quel renversement des choses, un être vivant, presque un dieu, puisqu'il est doué de raison, s'imagine-t-il qu'il n'a d'autre éclat que celui qu'il doit à la possession de quelques hochets inanimés ?

Le reste des créatures est satisfait de ce qu'il possède : mais vous, que votre raison assimile à Dieu, ce sont les objets les plus bas que vous choisissez pour orner votre nature si relevée ! Et vous ne sentez pas quelle injure vous faites à votre créateur ! Il a voulu que sur la terre l'homme tînt le premier rang parmi tous les êtres, et vous, vous ravalez votre dignité au-dessous des créatures les plus infimes. Car s'il est vrai qu'un bien ait plus de prix que celui qui le possède, comme vous faites consister les vôtres dans les plus vils objets, d'après votre estimation même, ces objets vous priment en valeur. Et, par le fait, l'estimation est exacte. Car telle est la condition de l'homme, que s'il est supérieur au reste des créatures lorsqu'il a conscience de lui-même, il tombe plus bas que la brute lorsqu'il cesse de se connaître. Chez les animaux, cette ignorance de soi-même est une conséquence de leur nature ; chez l'homme, c'est un effet de sa dégradation.

Que votre erreur est donc grande, vous qui pensez que l'on peut s'embellir au moyen d'une parure étrangère ! C'est tout simplement impossible. En effet, quand un objet doit son éclat à des ornements d'emprunt, ce sont ces ornements qu'on admire. Quant à l'objet qu'ils recouvrent et dérobent aux regards, il n'en conserve pas moins toute sa laideur. De plus, je ne puis accorder que ce qui peut nuire à qui le possède soit un bien. Est-ce que je mens ? Non, diras-tu. Or, les richesses ont souvent nui à ceux qui les possédaient, par cette raison que les scélérats les plus pervers, et conséquemment les plus avides du bien d'autrui, se croient seuls dignes de posséder tout ce qu'il y a au monde d'or et de pierres précieuses. Toi donc, qui trembles et redoutes aujourd'hui l'épieu et le glaive (10), si tu étais entré sans bagages dans ce sentier de la vie, tu chanterais au nez du voleur. Etrange félicité que celle qui vient des richesses de la terre, si on ne peut l'acquérir qu'aux dépens de sa sécurité !

X
De l'âge d'or, ô félicité pure !
L'homme ignorant votre luxe fatal
Vivait de fruits qu'une avide culture
N'arrachait pas encore au sol natal.
Avait-il faim ? dans la forêt prochaine,
Après un jour d'abstinence, le chêne
Lui fournissait un facile régal.
Le miel jamais dans sa coupe rustique
N'avait au vin mêlé ses doux poisons ;
Jamais de Tyr la pourpre magnifique
N'avait de l'Inde imprégné les toisons.
Dans le torrent il puisait son breuvage ;
Un large pin lui prêtait son ombrage,
Il s'endormait sur un lit de gazons.
Aucun vaisseau sur une mer profonde
N'avait encor sillonné son chemin ;
Aucun traitant aux limites du monde
N'avait porté l'or et l'amour du gain,
Jamais au bruit des haineuses fanfares
N'étincelait entre des mains barbares
Un glaive affreux, rouge de sang humain.
Et pourquoi donc le démon des batailles
Eût-il soufflé sur ce peuple naissant ?
Quel est le prix de tant de funérailles ?
Pour vivre heureux faut-il verser le sang ?
Ah ! plût au ciel que le siècle où nous sommes
Pût revenir aux moeurs des premiers hommes,
Et fût comme eux de tout meurtre innocent !
Mais l'avarice a desséché les âmes !
Tout se flétrit à son souffle mortel :
L'Etna jamais n'a vomi plus de flammes.
Ce fut un fou dangereux et cruel
Qui s'avisa d'arracher à l'abîme
La perle et l'or, ces compjices du crime,
Dans les enfers relégués par le Ciel.

XI

Que dirai-je des dignités et de la puissance, que, dans votre ignorance de la véritable dignité et de la véritable puissance, vous élevez jusqu'au ciel ? Si elles échoient à un scélérat, quels incendies, quelles éruptions de l'Etna, quels déluges peuvent égaler leurs ravages ? Tu t'en souviens sans doute, à cause de l'arrogance des consuls, vos ancêtres voulurent abolir le pouvoir consulaire, qui avait inaugure leur liberté (11). Déjà, à cause de l'arrogance des rois, ils avaient supprimé dans Rome jusqu'au nom de roi. Et si par aventure, bien rarement, il faut le dire, les dignités sont conférées à des gens de bien, quel titre peut les recommander, sinon la moralité de ceux qui en sont revêtus ? D'où il faut conclure que ce n'est pas la vertu qui tire son éclat des dignités, mais que ce sont les dignités qui empruntent le leur à la vertu.

Après tout, en quoi consiste cette puissance humaine, si désirable et si éclatante à vos yeux ? Vous ne regardez donc pas, ô vils animaux, à qui vous croyez commander ? Si tu voyais une souris s'arroger l'autorité et la puissance sur toutes les autres souris, quels éclats de rire ne pousserais-tu pas ? Or, si tu songes à votre corps, que trouveras-tu de plus faible que l'homme, puisque souvent la piqûre d'une mouche chétive ou l'introduction d'un ver dans quelque organe suffit pour lui donner la mort ? Et quel pouvoir un homme peut-il exercer sur un autre homme, si l'on excepte le corps (12), et ce qui est moins que le corps, je veux dire les biens ? Pourra-t-on jamais commander à une âme libre ? Est-il possible d'ébranler la résolution d'un esprit ferme et de troubler sa sérénité ? Un tyran s'était imaginé que par la violence des supplices il contraindrait certain homme libre (13) à dénoncer les complices d'une conspiration tramée contre lui ; mais l'autre se coupa la langue avec les dents et la cracha au visage du farouche tyran. Ainsi, ces tortures que le tyran regardait comme un instrument de cruauté, furent pour le sage une occasion de vertu. Est-il d'ailleurs un traitement qu'un homme puisse infliger à un autre sans être exposé à le subir à son tour ? D'après la tradition, Busiris, qui avait coutume d'immoler ses hôtes, fut mis à mort par Hercule son hôte. Régulus avait jeté dans les fers un grand nombre de Carthaginois pris à la guerre ; mais bientôt lui-même tendit les mains aux fers de ceux qu'il avait vaincus. Quelle puissance accordes-tu donc à un homme qui ne saurait faire que, tout ce qu'il peut contre un autre, un autre ne le puisse contre lui ?

Mais il y a plus : si les dignités et la puissance possédaient naturellement et en propre quelque chose de bon, elles ne tomberaient jamais en partage aux méchants. Il n'est pas de règle en effet que les contraires se recherchent. La nature répugne à une pareille alliance. Or, comme il est incontestable que d'ordinaire les dignités sont entre les mains des méchants, il est évident aussi que par elles-mêmes elles ne sont pas des biens, puisqu'elles peuvent se combiner avec ce qu'il y a de pire. Il faut conclure de même et à plus forte raison à l'égard de tous les dons de la Fortune, puisque c'est sur les plus malhonnêtes gens qu'ils se répandent avec le plus de profusion. Et à ce sujet, voyez encore : personne ne doute du courage de l'homme qui a fait publiquement preuve de bravoure, et celui qui s'est distingué à la course passe sans conteste pour un bon coureur. Par la même raison, la musique fait les musiciens, la médecine les médecins, la rhétorique les rhéteurs. Toute cause agit conformément à sa nature, et, loin de confondre ses effets avec ceux des causes contraires, élimine par sa propre énergie tout ce qui lui est antipathique. Or, ni les richesses ne peuvent assouvir l'insatiabilité de l'avarice, ni la puissance assurer la possession de soi-même à l'homme que de honteuses passions retiennent dans des liens indissolubles ; j'ajoute que les honneurs conférés aux pervers, non seulement ne font pas qu'ils en soient dignes, mais trahissent plutôt et font éclater au grand jour leur indignité. Pourquoi cela ? C'est qu'on se plaît à donner abusivement aux choses des noms qui ne leur conviennent nullement et que la réalité dément bientôt. C'est ainsi que ni ces richesses, ni cette puissance, ni ces dignités, ne méritent leurs noms. En résumé, on peut en dire autant de tous les biens de la fortune, puisqu'il est manifeste qu'ils n'ont rien de désirable, rien de bon naturellement ; qu'ils n'échoient pas toujours aux honnêtes gens, et qu'ils ne rendent pas meilleurs ceux qui les possèdent.

XII
On le connaît le César assassin
Qui, bourreau du Sénat romain,
Brûla la ville, empoisonna son frère,
Et sans pâlir, dans le sang de sa mère
Trempa sa parricide main.
Elle était là, nue, un poignard au flanc (14) ;
Lui, d'un air calme et nonchalant
La contemplait, et, l'oeil vide de larmes,
En connaisseur il critiquait les charmes
De ce corps livide et sanglant.
Eh bien ! ce monstre, effroi de l'univers,
Régnait sur les peuples divers
Que le soleil éclaire dans sa course ;
On l'adorait des champs glacés de l'Ourse
Aux sables brûlants des déserts.
A ces hauteurs, est-ce que la raison
Calma la rage de Néron ?
Malheur à vous, ô peuples qu'on opprime,
Lorsque le fer aiguisé par le crime
Achève l'oeuvre du poison !»

XIII

Je pris alors la parole et lui dis : «Tu sais que je n'ai jamais été dominé par une ambition vulgaire, et que si j'ai recherché l'occasion d'agir, c'était afin que ma vertu ne vieillît pas dans une obscure oisiveté». Mais elle : «En effet, le seul motif capable de séduire des âmes d'une nature supérieure, à la vérité, mais qui n'ont pas encore atteint à l'extrême perfection de la vertu, c'est l'amour de la gloire et de la renommée que procurent de grands services rendus à l'Etat. Mais examine avec moi combien un pareil mobile est petit et dépourvu de poids. La masse arrondie de la terre, comme tu l'as vu par les démonstrations des astronomes, comparée à l'étendue du ciel, ne peut être considérée que comme un point ; c'est-à-dire que si on la compare à la grandeur du globe céleste, elle ne tient, à proprement parler, aucune place dans l'espace. Or, de cette partie déjà si exiguë du monde, le quart tout au plus, comme Ptolémée te l'a appris et prouvé, est habité par des animaux à nous connus. Maintenant, si par la pensée tu supprimes de ce quart tout l'espace occupé par les mers et par les marais, ainsi que les vastes régions vouées à la soif, à peine restera-t-il une petite place pour l'habitation des hommes. Et c'est dans ce point imperceptible d'un point qu'isolés et emprisonnés comme vous l'êtes, vous songez à propager le bruit et la gloire de votre nom ! La grande, la magnifique chose en effet que la gloire, resserrée et comme étranglée dans de si étroites limites ! Ajoute à cela que dans l'enceinte si bornée de ce pauvre réduit habitent nombre de nations séparées les unes des autres par le langage, par les moeurs, par toutes les habitudes de la vie, et que la difficulté des routes, la diversité des idiomes, la rareté des communications, mettent obstacle à ce que la renommée, je ne dis pas d'un homme, mais des cités même, puisse se répandre au loin. Du temps de Cicéron, comme il le dit expressément quelque part (15), le nom de la république romaine n'avait pas encore franchi le mont Caucase ; et pourtant elle était alors dans toute sa force, et déjà elle s'était rendue redoutable aux Parthes et aux autres peuples de ces régions. Comprends-tu maintenant combien est bornée, combien est étouffée la gloire que vous avez tant à coeur de propager et d'étendre ? Où s'est arrêtée la renommée du peuple romain, comment pourrait pénétrer le nom d'un citoyen de Rome ? Que dire encore si les moeurs et les institutions des peuples sont à ce point différentes, que ce qui est un titre de gloire chez les uns, soit, au jugement des autres, un crime digne du dernier supplice ? Il suit de là que l'homme amoureux de la renommée ne trouve aucun profit à répandre son nom chez un grand nombre de peuples. Donc chacun devra se contenter de la gloire qu'il aura acquise parmi les siens, et ainsi les frontières d'une seule nation emprisonneront cette immortalité si bruyante.

Mais encore, combien d'hommes, illustres de leur vivant, qu'a dévorés l'oubli, faute d'écrits qui racontent leur gloire (16) ! Et d'ailleurs, à quoi bon les écrits, puisqu'ils sont condamnés ainsi que leurs auteurs à se perdre un jour dans l'obscurité des siècles ? Vous vous croyez assurés de l'immortalité en pensant que votre nom vivra dans l'avenir ? Mais si tu réfléchis à la durée infinie de l'éternité, comment peux-tu te réjouir de la longévité de ton nom ? L'espace d'un moment et le cours de dix mille années peuvent être mis en regard, car chacune de ces deux fractions de temps a sa durée déterminée, et si le moment lui-même n'est presque rien, encore est-ce une quantité appréciable. Mais ce nombre de dix mille années, multiplié autant de fois qu'on le voudra, ne peut pas même être mis en comparaison avec une durée qui ne doit jamais finir. Car si l'on peut comparer les choses finies entre elles, il n'y a pas de rapprochement possible entre ce qui est fini et ce qui ne l'est point. Il suit de là que la durée d'un nom, prolongée aussi longtemps qu'on voudra, si on réfléchit au gouffre inépuisable de l'éternité, paraîtra, non pas mesquine, mais absolument nulle. Et cependant les applaudissements du peuple, de vaines rumeurs, voilà le but unique de vos belles actions, et sans nul souci de l'approbation bien autrement précieuse de la conscience et de la vertu, c'est aux misérables discours de la foule que vous demandez votre récompense. Apprends comment cette ridicule vanité fut un jour l'objet d'une plaisante raillerie. Un quidam, ayant insolemment apostrophé un personnage qui, beaucoup moins pour s'obliger à la vertu que pour satisfaire une vaine gloriole, s'était, sans aucun droit, affublé du nom de philosophe, avait ajouté qu'on verrait bien s'il était philosophe à la douceur et à la patience qu'il opposerait aux injures. Le faux sage fit pendant quelque temps bonne contenance, puis, comme tout fier des outrages qu'il avait reçus : «A cette heure, dit-il, reconnais-tu que je suis philosophe ?» Alors l'autre le mordant plus serré : «Je l'aurais reconnu, dit-il, si tu avais continué à te taire».

Au demeurant, qu'importe aux hommes d'élite (car il s'agit d'eux uniquement) qui recherchent la gloire par la vertu, que leur importe, dis-je, si la renommée s'occupe d'eux lorsque leur corps a été dissous par la mort ? Si en effet (ce que nos principes défendent de croire) les hommes meurent tout entiers, la gloire n'est plus rien, puisque celui à qui on l'attribuait n'est plus rien lui-même. Si au contraire une âme, pure et sans reproche, est affranchie enfin de ses liens terrestres, et s'élance libre vers le firmament, ne méprisera-t-elle pas toutes les choses de la terre, elle qui, dans les délices du ciel, se réjouit d'en être délivrée ?

XIV
Des héros immortels tu veux suivre la trace !
La gloire est le premier des biens !
Soit ! compare la terre et son étroit espace
Aux vastes champs aériens !
Le nom le plus fameux, du céleste royaume
A-t-il jamais franchi le seuil ?
Il n'emplit même pas votre globe, - un atome !
C'est peu de bruit pour tant d'orgueil !
Trop de fierté sied mal à la misère humaine :
En vain indigné de tes fers
Tu frémis sous le joug, il faut porter ta chaîne !
Je veux que par tout l'univers
Ton nom retentissant vole de bouche en bouche,
Que les plus éclatants honneurs
Illustrent ta maison : dans son dédain farouche
La mort se rit de vos grandeurs.
Sa main nivelle tout, et le même naufrage
Attend le pâtre et le héros.
Noble Fabricius, qui sait sur quel rivage
Reposent aujourd'hui tes os ?
Et Brutus, et Caton, que devient leur mémoire ?
Quelques lignes d'un sens douteux,
Un nom sur une pierre... est-ce donc là la gloire ?
Eh ! que me fait un nom pompeux,
Si l'homme, une fois mort, n'est que cendre et fumée ?
Sous votre épitaphe étendus,
Pour grand que soit l'éclat de votre renommée,
Vous restez pourtant inconnus.
Mais des mortels fameux peut-être que la vie
Par delà le tombeau s'étend ?
Qu'importe ? puisqu'il faut qu'un jour on vous oublie,
Un second trépas vous attend.

XV

«Cependant, comme tu pourrais me reprocher de faire à la Fortune une guerre à outrance, je veux bien avouer que de temps à autre cette perfide divinité rend quelques services aux hommes ; c'est lorsqu'elle se montre telle qu'elle est, et qu'elle découvre son visage naturel. Peut-être ne me comprends-tu pas encore. Ce que je vais dire est si extraordinaire, que je puis à peine trouver des mots pour expliquer ma pensée. Je soutiens que la mauvaise fortune est plus profitable aux hommes que la bonne. Celle-ci, en effet, n'a que l'apparence du bonheur, et quand elle paraît sourire, elle ment : l'autre, au contraire, est toujours sincère, lorsque par ses caprices elle prouve son instabilité. L'une trompe, l'autre instruit ; l'une, par l'appât des biens trompeurs qu'elle leur procure, asservit les âmes : en leur faisant connaître la fragilité du bonheur, l'autre les affranchit. C'est pourquoi la première paraît fantasque, capricieuse, ne sachant jamais ce qu'elle veut : la seconde est sobre, prête à l'action, et rendue avisée par les leçons mêmes qu'elle donne. Enfin, par ses caresses, la bonne fortune éloigne les hommes du vrai bonheur : la mauvaise d'ordinaire les y ramène et les y traîne avec le croc (17). D'ailleurs (et comptes-tu cela pour un mince avantage ?) n'est-ce pas cette terrible déesse qui, par ses rigueurs même, te découvre les sentiments de ceux qui t'aiment véritablement ; sépare tes compagnons fidèles des amis douteux ; et, en se retirant, emmène les siens, tandis que les tiens te restent ? Au temps où tu te croyais riche et heureux, de quel prix n'eusses-tu pas payé un pareil service ? Cesse donc, même aujourd'hui, de regretter les biens que tu as perdus, puisque tu as trouvé le plus précieux de tous les trésors, des amis.

XVI
Si le monde toujours varie
Sans éprouver de changements,
Si la lutte des éléments
N'en peut détruire l'harmonie ; Si le char doré de Phébus
Dans la pourpre du soir se baigne,
Afin qu'à son tour Phébé règne
Sur les Nuits, filles d'Hespérus ;
Si la falaise du rivage
S'arrête au bord du gouffre amer,
Et si le courroux de la mer
Expire impuissant sur la plage Mortels, c'est que depuis le jour
Où l'Eternel créa le monde,
Le firmament, la terre et l'onde
Sont les esclaves de l'amour (18).
Que sa vigilance sommeille,
Entre les éléments divers
Dont se compose l'univers
Aussitôt la guerre s'éveille.
Du jeu savant de mille lois
Résultaient l'ordre et l'harmonie :
La masse, une fois désunie,
Croulerait sous son propre poids.
L'amour ! c'est l'amour qui supprime
Les haines, les divisions,
Et qui maintient les nations
Dans les liens d'un pacte intime.
L'amour ! il enseigne aux époux
La chasteté dans la tendresse ;
Il prend, pour charmer la jeunesse,
De l'amitié le nom si doux.
Sainte union ! touchantes flammes !
Mortels, que vous seriez heureux,
Si l'amour, ce maître des cieux,
Régnait aussi bien dans vos âmes !»

(1) Que la Fortune s'arrête un moment, elle ne mérite plus son nom.
Pour rendre littéralement le latin, il aurait fallu dire : «Si la Fortune demeurait en repos, elle cesserait d'être le Hasard». Mais si, en latin, les deux mots Fortuna, Fors, jouent l'un avec l'autre et s'expliquent réciproquement, en français, Fortune et Hasard se refusent à tout rapprochement étymologique. Il a donc fallu se borner à rendre le sens général de la phrase.

(2) N'as-tu pas appris, dans ton enfance, l'histoire des deux tonneaux remplis, l'un de maux, l'autre de biens, et placés à l'entrée du séjour de Jupiter ?
«Deux tonneaux sont placés sur le seuil de Jupiter, remplis des présents qu'il répand. L'un contient les maux, l'autre les biens. Lorsque Jupiter, que réjouit la foudre, les mélange, l'homme qu'il sert ainsi, reçoit, tantôt du bien, tantôt du mal». (Iliade, ch. XXIV, v. 527, sq.)

(3) Qui donc ne t'a pas proclamé le plus heureux des hommes, ayant pour parents d'adoption des personnages si illustres...
Le mot socerorum qu'on lit dans le texte a induit en erreur la plupart des interprètes de Boèce, qui se sont, en conséquence, évertués à lui trouver deux femmes. A l'appui de l'opinion que nous avons déjà exprimée à cet égard dans notre Introduction, nous ajouterons ici qu'il serait très singulier que Boèce, après avoir parlé avec orgueil de ses deux beaux-pères, n'eût pas accordé un souvenir à sa première femme, surtout si cette femme était, comme l'assurent les commentateurs, un modèle de grâces, de talents et de vertus. Le silence de Boèce s'explique parfaitement, au contraire, si l'on fait attention que le mot socerorum a une acception plus générale que le mot français correspondant, et qu'il est pris quelquefois pour désigner le père et la mère de l'un des époux. C'est ainsi que Virgile a dit :
«Saepius Andromache ferre incomitata solebat
Ad soceros, et avo puerum Astyunacta trahebat.» «Souvent Andromaque, sans suite, portait le petit Astyanax à son beau-père et à sa belle-mère, et le conduisait chez son aïeul». (Enéide, ch. II, v. 456-457.)
Le mot français beaux-parents qu'on emploie dans la conversation familière aurait pu rendre le mot latin socerorum ; malheureusement, cette locution commode n'est pas suffisamment autorisée. Faute de mieux, on a dû se contenter d'un équivalent, sauf à en rendre compte dans une note.

(4) Je passe sous silence... les dignités qui ont honoré ton adolescence...
Celles de Patrice et de Consul. La première ne conférait pas d'attribu-tions spéciales, mais elle était à vie; elle donnait à ceux qui en étaient revêtus un rang distingué dans le Sénat, et les affranchissait de la puis-sance paternelle. On sait que Clovis et Charlemagne même ne dédaignaient pas de prendre dans les actes publics le titre de Patrice des Romains.

(5) Tu lui as arraché une faveur qu'elle n'avait, avant toi, accordée à personne dans une condition privée.
Cela n'est pas tout à fait exact. L'an 293, sous le règne de Théodose le Grand, deux frères, Olybrius et Probinus, fils de Probus, avaient été simultanément promus au consulat. Vallinus, Cally, d'autres encore, y compris Obbarius qui, d'ordinaire, sait mieux se garder des erreurs de ses devanciers, font observer que les fils de Probus étaient déjà avancés en âge, tandis que ceux de Boèce étaient à peine sortis de l'enfance, circonstance tout à l'avantage de ces derniers et suffisante pour justifier l'orgueil de leur père. Nous ne savons pas au juste quel âge avaient Probinus et Olybrius lorsqu'ils furent élevés au consulat ; mais les vers suivants, que nous extrayons du Panégyrique composé à leur intention par Claudien, prouvent qu'ils n'étaient encore qu'adolescents :

Primordia vestra
Vix pauci meruere senes, metasque tenetis,
Ante genas dulces quam flos juvenilis inumbrat,
Oraque ridenti lanugine vestiat aetas.

«C'est à peine si quelques hommes ont obtenu dans leur vieillesse les honneurs qui marquent votre début, et vous avez atteint le faîte de la gloire avant que la fleur de la jeunesse ait ombragé vos joues délicates, et que les années aient orné votre visage d'un gracieux duvet».
En cette occasion, Claudien ne pouvait se tromper. C'est donc Boèce qui a manqué de mémoire, et cet oubli est d'autant plus singulier que Probus et ses fils appartenaient comme lui à la famille des Anicius. Il a un autre tort, c'est d'attacher une trop grande importance à un fait qui, à cette époque, s'expliquait tout naturellement par la faveur ou par le caprice du maître. Il y avait longtemps déjà que la dignité de Consul ne tirait plus à conséquence. A l'âge de cinq ans, Honorius en avait été revêtu trois fois.

(6) Car, parmi toutes les disgrâces de la fortune, le plus cruel malheur est d'avoir été heureux.
Dante a exprimé la même pensée dans ces vers d'un sentiment si mélancolique :

Nessun maggior dolore
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria.

(Inferno, c. V, v. 121, sq )

(7) ... ton beau-père Symmaque... est sans inquiétude pour lui même, tout en gémissant de tes malheurs.
Suarum (injuriarum) securus, dit le texte : «oubliant ses injures pour gémir sur les tiennes», disent les interprètes. Ce sens ne peut pas être le bon. Il ne paraît pas, en effet, qu'avant sa mise en accusation, Symmaque ait jamais encouru aucune disgrâce. Or, il est vraisemblable qu'au moment où écrivait Boèee, Symmaque n'était pas encore incriminé ; autrement, il ne serait pas aisé de comprendre comment, quelques lignes plus haut, Boèce peut se féliciter de ce que son beau-père existe encore plein de force et de santé. Un pareil sujet de consolation eût été bien aléatoire si celui qui le fournissait s'était trouvé placé sous le coup d'une accusation capitale. Cette remarque, du reste, ne repose pas uniquement sur une hypothèse. Le chroniqueur anonyme que nous avons déjà cité dans notre Introduction, dit formellement que Symmaque ne fut mis en arrestation qu'après la mort de son gendre. Après avoir raconté à sa manière le supplice de Boèce, et parlé des négociations entamées par le roi près de l'empereur Justin, il ajoute :
«Sed dum haec aguntur, Symmachus caput Senati (sic) cujus Boetius filiam habuit uxorem, deducitur de Roma Ravennam. Metuens vero rex ne dolore generi aliquid adversus regnum ejus tractaret, objecto crimine, jussit interfici».
«Pendant que ces choses se passaient, Symmaque, chef du Sénat, dont Boèce avait épousé la fille, est conduit de Rome à Ravenne ; mais le roi, craignant que le ressentiment, à cause de son gendre, ne le portât à quelque entreprise contre l'autorité royale, lui supposa un crime, et le fit mettre à mort».

(8) Ce pays même que tu appelles un lieu d'exil, pour ceux qui l'habitent est une patrie.
Tous les commentateurs représentent Boèce écrivant le livre De la Consolation entre les quatre murs d'un cachot. La remarque que fait ici la Philosophie ne confirme pas cette tradition. Si Boèce, en effet, eût été incarcéré, son interlocutrice eût-elle été bienvenue à lui dire que la ville qu'il appelait un lieu d'exil était une patrie pour ceux qui l'habitaient ? «Soit, n'eût pas manqué de répondre Boèce, mais ceux dont tu parles sont libres, et moi je suis dans les fers». Il est donc très vraisemblable qu'après sa condamnation, il avait été relégué à Pavie, avec défense de s'éloigner de cette ville, mais que, dans les premiers temps du moins, la rigueur n'avait pas été portée plus loin à son égard.

(9) Or, nous savons qu'un grand nombre d'hommes ont recherché la jouissance de la béatitude...
On a voulu voir dans ce passage une allusion aux martyrs chrétiens. Mais la réflexion de Boèce peut tout aussi bien s'appliquer aux philosophes qui ont volontairement affronté et courageusement subi la mort. Les exemples abondent. Boèce en a déjà cité plusieurs et il en citera encore quelques-uns. Il ne faut donc pas chercher ici un argument à l'appui du prétendu christianisme de notre auteur.

(10) Toi donc, qui trembles et redoutes aujourd'hui l'épieu et le glaive...
Imitation de ces vers de Juvénal auxquels notre traduction pourrait presque s'ajuster :
Pauca licet portes argenti vascula puri,
Nocte iter ingressus, gladium contumque timebis.
Et motae ad lunam trepidabis arundinis umbram :
Cuntabit vacuus coram latrone viator.
(Sat. X, v. 19, sq.)

(11) ... vos ancêtres voulurent abolir le pouvoir consulaire, qui avait inauguré leur liberté.
Allusion à la crise politique qui amena l'institution du décemvirat à Rome, l'an 451 avant Jésus-Christ.

(12) Et quel pouvoir un homme peut-il exercer sur un autre homme, si l'on excepte le corps ?...
«Errât si quis existimat servitutem in totum hominem descendere. Pars melior ejus excepta est. Corpora obnoxia sunt et adscripta dominis ; meus quidem sui juris, quae adeo libera et vaga est, ut ne ab hoc quidem carcere, cui inclusa est, teneri queat quominus impetu suo utatur, et ingentia agat, et in infinitum comes caelestibus exeat. Corpus itaque est, quod domino Fortuna tradidit».
«Ce serait une erreur de croire que la servitude peut s'étendre à l'homme tout entier. La meilleure part de notre être lui échappe ; Le corps est exposé et abandonné aux tyrans ; mais l'âme n'appartient qu'à elle-même. Elle est tellement libre et insaisissable, que cette prison même dans laquelle elle est enfermée ne saurait l'empêcher de prendre son essor, de réaliser de vastes desseins, de s'élancer dans l'infini et de se mêler aux essences célestes. Ainsi, c'est le corps seulement que la Fortune a livré en proie à la tyrannie». (Sénèque, Des Bienfaits, liv. III.)

(13) Un tyran s'était imaginé que par la violence des supplices il contraindrait certain homme libre...
Nicocréon, tyran de Chypre, fit piler tout vivant dans un mortier Anaxarque, disciple de Métrodore de l'école de Démocrite, et maître, dit-on, de Pyrrhon. Irrité des invectives dont le philosophe ne cessait de le poursuivre, il le menaça de lui faire couper la langue. Pour toute réponse, Anaxarque se la coupa lui-même avec les dents et la cracha à la face du tyran. Un trait analogue est attribué à Zenon d'Elée. (Voir la note 10 du livre I, p. 330.)

(14) Elle était là, nue, un poignard au flanc.
Suétone rapporte qu'après le meurtre d'Agrippine, sa mère, Néron eut la curiosité de voir le cadavre, qu'il porta la main sur les membres encore chauds, louant telle beauté, critiquant tel défaut, et que, ayant eu soif, il se fit tranquillement donner à boire.
«Adduntur his atrociora, nec incertis auctoribus : ad visendum interfectaem cadaver accurrisse, contrectasse membra, alia vituperasse, alia laudasse, sitique interim aborta bibisse». (In Vita Cl. Neronis, C. XXXIV.)
Il est difficile de calomnier Néron ; disons pourtant que cette atrocité n'a pas paru suffisamment avérée à Tacite, qui se borne à dire :
«Adspexeritne matrem exanimem Nero, et formam corporis ejus laudaverit, sunt qui tradiderint, sunt qui abnuant».
«Néron regarda-t-il le corps inanimé de sa mère, et en loua-t-il la beauté ? Quelques-uns l'assurent, d'autres le nient». (Annal., liv. XIV, ch. IX.)

(15) Du temps de Cicéron, comme il le dit expressément quelque part...
Dans le Songe deScipion. Nous ne pouvons signaler tous les emprunts que Boèce a faits ici à ce brillant épisode de la République de Cicéron. Tout ce chapitre n'en est, à dire vrai, qu'une perpétuelle imitation.

(16) Mais encore, combien d'hommes, illustres de leur vivant, qu'a dévorés l'oubli, faute d'écrits qui racontent leur gloire !
Horace a dit :

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrimabiles
Urgentur ignotique longa
Nocte : carent quia vate sacro.

«Bien des chefs valeureux ont vécu avant Agamemnon ; mais on ne donne point de larmes à leur mémoire ; sur tous pèse la longue nuit de l'oubli, parce qu'il leur a manqué un poète sacré». (Odes, liv. IV, IX.)
Et J. B. Rousseau, après Horace :

Mais combien de grands noms, couverts d'ombres funèbres.
Sans les écrits divins qui les rendent célèbres,
Dans l'éternel oubli languiraient inconnus !
Il n'est rien que le temps n'absorbe et ne dévore,
Et les faits qu'on ignore
Sont bien peu différents des faits non avenus.
(Ode au prince Eugène.)

(17) ... et les y traîne avec le croc.
Allusion à la manière dont on traînait aux gémonies les cadavres des suppliciés : «Sejanus ducitur unco». (Juv. Sat. X, v. 66.)

(18) Mortels, c'est que depuis le jour / Où l'Eternel créa le monde, / Le firmament, la terre et l'onde / Sont les esclaves de l'amour.
Cette explication mystique des lois de l'univers remonte aux premier temps de la philosophie grecque. Proclus, dans son commentaire sur le premier Alcibiade, rapporte même ces paroles d'un vieil oracle chaldaïque :
«Le Père a mis dans toutes choses le lien enflammé de l'amour».
Mais Boèce avait ses autorités plus près de lui. Toutes les idées qu'il énonce sommairement dans cette pièce de vers, il les a puisées dans le Banquet de Platon, et aussi dans le Timée, où se trouve le passage suivant :
«C'est de ces quatre éléments réunis de manière à former une proportion qu'est née l'harmonie du monde, l'amitié qui l'unit si intimement, que rien ne peut le dissoudre, si ce n'est celui qui a formé ses liens». (Trad. de V. Cousin.)
Puisque l'occasion s'en présente naturellement, qu'on nous permette de transcrire ici quelques vers d'un charmant poète contemporain qui s'est rencontré avec notre auteur dans l'exposition de cette théorie sentimentale de l'attraction universelle :

J'aime ! voilà le mot que la nature entière
Crie au vent qui l'emporte, à l'oiseau qui le suit !
Sombre et dernier soupir que poussera la terre
Quand elle tombera dans l'éternelle nuit !
Oh ! vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
Etoiles du matin, ce mot trùte et charmant !
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées
Pour chercher le soleil, son immortel amant.
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes :
Mais un autre l'aimait elle-même, et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.
(Alfred de Musset, Rolla)