Ayant ainsi parlé, elle se disposait à aborder un autre point à résoudre. Je la prévins : «Tes conseils, lui dis-je, sont assurément très sensés et tout à fait dignes de ton autorité. Mais tu as dit auparavant que la question de la Providence se complique de plusieurs autres ; et je le vois maintenant par expérience. Je te prie donc de me dire si tu crois que le hasard existe réellement, et, en ce cas, ce que c'est que le hasard. - J'ai hâte, répondit-elle, de m'acquitter de l'engagement que j'ai pris et de t'ouvrir le chemin qui doit te ramener dans ta patrie. Quant aux questions de ce genre, elles sont sans doute très utiles à connaître, mais elles nous détournent quelque peu de notre propos, et je crains que, fatigué par ces excursions à droite et à gauche, tu ne sois plus en état de parcourir jusqu'au bout la route qui va droit au but. - Sois sans inquiétude, repris-je. Ce sera pour moi un délassement que d'acquérir des connaissances sur un sujet qui me charme. D'ailleurs, quand tu auras établi chaque point de ta discussion sur des preuves irrécusables, tes conclusions n'en seront que plus évidentes. - Soit, répondit-elle, je me rends à ton désir» ; et aussitôt elle commença ainsi : «Si l'on appelle hasard un événement purement fortuit et indépendant de toute espèce de cause, loin de consentir à la définition, je déclare que ce mot, à part la signification qu'il peut avoir en lui-même, est absolument vide de sens. En effet, à côté d'un Dieu qui maintient toutes choses dans l'ordre, quelle place peut-il rester au hasard ? Rien ne se fait de rien (1) ; c'est un axiome dont la vérité n'a jamais été contestée, quoique les anciens aient entendu en faire le fondement, non pas du principe créateur, mais de la matière créée, c'est-à-dire de la nature sous toutes ses formes ; or, si un fait pouvait se produire sans cause, on aurait le droit de dire qu'il serait né de rien. Que si cela ne se peut, un hasard, tel du moins que je l'ai défini tout à l'heure, est tout aussi impossible. - Quoi donc, demandai-je, n'y a-t-il rien qu'on puisse nommer proprement hasard ou cas fortuit, ou bien ces mots, quoi-que le vulgaire en ignore le vrai sens, peuvent-ils s'appliquer à quelque chose ? - Mon disciple Aristote, répondit-elle, dans sa Physique, a donné de ce mot une définition sommaire et fort vraisemblable (2). - Comment donc ? demandai-je. - Toutes les fois, dit-il, qu'on agit en vue d'un but déterminé, et que, par l'effet d'une cause quelconque, il arrive un résultat différent de celui que l'on attendait, on l'appelle un hasard ; par exemple, lorsqu'en creusant le sol en vue de cultiver un champ, un laboureur trouve un trésor. Cet événement, à la vérité, semble être arrivé fortuitement ; mais il n'a pas été produit par rien ; car il a des causes qui lui sont propres, et c'est le concours imprévu et inopiné de ces causes qui a produit ce hasard. En effet, si le cultivateur n'avait pas creusé le sol, si l'enfouisseur n'avait pas déposé son argent en cet endroit, le trésor n'aurait pas été trouvé. Si cette fructueuse découverte est fortuite, c'est parce qu'elle s'est opérée en vertu de causes qui se sont rencontrées et combinées d'une certaine façon, et non pas par la volonté de celui qui l'a faite. Car ni celui qui a enfoui son argent, ni celui qui a remué son champ, n'a eu en vue la découverte du trésor ; seulement, comme je l'ai dit, il est arrivé que l'un a creusé là où l'autre avait enfoui ; ce n'est qu'un concours de circonstances. Un hasard peut donc se définir un événement qu'on n'a pas prévu, déterminé par un concours de causes étrangères à l'objet qu'on se propose. Or, cette combinaison de causes qui se rencontrent, c'est l'effet de cet ordre qui se déroule dans un enchaînement nécessaire, et, prenant sa source dans la Providence, assigne à chaque chose sa place et son moment.

II
Sur ces monts escarpés où, terrible en sa fuite,
Le Parthe à son vainqueur trop prompt à la poursuite
Lance ses furtifs javelots,
Deux fleuves fraternels, nés de la même source (3),
Par des chemins divers bientôt prennent leur course
Et, jaloux, séparent leurs flots.

Plus loin, dans un seul lit ils s'unissent encore,
Et tout ce qu'ils roulaient sur leur vague sonore,
Comme eux se mêle et se confond :
Troncs d'arbres par les flots détachés de la rive,
Barques et lourds vaisseaux, au hasard tout dérive
Vers un gouffre unique et profond.

Cette confusion pourtant n'est qu'apparente :
Les fleuves, les torrents sur un terrain en pente
Coulent entraînés par leur poids ;
De même le hasard qui semble aux yeux de l'homme,
Comme un coursier fougueux, errer sans guide, en somme
Connaît un frein, subit des lois.

III

- Cela est vrai, dis-je, et je reconnais que tu as raison. Mais dans cet enchaînement de causes liées les unes aux autres, y a-t-il place pour notre libre arbitre, ou l'activité de l'âme humaine est-elle aussi fatalement à la chaîne ? - Le libre arbitre existe, répondit-elle, et il n'y a pas de créature raisonnable qui n'en soit pourvue. Tout être en possession de sa raison naturelle est doué de jugement ; par le jugement il distingue et démêle ce qu'il faut éviter ou rechercher ; il tend à ce qui lui semble désirable, et il fuit ce qu'il croit qu'on doit fuir. Donc, les êtres pourvus de raison ont aussi la liberté de vouloir et de ne pas vouloir. Mais je pose en principe que cette liberté, ils ne la possèdent pas tous à un égal degré. Les êtres d'un ordre supérieur, les substances célestes ont un jugement pénétrant, une volonté entière et le pouvoir de réaliser leurs désirs. Quant aux âmes humaines, elles sont d'autant plus libres nécessairement, qu'elles se maintiennent de plus près dans la contemplation de l'intelligence divine ; elles le sont moins au moment où elles descendent dans des corps, et moins encore lorsqu'elles sont emprisonnées ici-bas dans des membres de chair (4). Mais elles tombent au dernier degré de la servitude lorsque, s'abandonnant aux vices, elles sont déchues de leur propre raison. Car, lorsqu'elles détournent leurs regards de la suprême lumière, c'est-à-dire de la vérité, pour les abaisser vers les ténèbres du monde inférieur, bientôt l'obscurité de l'ignorance les enveloppe, les passions mauvaises les troublent, et quand elles s'y livrent sans réserve, elles aggravent encore l'esclavage auquel elles se sont volontairement soumises. Ainsi, elles trouvent en quelque sorte leur servitude dans leur liberté même. Or, cet usage qu'elles font de leur volonté a été prévu de toute éternité par la Providence divine, qui les traite selon leurs mérites et conformément à l'arrêt que d'avance elle avait prononcé : Dieu voit tout et entend tout (5)

IV
Dans ses vers enchanteurs l'harmonieux Homère
Célèbre l'éclat de Phébus (6) :
Vain éclat cependant ! de sa pâle lumière
Les rayons au loin répandus
Ne peuvent de la terre, impénétrable masse,
Percer la charpente et les os,
Et de la mer dorée effleurent la surface
Sans éclairer le fond des eaux.
Tout autre est le pouvoir du Créateur du monde ;
Chassant les ombres de la nuit,
Dans les plus noirs replis de la terre et de l'onde
Son regard de feu plonge et luit.
Avenir et passé ! présent ! triple mystère
Qui pour l'Eternel n'est qu'un jeu !
Puisque Dieu seul voit tout, dites, fils de la Terre :
Il n'est d'autre Soleil que Dieu (7) !

V

Je pris alors la parole : «Me voici, dis-je, embarrassé dans une nouvelle difficulté plus ardue que les autres. - De quoi s'agit-il ? demanda-t-elle. Je soupçonne pourtant la cause de ta perplexité. - Il me semble, repris-je, qu'il y a incompatibilité absolue entre la prescience universelle de Dieu et la liberté de l'homme. Car si Dieu prévoit tout et qu'en aucun cas il ne puisse se tromper, il faut nécessairement que les événements dont sa Providence a prévu la réalisation, se réalisent. Donc, s'il prévoit de toute éternité, non seulement les actions des hommes, mais encore leurs desseins et leurs intentions, la liberté n'est qu'un vain mot ; car aucune action ne pourra s'exécuter, aucune intention ne pourra se former que celles qui auront été pressenties par l'infaillible Providence. En effet, si les événements peuvent avoir un autre cours que celui qui a été prévu, la prescience divine pourra être en défaut ; ce ne sera plus dès lors qu'une opinion dénuée de certitude ; ce qu'à mon avis on ne peut penser de Dieu. Je n'approuve pas, en effet, le raisonnement de certains philosophes (8) qui croient pouvoir trancher ainsi le noeud de la question. Suivant eux, si un événement arrive, ce n'est pas parce que la Providence a prévu qu'il devait arriver ; c'est au contraire parce qu'il doit arriver, que la Providence divine en est nécessairement instruite ; la proposition, par conséquent, est renversée ; car, de cette façon, il n'est pas nécessaire que les événements arrivent parce qu'ils ont été prévus, mais il est nécessaire qu'ils soient prévus parce qu'ils doivent arriver. Comme s'il s'agissait de savoir si la prescience est la cause de l'événement nécessaire, ou si c'est l'événement nécessaire qui est la cause de la prescience ; pour moi, quel que soit l'ordre de ces causes, je prétends démontrer qu'un événement, une fois prévu, doit nécessairement se réaliser, la prescience divine ne fût-elle pas la cause de cette réalisation nécessaire. Supposons, en effet, qu'une personne soit assise ; l'idée en vertu de laquelle on la croit assise est nécessairement vraie ; et, en retournant la proposition, si cette idée est vraie, il faut nécessairement que la personne en question soit assise. Il y a donc ici double nécessité : nécessité de l'attitude d'une part ; de l'autre, nécessité de l'idée vraie qu'on s'en forme. Mais si la personne est assise, ce n'est pas par la raison que l'idée qu'on a de sa posture est véritable ; bien plutôt, si cette idée est véritable, c'est parce que la personne assise avait pris antérieurement cette attitude. Ainsi, bien que le jugement qu'on porte de l'acte soit la conséquence de l'acte lui-même, il n'en est pas moins vrai que la nécessité est égale dans les deux cas. Le même raisonnement s'applique à la Providence et aux événements de l'avenir. En effet, que les événements soient prévus parce qu'ils doivent arriver, et non pas qu'ils doivent arriver parce qu'ils sont prévus, toujours faut-il de toute nécessité, ou que Dieu prévoie les événements qui doivent se réaliser, ou que les événements qu'il a prévus se réalisent : or, il n'en faut pas davantage pour mettre à néant la liberté de l'homme. Puis, que des événements produits dans le temps soient la cause d'une prescience éternelle, quelle absurdité ! S'imaginer que Dieu prévoit les choses futures parce qu'elles doivent arriver, n'est-ce pas penser tout à fait que les événements accomplis dans le passé sont la cause de sa souveraine Providence ? Outre cela, de même que quand je suis certain de l'existence d'une chose, il est nécessaire que cette chose existe, de même, si je suis certain qu'un événement doit arriver, il est nécessaire que cet événement arrive. Il suit de là que tout ce qui est prévu doit infailliblement arriver. Enfin, tout jugement qui n'est pas confirmé par l'événement lui-même, non seulement ne mérite pas le nom de certitude, mais n'est qu'une opinion erronée, bien éloignée de la certitude et de la vérité. Partant de là, si un événement doit arriver, de telle sorte pourtant qu'il ne soit ni certain ni nécessaire qu'il arrive, comment serait-il possible de le prévoir ? De même, en effet, que la certitude est exclusive de toute erreur, de même les faits qu'elle prévoit ne peuvent être autrement qu'elle les prévoit. Car ce qui fait que la certitude ne peut pas être entachée d'erreur, c'est que toute chose doit nécessairment se comporter conformément à l'idée que la certitude s'en est faite. Mais alors, comment Dieu peut-il connaître d'avance des événements qui n'ont rien de certain ? S'il estime comme devant infailliblement se réaliser des faits qui peuvent ne pas se produire, il se trompe ; ce qu'on ne peut ni penser ni même dire sans blasphème. D'un autre côté, s'il ne connaît ces événements futurs que pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire si sa pénétration va seulement à penser qu'ils pourront indifféremment arriver ou ne pas arriver, qu'est-ce donc que cette prescience qui n'embrasse rien de certain, rien de définitif ? Et en quoi diffère-t-elle de ce ridicule oracle de Tirésias : Tout ce que je dirai, sera ou ne sera pas (9) ? En quoi aussi la divine Providence l'emporterait-elle sur la perspicacité humaine si, comme les hommes, elle se bornait à porter des jugements incertains sur des événements douteux ? Que si, au contraire, Dieu, cette source de toute certitude, ne peut rien admettre que de certain, les événements qu'il a prévus d'une manière infaillible doivent infailliblement arriver. C'est pourquoi ia liberté manque absolument aux pensées et aux actions humaines, puisque l'intelligence divine, qui est incapable d'erreur et qui prévoit tout, les enchaîne, en quelque sorte, à un résultat donné et nécessaire. Ceci admis, quelle perturbation dans les affaires humaines ! On le voit assez. A quoi bon, en effet, des récompenses et des peines pour les bons et pour les méchants ? Il n'y a ni mérite ni démérite là où il n'y a pas mouvement libre et volontaire de l'âme. Il faudra considérer comme le comble de l'iniquité ce qui nous paraît pourtant de toute justice, je veux dire la punition des méchants ou la récompense des bons, puisque ce n'est pas leur volonté qui les porte au bien ou au mal, mais qu'ils y sont poussés par la nécessité de ce qui doit être. Il n'y aurait donc plus ni vices ni vertus, mais un mélange confus d'actions indifférentes ; et, ce qui surpasse toutes les monstruosités imaginables, si l'ordre établi dans le monde vient uniquement de la Providence, et si rien n'est laissé à l'initiative humaine, il faudra imputer même nos crimes à l'auteur de toutes les vertus. A quoi bon encore l'espérance et la prière ? Pourquoi espérer, pourquoi prier, en effet, si tous les objets de nos voeux sont soumis à un ordre d'événements irrévocablement fixé (10) ? Alors serait supprimé le seul commerce qui existe entre les hommes et Dieu, je veux dire l'espérance et la prière. En effet, c'est en nous humiliant comme il convient, que nous méritons les faveurs inestimables de la bonté divine ; c'est, il semble, le seul moyen pour les hommes de converser avec Dieu et de s'unir par la prière à cette lumière inaccessible, avant d'en obtenir la jouissance définitive. Que si, persuadés de l'existence de la fatalité, nous cessons de croire à l'efficacité de l'espérance et de la prière, quel lien nous rattachera désormais au souverain maître de toutes choses ? Il faudra donc que le genre humain, comme tu le disais mélodieusement tout à l'heure, détaché et séparé de son principe, succombe à sa misère.

VI
Complice de l'erreur, quel perfide génie
Des choses vient briser l'étroit enchaînement ?
Et de deux vérités détruisant l'harmonie,
Les fait dans notre esprit lutter confusément ?
Chacune, vue à part, rayonne ; à l'autre unie
Elle devient mensonge et faux raisonnement.

La vérité pourtant subsiste ; si notre âme
Ne peut en pénétrer l'indissoluble trame,
C'est qu'aujourd'hui, courbé sous le fardeau du corps,
Dans l'ombre notre esprit voit expirer sa flamme,
Et pour la ranimer s'épuise en vains efforts.

La vérité se cache, et nous voulons surprendre
Le regard qu'elle voile et le mot qu'elle tait (11) !
Sans doute notre esprit sait ce qu'il veut apprendre ?
Alors pourquoi veut-il apprendre ce qu'il sait ?
S'il ne sait rien, il est plus téméraire encore :

On ne peut convoiter un bien que l'on ignore (12).
Où l'irait-on chercher ? quand ? et par quel chemin ?
Dans ce dédale obscur qu'au hasard on explore
Le vrai, même trouvé, n'offre rien de certain.

Quand son âme habitait le séjour de lumière,
L'homme, d'un seul coup d'oeil, sans peine, sans travail,
Plongeait dans les replis de la nature entière ;
Et maintenant encore, à travers la matière,
Il aperçoit l'ensemble, à défaut du détail.

De nos doutes, hélas ! telle est la seule cause.
L'homme ne sait pas tout, mais il sait quelque chose ;
Du moins, il se souvient du ciel qu'il a quitté ;
Il se souvient du Dieu qu'il voyait face à face,
Et dans ce souvenir il retrouve la trace
De l'éternelle vérité.

VII

Elle répondit : «Ces plaintes contre la Providence sont déjà vieilles, et Marcus Tullius, en traitant de la Divination (13), a vivement agité cette question ; toi-même tu t'en es longtemps et beaucoup occupé ; mais jusqu'à cette heure, personne de vous ne l'a étudiée assez à fond, et n'a trouvé pour la résoudre des arguments assez solides. Si elle reste obscure, c'est que l'intelligence humaine ne peut s'élever à l'idée simple de la prescience divine, que si vous pouviez seulement la concevoir, toute difficulté disparaîtrait. Je vais essayer d'éclairer enfin ces ténèbres ; mais je commencerai par lever les difficultés qui te troublent.

Je te demanderai d'abord pourquoi tu ne tiens pas plus de compte de cette solution, à savoir que la prescience ne produit pas la nécessité des événements futurs, et que, par conséquent, elle ne gêne en rien le libre arbitre. Car de quel argument conclus-tu la nécessité des événements futurs, sinon de celui-ci, que ce qui a été prévu ne peut pas ne pas arriver ? Mais si la prescience ne détermine en rien la nécessité des événements, comme tu l'as reconnu tout à l'heure, comment des événements volontairement produits deviendront-ils nécessaires ? Permets-moi une hypothèse qui te fera mieux comprendre la suite. Supposons donc qu'il n'y ait pas de prescience : est-ce que, dans cette supposition, les événements, déterminés par une volonté libre, seraient soumis à la nécessité ? Pas le moins du monde. Supposons maintenant que la prescience existe, mais sans action nécessaire sur les événements : la volonté, j'imagine, conservera sa liberté intacte et absolue. Mais, diras-tu, bien que la prescience ne soit pas la cause déterminante des événements futurs, elle est du moins le signe que ces événements doivent nécessairement arriver. Mais, selon ce raisonnement, alors même que la prescience n'existerait pas, la nécessité des événements futurs n'en serait pas moins établie : car un signe, quel qu'il soit, indique seulement ce qui est, mais ne crée pas ce qu'il indique. Il faut donc commencer par établir que tout arrive par l'effet d'une nécessité absolue, si l'on veut montrer que la prescience est la marque de cette nécessité : car si cette nécessité n'existe pas, la prescience à son tour ne peut exister comme signe d'une ebose qui n'existe pas. D'ailleurs, quand on veut solidement prouver l'existence d'une chose, ce n'est ni par des signes, ni par des arguments extrinsèques qu'on la démontre, mais bien par les raisons qui lui sont propres et nécessaires. Mais comment peut-il se faire que des événements qui ont été prévus n'arrivent pas ? L'objection serait bonne si je prétendais que les événements prévus par la Providence peuvent ne pas arriver ; mais ce que je prétends, c'est que ces événements, bien qu'ils se produisent, n'avaient en eux aucune nécessité qui les obligeât à se produire, et tu vas le comprendre aisément. Il arrive tous les jours que certains actes s'accomplissent sous nos yeux, par exemple, les exercices que font devant nous les cochers pour diriger et faire tourner leurs attelages, et tous les autres faits de ce genre. Est-ce qu'aucun de ces actes est déterminé par une nécessité quelconque ? Pas le moins du monde. On n'y reconnaîtrait plus un fait d'adresse, si tous ces mouvements étaient forcés. Or, des actes qui ne sont pas nécessaires au moment ou ils s'accomplissent, ne l'étaient pas non plus antérieurement, bien qu'ils dussent s'accomplir plus tard. Donc il y a des événements futurs dont la réalisation n'est soumise à aucune nécessité : car je ne crois pas que personne s'avise de dire que ce qui arrive aujourd'hui n'était pas, avant de s'accomplir, un événement futur. Voilà donc des événements qui, bien que connus d'avance, se réalisent librement : car, de même que la connaissance du présent ne rend pas nécessaires les faits qui s'accomplissent, de même la prescience de l'avenir n'impose aucune nécessité aux événements futurs. Mais, dis-tu, le point controversé est précisément de savoir s'il est possible de connaître à l'avance des événements dont la réalisation n'est pas nécessaire. Cela te semble impliquer contradiction ; car, selon toi, si les événements sont prévus, ils sont nécessaires, et si l'on nie la nécessité, il faut nier aussi la prescience ; car la certitude ne peut s'appliquer qu'à une vérité certaine. Que des événements douteux aient été prévus comme devant nécessairement s'accomplir, c'est une erreur de jugement, ce n'est plus la certitude infaillible : car, à ton sens, voir les choses autrement qu'elles ne sont, c'est s'écarter de la rigoureuse précision de la certitude. Et la cause de cette erreur, c'est que chacun pense n'avoir puisé que dans l'essence et dans la réalité même des choses la connaissance qu'il en a. Or, c'est le contraire qui est vrai. En effet, toutes les choses que vous savez, vous les pénétrez, non pas selon leur réalité, mais selon vos moyens de connaître. Pour expliquer brièvement ma pensée par un exemple, la rondeur d'un corps n'est pas constatée de la même façon par la vue et par le toucher. L'oeil la saisit à distance, en une fois et tout entière, par les rayons qu'il projette ; la main, au contraire, s'applique au corps sphérique, y adhère étroitement, en suit le contour, et se rend compte par degrés de sa véritable forme. L'homme lui-même est vu de diverses manières, selon qu'il est étudié par les sens, par l'imagination, par la raison ou par l'intelligence. Les sens ne voient la forme que dans la matière qu'elle limite ; l'imagination ne saisit que la forme : la matière lui échappe ; la raison va plus loin, et, en voyant les traits généraux communs à tous les individus, elle conçoit l'idée d'espèce. Mais le regard de l'intelligence s'élève plus haut encore. Franchissant la sphère des idées générales, elle saisit l'idée de la forme absolue par la seule puissance de la pensée. La principale remarque à faire sur ce point, c'est que les facultés supérieures comprennent les facultés subalternes, tandis que celles-ci ne peuvent jamais s'élever au niveau de celles qui les priment. Les sens, en effet, ne peuvent rien au delà de la matière ; l'imagination ne saisit pas l'idée générale d'espèce ; la raison ne conçoit pas la forme absolue ; mais l'intelligence, planant, pour ainsi dire, au-dessus de toutes choses, non seulement voit la forme absolue, mais elle distingue encore la matière contenue dans la forme, et cela de la même manière qu'elle distingue l'absolu, auquel les autres facultés n'avaient pu atteindre. Comme la raison, en effet, elle connaît les idées générales ; comme l'imagination, la forme abstraite ; comme les sens, la matière ; et néanmoins elle n'emprunte le secours ni de la raison, ni de l'imagination, ni des sens ; mais, si je puis m'exprimer ainsi, elle saisit tout d'une manière absolue par un seul regard de l'esprit. De même, la raison, lorsqu'elle conçoit une idée générale, n'a besoin ni de l'imagination ni de la sensation pour comprendre les faits qui sont du ressort de ces deux facultés. C'est elle qui, conformément à l'idée qu'elle se fait du genre, a donné cette définition : «L'homme est un animal à deux pieds raisonnable». Or, cette idée, précisément parce qu'elle est générale, renferme, comme personne ne l'ignore, des notions qui sont du ressort de l'imagination et des sens ; et cependant ce n'est ni par les sens ni par l'imagination que la raison les a acquises, mais par une conception qui lui est propre. Enfin l'imagination, bien que, dans le principe, elle ait appris des sens à voir et à se représenter des formes, peut, au défaut des sens, passer en revue tous les objets sensibles, et cela, non par les moyens à l'usage des sens, mais par ceux qui lui appartiennent en propre. Vois-tu maintenant comment toutes les connaissances des hommes dépendent de leurs facultés, et non pas de la nature même des choses ? Et ce n'est pas sans raison. Car tout jugement étant un acte de celui qui le prononce, il faut bien que chacun agisse en vertu de ses propres facultés, et non par l'influence d'une cause étrangère.

VIII
Jadis les rêveurs du Portique (14)
Croyaient que l'image des corps,
Par les sens saisie au dehors,
Sur l'âme se peint et s'applique,
Comme les dessins fugitifs
Qu'un poinçon trace à l'aventure,
Sur une cire vierge et pure
Se gravent en traits corrosifs.

Quoi ! sans une cause étrangère
L'âme ne peut penser, agir !
Elle ne saurait s'affranchir
Du joug honteux de la matière !
N'est-elle donc qu'un vain miroir
Qui des objets du voisinage
Reçoit passivement l'image
Et les réfléchit sans les voir ?

Mais alors, par quelle puissance
Distingue-t-elle dans les corps
Les contrastes et les rapports,
Les accidents et la substance ?
Comment peut-elle, de l'effet
Rapprochant, séparant la cause,
Des faisceaux qu'elle décompose
Recomposer un tout complet ?

Voir à la fois de la science
La surface et les profondeurs ?
Dissiper toutes les erreurs
Au grand jour de la conscience ?
L'âme agit ! voilà son secret ;
Elle prend en soi sa lumière.
Est-ce au contact de la matière
Que son flambeau s'allumerait ?

Comme l'air avive la flamme,
J'admets que la sensation
Cause et précède l'action
Des forces natives de l'âme.
De son repos silencieux,
Du moins, c'est l'âme qui s'éveille,
Dès qu'un bruit résonne à l'oreille,
Dès qu'un rayon frappe les yeux.

Alors, pour changer en idées
Ces obscures impressions,
Elle évoque les notions
Qu'elle a de tout temps possédées ;
Elle les transporte au dehors
Pour y soumettre la matière,
Et voit sa science première
S'enrichir de nouveaux trésors.

IX

Si, dans les impressions physiques, bien que le contact des propriétés extérieures de la matière affecte les organes des sens, et que les sensations éprouvées par le corps précèdent l'exercice des facultés actives de l'âme, puisqu'elles provoquent sa réaction et qu'elles éveillent en même temps les idées qui sommeillaient au fond de l'entendement ; si, dis-je, dans les impressions physiques, l'âme, loin de recevoir passivement le choc de la matière, juge, en vertu de sa propre énergie, la sensation éprouvée par le corps, à combien plus forte raison les êtres qui sont absolument indépendants de la matière, peuvent-ils juger et connaître sans dépendre des objets extérieurs, mais par un libre mouvement de l'esprit ! C'est pour cela qu'il y a pour les différentes variétés d'êtres des moyens de connaître différents. Ainsi, la sensation, à l'exclusion de tout autre moyen de connaître, est le partage des animaux privés de mouvement, tels que les conques marines et les autres coquillages qui vivent attachés aux rochers. L'imagination a été accordée aux animaux doués de mouvement, chez lesquels on peut déjà remarquer des désirs et des répugnances. Mais la raison est l'attribut exclusif de l'espèce humaine comme l'intelligence est celui de Dieu ; et cette faculté est évidemment la première de toutes, puisque, indépendamment des notions qui lui sont propres, elle possède encore celles qui sont du ressort de toutes les autres. Mais quoi ! si les sens et l'imagination s'avisaient de réfuter la raison et de nier ces idées générales que la raison se flatte de concevoir ? En effet, pourraient-ils dire, les notions qui proviennent des sens ou de l'imagination ne peuvent être générales ; dès lors, ou les prétentions de la raison sont fondées, et, dans ce cas, la matière n'existe pas (15) ; ou bien, si elle reconnaît que la plupart de ses notions dépendent des sens et de l'imagination, ses conceptions ne sont plus que des chimères, puisqu'elle prend pour générales des notions particulières et qui dépendent des sens. A ces objections la raison ne pourrait-elle pas répondre que dans l'idée générale elle ne perd pas de vue ce qui appartient aux sens et à l'imagination, tandis que ces facultés sont incapables de s'élever à l'idée générale, parce que leurs notions ne peuvent dépasser la sphère des corps sensibles ; et qu'en fait de connaissances, il convient de s'en rapporter au jugement de la faculté la plus sûre et la mieux partagée ? Or, dans un tel débat, nous qui possédons la faculté de raisonner, aussi bien que celles d'imaginer et de sentir, ne donnerions-nous pas gain de cause à la raison ? Eh bien ! la raison humaine n'est pas mieux fondée à dénier à l'intelligence divine la connaissance de l'avenir, par le motif que cette connaissance lui a été refusée, à elle-même. Voici, en effet, ton raisonnement : «Si des événements ne doivent pas arriver d'une manière certaine et nécessaire, on ne peut prévoir qu'ils arriveront nécessairement. Ils ne sont donc pas l'objet de la prescience divine, ou si nous croyons qu'ils le sont, il faudra convenir que tout arrive fatalement». Si donc, comme nous avons la raison, nous avions aussi en partage l'intelligence divine, nous penserions que, de même que l'imagination et les sens doivent, selon nous, céder le pas à la raison, il est juste aussi que la raison reconnaisse la supériorité de l'intelligence divine. C'est pourquoi, élevons-nous, s'il est possible, jusqu'à cette suprême intelligence ; à ces hauteurs, notre raison découvrira ce qu'elle ne peut voir en elle-même, c'est-à-dire comment la prescience divine peut, avec autant de précision que de certitude, saisir les événements à venir, alors même qu'ils ne sont pas nécessaires, et les saisir, non par une simple conjecture, mais par une intuition suprême, absolue et sans bornes.

X
Quelle variété de forme et de structure
Dans les êtres vivants qui peuplent la nature !
Sur le ventre allongés, les uns par mille efforts
Sillonnent la poussière où se tordent leurs corps ;
D'autres, fouettant les airs de leur aile rapide,
D'un vol audacieux s'élancent dans le vide.
Ceux-ci, fixés au sol, sous leurs pas assurés
Foulent l'ombre des bois ou le gazon des prés ;
De figure et d'aspect l'un de l'autre diffère ;
Leur face à tous pourtant se penche vers la terre,
Et courbe sous son poids leur instinct alourdi.
L'homme seul vers le ciel lève son front hardi,
Et debout, le corps droit, dans sa démarche altière,
Du haut de son dédain il regarde la terre (16).
Mortel, ce n'est pas tant ton visage et tes yeux,
Que ton âme qu'il faut élever vers les cieux.
L'homme, ce fils du ciel, à la brute s'égale
Quand plus bas que son corps son âme se ravale.

XI

Puisque, comme je l'ai démontré précédemment, l'idée que nous pouvons avoir d'un objet procède, non de cet objet lui-même, mais de notre intelligence, examinons, autant que les bornes de notre esprit le permettent, quelle est la condition essentielle de la substance divine ; nous nous rendrons compte ainsi de ses moyens de connaître. Dieu est éternel ; c'est l'opinion unanime des êtres doués de raison. Or, qu'est-ce que l'éternité ? Voilà ce qu'il faut d'abord définir, pour comprendre à la fois l'essence de Dieu et la nature de ses conceptions. L'éternité est la possession entière et parfaite d'une existence qui n'a ni commencement, ni milieu, ni fin. Si l'on regarde aux êtres qui vivent dans le temps, cette définition sera plus claire. En effet, tout ce qui vit dans le temps va successivement du passé au présent, du présent au futur, et rien de ce qui existe dans le temps ne peut embrasser simultanément tous les instants de sa durée. Vous ne tenez pas encore le lendemain que déjà vous avez perdu la veille, et aujourd'hui même vous ne vivez que ce que dure ce moment rapide et fugitif. Donc, tout être soumis à la loi du temps, n'eût-il jamais eu de commencement, ne dût-il jamais avoir de fin, comme Aristote l'a pensé du monde (17), et dût son existence se prolonger à l'infini, n'est pas cependant dans les conditions voulues pour qu'on puisse le regarder comme éternel. Car, bien que son existence ne soit pas limitée, il n'en saisit pas, il n'en embrasse pas toute la durée à la fois : il n'a pas encore l'avenir, il n'a déjà plus le présent. L'être, au contraire, qui embrasse et possède dans toute sa plénitude une vie qu'aucun terme ne borne, à qui l'avenir est présent, et qui retient tout son passé, doit seul à juste titre être considéré comme éternel ; car un tel être n'a pas seulement et nécessairement la possession pleine et présente de lui-même ; il possède aussi dans le présent la somme des diverses phases du temps (18). C'est donc mal à propos que quelques philosophes, pour avoir entendu dire que dans la pensée de Platon le monde n'a jamais eu de commencement et ne doit pas avoir de fin (19), concluent de là que le monde créé est coéternel à son créateur. Autre chose est, en effet, de parcourir successivement toutes les phases d'une existence sans limite, ce que Platon attribue au monde, ou d'embrasser dans le présent tout l'ensemble d'une existence infinie, ce qui manifestement est le propre de la divinité. Par conséquent la préexistence de Dieu relativement à la création ne tient pas à telle ou telle quantité de temps écoulé, mais à un état qui n'appartient qu'à une nature simple. En effet, cet état d'immobilité parfaite qui est la conséquence d'un présent éternel, le temps, dans son cours sans fin, en donne quelque idée ; mais comme il ne peut réaliser intégralement cette immobilité, bientôt elle dégénère pour lui en mouvement, et le présent absolu perd en quantité tout ce dont s'accroissent indéfiniment le passé et l'avenir. Et encore, bien que le temps ne puisse embrasser à la fois toute la plénitude de sa durée, par la raison que, sous une forme ou sous l'autre, il ne cesse jamais de durer, il semble imiter jusqu'à un certain point ce qu'il ne peut égaler ni représenter exactement, en se retenant à cette ombre de présent pour lui si court, si insaisissable ; et comme ce présent fugitif reproduit dans une certaine mesure l'image du présent éternel, il paraît donner un semblant de permanence à chacun des instants par lesquels il passe. Mais le temps ne peut se fixer ; il faut qu'il reprenne sa course sans fin à travers les âges, et ce n'est que par étapes successives qu'il poursuit sa durée, dont il ne peut atteindre la plénitude en restant en place. C'est pourquoi, si nous voulons donner aux choses les noms qui leur conviennent, nous dirons avec Platon que Dieu est éternel, et que le monde est perpétuel. Toute faculté intelligente connaît les choses conformément aux lois de sa propre nature ; or, Dieu étant éternel, et la durée étant pour lui toujours actuelle, la connaissance qu'il a de toutes choses domine la succession des temps ; elle a toujours le caractère de l'actualité absolue ; elle embrasse à la fois le cours indéfini du passé et de l'avenir ; enfin, par une intuition absolue qui lui est propre, elle aperçoit tous les événements comme s'ils s'accomplissaient dans le présent. C'est pourquoi, si tu veux te faire une juste idée de la connaissance toujours actuelle que Dieu a de toutes choses, tu la regarderas moins comme une prévision de l'avenir, que comme la perception d'un présent immuable. Aussi, est-il plus juste de l'appeler Providence que Prévoyance, attendu que Dieu résidant bien au-dessus de ce bas monde, c'est, pour ainsi dire, du haut même de la création qu'il promène ses regards sur tout ce qui existe. Pourquoi donc veux-tu subordonner à la nécessité les événements aperçus par la divine lumière, lorsque les hommes même ne nécessitent pas ce qui s'accomplit sous leurs yeux ? Est-ce qu'en effet la notion que tu acquiers d'un fait actuel rend cet acte plus nécessaire ? Nullement. Or, s'il est possible de comparer le présent de l'homme au présent de Dieu, Dieu voit toutes choses dans son présent éternel de la même façon que vous en voyez quelques-unes dans votre présent momentané. Donc, cette divine prescience ne change ni la nature des choses ni leurs propriétés, et elle les voit dans le présent telles qu'elles s'accompliront plus tard. Elle ne confond pas non plus les jugements qu'elle en doit porter, mais d'un seul et même regard elle distingue clairement les événements dont l'accomplissement futur est nécessaire, de ceux qui se réaliseront indépendamment de toute nécessité. C'est ainsi que vous-mêmes, lorsque vous voyez au même moment un homme se promener sur la terre, et le soleil se lever dans le ciel, bien que ces deux faits vous apparaissent simultanément, vous distinguez entre eux et jugez néanmoins que l'un est libre tandis que l'autre est nécessaire. Ainsi, l'intuition divine qui embrasse tout à la fois, n'altère en rien la qualité des choses, qui, pour elle, sont toujours présentes, et ne sont futures que pour le temps. D'où il suit que Dieu connaît les événements à venir, non par simple conjecture, mais avec une certitude fondée sur la vérité même, bien qu'il sache en même temps que leur réalisation n'est pas nécessaire. A cela, si tu m'objectes qu'un événement que Dieu prévoit ne peut pas ne pas arriver, et que s'il ne peut pas ne pas arriver, il arrive de toute nécessité, poussée dans mes derniers retranchements par ce mot de nécessité, j'avouerai que cette nécessité est une chose très réelle, mais qu'elle ne peut guère être comprise que par un esprit habitué à la méditation des choses divines. Je répondrai que le même événement à venir est, à la vérité, nécessaire si on le rapporte à la connaissance que Dieu en a, mais que, considéré dans sa propre nature, il est indépendant de toute contrainte. Il y a en effet deux sortes de nécessités : l'une, absolue ; telle est celle qui assujettit tous les hommes à la mort ; l'autre conditionnelle ; par exemple, lorsque tu sais qu'un homme se promène, il est nécessaire que cet homme se promène en effet. Car un fait qu'on connaît positivement ne peut pas différer de l'idée qu'on en a. Mais cette condition n'entraîne pas une nécessité absolue ; car, ici, la nécessité résulte non de la nature du sujet même, mais de la condition qui s'y ajoute. Nulle nécessité, en effet, ne contraint à marcher un homme qui marche volontairement, bien qu'au moment où il marche, il soit nécessaire que cette action s'accomplisse. De même, lorsque la Providence voit un fait se réaliser dans le présent, ce fait est nécessaire, quoiqu'il ne le soit pas par essence. Or, les événements qui arriveront plus tard en vertu du libre arbitre, Dieu les voit dans le présent. Donc, relativement à l'intuition divine, ils deviennent nécessaires, puisque c'est à cette condition que Dieu les connaît ; mais, considérés en eux-mêmes, ils ne cessent pas d'être libres par essence, dans le sens le plus absolu. Conséquemment, il est hors de doute que tous les événements prévus par Dieu doivent s'accomplir ; mais dans le nombre il en est qui proviennent du libre arbitre, et ceux-là ne changeront pas de nature en se réalisant, puisque avant d'arriver ils auraient pu ne pas arriver. Mais qu'importe, diras-tu, qu'ils ne soient pas nécessaires par eux-mêmes, si, de toutes façons, la connaissance particulière que Dieu en a les rend obligatoires, tout comme ferait la nécessité ? Il importe beaucoup, car c'est le cas même du soleil qui se lève et de l'homme qui marche, dont je te parlais tout à l'heure : ces deux faits, à l'instant où ils s'accomplissent, ne peuvent pas ne pas s'accomplir ; néanmoins, l'un était nécessaire, même avant de se produire ; l'autre ne l'était point. De même, les choses que Dieu voit dans le présent, se produisent sans aucun doute, mais les unes émanent des lois nécessaires de la nature, les autres, de la simple volonté de ceux qui les font. Je n'ai donc pas tort de dire que ces dernières, quant à la connaissance que Dieu en a, sont nécessaires, mais que, considérées en elles-mêmes, elles sont affranchies de toute espèce de nécessité. C'est ainsi que toutes les idées qui viennent par les sens sont générales si on les rapporte à la raison, et particulières si on les considère en elles-mêmes. Mais, diras-tu, s'il est en mon pouvoir de changer de dessein, je réduis à rien la Providence, quand je viens à changer ce qu'elle a prévu. Je répondrai à cela que tu peux, à la vérité, changer de dessein, mais que, la Providence sachant fort bien que tu as ce pouvoir et voyant dès maintenant avec certitude si tu en useras, et dans quel sens tu te détermineras, tu ne peux dans aucun cas échapper à sa prescience, pas plus que tu ne peux éviter les regards d'un oeil fixé sur toi, si multipliées que soient les évolutions auxquelles tu te livres en vertu de ta libre volonté. Quoi donc ? diras-tu, il dépendra de moi de faire varier la science divine, de telle sorte que si je veux tantôt une chose, tantôt une autre, on verra cette science se modifier au gré de mon caprice ? Pas le moins du monde. Car la prescience divine devance tous les événements futurs, et les ramène à cet état d'actualité qui caractérise sa manière de con-naître. Elle ne varie pas, comme tu te l'imagines, selon tel ou tel cas à connaître, mais elle prévient et embrasse d'un seul coup d'oeil, sans les subir, toutes les variations de ta volonté. Or, cette connaissance et cette intuition de toutes choses dans le présent, Dieu ne les tient pas d'un avenir éventuel, mais d'une faculté qui lui appartient en propre. Et cette remarque répond en même temps à l'objection que tu m'opposais tout à l'heure, à savoir qu'il serait indigne de Dieu que sa science fût motivée par nos actions futures. Car le propre de cette science c'est que, embrassant tout dans une intuition toujours actuelle, elle domine et règle tous les événements et ne dépend en rien de l'avenir. Cela étant, les hommes conservent intégralement leur libre arbitre ; et dès que les volontés sont affranchies de toute contrainte, on ne saurait appeler injustes les lois qui répartissent les récompenses et les peines. Puis, il est un Dieu immuable qui, du haut de sa prescience, assiste à tout ; son regard éternel et toujours présent se rencontre toujours avec nos actions à venir, et, selon leurs mérites, il distribue des récompenses aux bons et des châtiments aux méchants. Ce n'est pas vainement non plus que nous adressons à Dieu nos espérances et nos prières ; car, venant d'un coeur droit, elles ne peuvent être inefficaces. Détournez-vous donc du vice, pratiquez la vertu ; que la droiture de vos espérances élève vos âmes ; que l'humilité de vos prières les fasse monter jusqu'à Dieu. A moins que vous ne vouliez vous abuser vous-mêmes, vous devez reconnaître que c'est pour vous une étroite obligation de vivre honnêtement, puisque toutes vos actions s'accomplissent sous les yeux d'un juge à qui rien n'échappe.


(1) Rien ne se fait de rien.
On connaît le vers de Perse :

Gigni
De nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti.

Rien ne se fait de rien, rien ne peut retourner à rien.
(Sat. III, v. 84.)

D'après Diogène de Laërte, cet axiome philosophique appartiendrait à Xenophanes. Il remonte plus haut cependant. M. V. Cousin en a retrouvé l'origine dans le Sankúya de Kapila, le fondateur de la philosophie sensualiste dans l'Inde. Mais que Xenophanes l'ait inventé une seconde fois, ou qu'il l'ait seulement vulgarisé en Grèce, toujours est-il qu'une fois émis, cet axiome a été accepté par les diverses écoles avec les conséquences qu'il renferme, c'est-à-dire l'éternité de la matière, et l'impossibilité radicale de la création. Sur ce point les systèmes les plus opposés se réconcilient et Epicure donne la main à Platon. On lit en effet dans le Timée que Dieu a fait le monde au moyen de matériaux qui avaient eu antérieurement une autre forme (V. Introd., p. XXXII, note 3.) A Dieu substituez le hasard, et vous aurez le système d'Epicure. Ce n'est qu'à la dernière époque de la philosophie grecque que la possibilité de la création a été plus ou moins formellement admise dans l'école : Proclus reconnaît que la matière procède de Dieu, qui est le principe ineffable de tout ce qui existe. Dans ce tardif retour à l'idée d'un Dieu créateur, il faut faire la part des doctrines religieuses, dont le mélange avec les idées purement philosophiques donne un caractère tout particulier à l'école d'Alexandrie.

(2) Mon disciple Aristote, répondit-elle, dans sa Physique, a donné de ce mot une définition sommaire et fort vraisemblable.
C'est dans le livre II que se trouve le passage dont il est ici question.

(3) Deux fleuves fraternels, nés de la même source...
Il s'agit du Tigre et de l'Euphrate ; Boèce les nomme. Après bien des essais malheureux nous avons dû renoncer à le faire, non sans regret ni sans dépit.
Les anciens croyaient que ces deux fleuves sortent d'une source commune. Strabon pourtant ne partageait pas cette erreur géographique, car il place les deux sources à deux cent cinquante mille pas l'une de l'autre. Tournefort (Voyage au Levant) a vérifié sur les lieux l'exactitude du fait.

(4) Elles le sont moins (libres) au moment où elles descendent dans des corps, et moins encore lorsqu'elles sont emprisonnées ici-bas dans des membres de chair.
Idée platonicienne qui a inspiré à Virgile les vers suivants :

Igneus est ollis vigor et coelestis origo
Seminibus : quantum non noxia corpora tardant
Terrenique hebetant artus, moribundaque membra ;
Hinc metuunt cupiuntque : dolent gaudentque, nec auras
Respiciunt, clausae tenebris et carcere caeco.

«Un feu ardent et la pensée de leur céleste origine animent ces germes, en tant que le corps, matière nuisible, n'y apporte pas d'empêchement, et qu'ils ne sont pas étouffés par des organes grossiers et des membres maladifs. Voilà pourquoi les âmes craignent et désirent, se plaignent et se réjouissent, et perdent la vue du ciel, plongées qu'elles son dans une profonde et ténébreuse prison». (Enéide, ch. VI, v. 730 sq.)

(5) Dieu voit tout et entend tout.
Boèce applique à Dieu les paroles qu'Homère adresse au soleil :
«Et toi, soleil, qui vois tout et qui entends tout». (Iliade, ch. VII, v. 277.)

(6) Dans ses vers enchanteurs l'harmonieux Homère / Célèbre l'éclat de Phébus. Çà et là dans l'Iliade : Lampron phaos êelioio.

(7) Puisque Dieu seul voit tout, dites, fils de la Terre : Il n'est d'autre soleil que Dieu.
Du rapprochement des termes sol (soleil), et solus (seul), résulte une sorte de jeu de mots rebelle à la traduction. Les étymologistes latins assurent que le soleil doit son nom à ce qu'il est unique dans le monde. On lit dans Cicéron :
«Sol dictus est, vel quia solus ex omnibus sideribus est tantus, vel quia quum exortus est, obscuratis ceteris sideribus solus apparet».
«Le soleil a été nommé ainsi, soit parce que seul de tous les astres il a une grandeur aussi considérable, soit parce qu'en se levant sur l'horizon il éteint les autres astres et brille seul». (De la nature des Dieux)
Macrobe dit à son tour :
«Latinitas eum qui tantam claritudinem solus obtinet, solem vocavit».
«Les latins, à cause de l'éclat extraordinaire que cet astre possède seul, l'ont appelé soleil». (Saturnales, liv. I.)

(8) Je n'approuve pas, en effet, le raisonnement de certains philosophes...
Beaucoup de philosophes avaient déjà traité avec plus ou moins de succès la question si ardue du libre arbitre, et l'argument que Boèce s'apprête à combattre était depuis longtemps un lieu commun. Cela étant, à quels écrivains Boèce fait-il plus particulièrement allusion ? Nous inclinons à croire qu'il avait en vue les derniers représentants de l'école d'Alexandrie, et notamment Proclus, qui, dans son traité intitulé de la Providence et du Destin, ne fait guère que développer la thèse résumée en quelques lignes par notre auteur.

(9) Tout ce que je dirai sera ou ne sera pas.
Paroles ambiguës qu'Horace fait adresser par le devin Tirésias à Ulysse qui, dans sa détresse, le consultait sur les moyens de rétablir sa fortune. (Liv. II, Sat. V, v. 59.)
Boèce attribue à cette réponse le sens inepte qu'au premier examen elle paraît avoir, le seul, selon Bentley (Comment. in Horat.) qu'il soit possible d'en tirer. Turnèbe et Torrentius, pourtant, expliquent cette phrase d'une façon moins déraisonnable, et conformément à cette glose, que l'on trouve en marge de quelques anciens manuscrits : «Quidquid dicam, aut erit, si dixero fore ; aut non, si dixero non fore». C'est-à-dire : «Les événements dont je vais l'entretenir arriveront si je dis qu'ils doivent arriver ; ils n'arriveront pas si je dis qu'ils ne doivent pas arriver».
Du reste, cette plaisanterie est parfaitement appropriée au ton général de la pièce où Horace se la permet.
A propos de ce passage de Boèce, qu'il cite par occasion, Bentley émet une conjecture dont nous avons fait notre profit, c'est que, dans le texte latin, le mot differt doit être substitué au mot refert qu'on trouve dans presque toutes les éditions, et qui, en cet endroit, n'a pas de sens.

(10) Pourquoi espérer, pourquoi prier, en effet, si tous les objets de nos voeux sont soumis à un ordre d'événements irrévocablement fixé !
C'est le mot désolant de la sibylle de Virgile : Desine fata deum flecti sperare precando. (Aeneid., liv. VI, v. 376.)
«Renonce à l'espoir de fléchir le destin par des prières».

(11) La vérité se cache, et nous voulons surprendre / Le regard qu'elle voile et le mot qu'elle tait.
Ce passage, dans Boèce, est une imitation ou plutôt une traduction fidèle de ces lignes du Ménon :
«Et comment t'y prendras-tu, Socrate, pour chercher ce que tu ne connais en aucune manière ? Quel principe prendras-tu, dans ton ignorance, pour te guider dans cette recherche ? Et quand tu viendrais à le rencontrer, comment le reconnaîtrais-tu, ne l'ayant jamais connu ? (Platon, Ménon, trad. de V. Cousin.)

(12) On ne peut convoiter un bien que l'on ignore.
Nous n'aurions pas traduit autrement ce demi-vers d'Ovide :
Ignoti nulla cupido (De Arte Am., lib. III, v. 397.)

(13) Marcus Tullius, en traitant de la Divination...
Dans ce traité, Cicéron, après avoir inutilement tenté de concilier la prescience avec le libre arbitre, conclut qu'il faut absolument sacrifier un de ces deux grands principes si l'on veut sauver l'autre, et il prend parti pour la liberté. Saint Augustin le reprend vivement à ce sujet :
«Ipse itaque, ut vir magnus, et doctus, et vitae humanae plurimum ac peritissime consulens, ex his duobus elegit liberum voluntatis arbitrium ; quod ut confirmaret, negavit praescientiam futurorum, atque ita, dum vult facere liberos, fecit sacrilegos».
«Ainsi cet homme si grand et si érudit qui, dans ses ingénieuses méditations, se préoccupait avant toutes choses des intérêts de l'humanité, se détermine en cette alternative en faveur du libre arbitre. Pour l'établir il nie la prescience, et c'est ainsi que, voulant rendre les hommes libres, il les rend sacrilèges». (Cité de Dieu, liv. V, chap. IX)
Le meilleur moyen de réfuter Cicéron eût été de prouver que les deux principes ne s'excluent pas l'un l'autre. Saint Augustin a bien essayé de le faire, mais le succès de sa tentative a paru assez douteux pour qu'après lui, même dans l'Eglise, la discussion se soit bien souvent renouvelée. Nous n'apprendrons rien à personne en disant que la question est encore à résoudre.

(14) Jadis les rêveurs du Portique / Croyaient que l'image des corps...
Platonicien fervent, Boèce devait sévèrement juger la doctrine de Zenon, qui soutenait que toutes nos connaissances ont pour point de départ le phénomène de la sensation, aisthêsis. D'après ce système, la sensation produit dans l'âme une image, phantasma, qui est la copie exacte de son objet extérieur. La pensée, il est vrai, existe indépendamment de la sensibilité, mais elle ne peut s'exercer qu'à l'occasion d'une image sensible, et sous l'impression que la sensation lui fait éprouver.
On voit quelle différence radicale sépare ce système de celui de Platon. Platon, il est vrai, ne va pas jusqu'à nier l'effet de la sensation, mais il le limite à la production des idées sensibles, et il place ailleurs la source des idées générales qui, selon lui, n'ont besoin, pour se manifester, que de l'action libre et spontanée des facultés de l'âme. Pourtant, ce ne sont pas ces facultés qui les produisent. Ces notions ne sont, à proprement parler, que des copies. Leurs types préexistent et font partie de l'essence de la divinité même. L'exposition de cette théorie, qui est une des plus belles conceptions de l'esprit humain, demanderait des développements que ne comporte pas une simple note ; on n'en dit quelques mots ici que pour faciliter l'intelligence d'un passage où à la difficulté du fond vient se joindre la difficulté de la forme.

(15) ... ou les prétentions de la raison sont fondées, et, dans ce cas, la matière n'existe pas ; ou bien, si elle reconnaît que la plupart de ses notions dépendent des sens et de l'imagination...
Boèce critique ici l'exagération des systèmes entre lesquels se partageaient les écoles de la Grèce. Platon et Aristote avaient admis, dans des proportions inégales, il est vrai, les deux éléments principaux de nos connaissances ; mais leurs disciples se rejetèrent dans les doctrines exclusives que ces deux grands génies avaient entrepris de concilier. Ainsi, tandis que Speusippe, Xénocrate, Polémon, Crantor, poursuivaient jusque dans ses dernières conséquences l'idéalisme de Platon, et en venaient à nier l'existence de la matière, Théophraste, Dicéarque, Héraclide, Strabon, Critolaüs, Diodore de Tyr, ne s'attachaient qu'à l'élément sensualiste de la psychologie d'Aristote, ne tenaient compte que du monde extérieur, et arrivaient à annihiler l'âme. Choqué de ces conclusions excessives, Boèce s'efforce de rallier les esprits à la théorie mixte de Platon ; mais, si louable que soit une telle entreprise, on ne peut en espérer le succès complet tant que les vérités psychologiques ne se prouveront pas par la méthode empirique, et avec l'évidence brutale dont se glorifient, à tort ou à raison, les sciences dites naturelles.

(16) L'homme seul vers le ciel lève son front hardi, / Et debout, le corps droit, dans sa démarche altière,/ Du haut de son dédain il regarde la terre.
Il faudrait changer bien peu de chose à cette traduction pour l'ajuster aux vers si connus d'Ovide :

Pronaque dum spectant animalia cetera terram,
Os homini sublime dedit, caelumque tueri
Jussit et erectos ad sidera tollere vultus.
(Métam., liv. I, v. 84, sq.)

Mais la pensée exprimée dans ces vers, comme dans ceux de Boèce, appartient à Platon. On lit en effet dans le Timée :
«Quant à celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous, voici ce qu'il en faut penser : c'est que Dieu l'a donnée à chacun de nous comme un génie ; nous disons qu'elle habite le lieu le plus élevé de notre corps, parce que nous pensons avec raison qu'elle nous élève de la terre vers le ciel, notre patrie, car nous sommes une plante du ciel, et non de la terre. Dieu, en élevant notre tête, et ce qui est pour nous comme la racine de notre être vers le lieu où l'âme a été primitivement engendrée, dirige ainsi tout le corps» (Platon, Timée, trad. de V. Coisin.)

(17) ... n'eût-il jamais eu de commencement, ne dût-il jamais avoir de fin, comme Aristote l'a pensé du monde...
Au livre I de son traité du Ciel.

(18) ... car un tel être n'a pas seulement et nécessairement la possession pleine et présente de lui-même ; il possède aussi dans le présent la somme des diverses phases du temps.
Cette proposition, dont Boèce va tirer une série de conséquences à l'aide desquelles il se flatte de concilier la prescience et le libre arbitre, est formellement énoncée, non pas dans la Cité de Dieu, de saint Augustin, comme le veulent quelques commentateurs, mais dans le Timée de Platon, et il est hors de doute que c'est à cette source, où il a déjà tant puisé, que Boèce a pris l'idée de son système.
Platon dit en effet :
«Avec le monde naquirent les jours, les mois et les années qui n'existaient point auparavant. Ce ne sont là que des parties du temps ; le passé, le futur en sont des formes passagères que, dans notre ignorance, nous transportons mal à propos à la substance éternelle ; car nous avons l'habitude de dire : elle fut, elle est, et sera. Elle est ; voilà ce qu'il faut dire en vérité. Le passé et le futur ne conviennent qu'à la génération qui se succède dans le temps, car ce sont là des mouvements. Mais la substance éternelle, toujours la même et immuable, ne peut devenir ni plus vieille ni plus jeune, de même qu'elle n'est, ni ne fut, ni ne sera jamais dans le temps. Elle n'est sujette à aucun des accidents que la génération impose aux choses sensibles, à ces formes du temps qui imite l'éternité et se meut dans un cercle mesuré par le nombre». (Platon, Timée, trad. de V. Cousin.)

(19) C'est donc mal à propos que quelques philosophes, pour avoir entendu dire que dans la pensée de Platon le monde n'a jamais en de commencement et ne doit pas avoir de fin...
En effet, on ne peut juger des idées de Platon sur simple ouï-dire ; il faut le lire, et le lire tout entier, car tel passage de ses oeuvres qui, pris à part, semblerait contradictoire à tel autre, s'explique dans un troisième. Ainsi, quant à l'éternité du monde, dont parle ici Boèce, on n'aurait qu'une idée fausse de la pensée de Platon, si l'on s'en tenait à ce passage du Timée :
«Le monde est né, car il est visible, tangible et corporel. Ce sont là des qualités sensibles ; tout ce qui est sensible tombant sous le sens et l'opinion, naît et périt, nous l'avons vu ; et tout ce qui naît, doit nécessairement, disons-nous, venir de quelque cause». (Trad. de V. Cousin.)
Le monde, d'après Platon, a donc eu un commencement, puisqu'il est né, et il doit avoir une fin, puisque tout ce qui est né doit périr. Oui sans doute, si l'on entend par monde (o kosmos), ce que Platon entend ici, c'est-à-dire l'ensemble des choses, l'univers arrangé et fonctionnant selon certaines lois harmoniques, mais non pas la substance même et les éléments constitutifs de l'univers, lesquels préexistaient à l'ordre actuellement établi, et peuvent être soumis, dans la suite des temps, à de nouvelles modifications, sans être pour cela sujets à la destruction. Cette seconde pensée, qui achève et interprète la première, se trouve encore dans le Timée :
«Dieu voulant que tout soit bon, et que rien ne soit mauvais, autant que cela est possible, prit la masse des choses visibles qui s'agitent d'un mouvement sans frein et sans règle, et du désordre il (il sortir l'ordre, pensant que l'ordre était beaucoup meilleur». (Trad. de V. Cousin)
Et quelques pages plus loin :
«Ainsi que nous l'avons dit en commençant, toutes choses étaient d'abord sans ordre, et c'est Dieu qui fit naître en chacune et introduisit entre toutes des rapports harmonieux, autant que leur nature admettait de la proportion et de la mesure ; car alors aucune d'elles n'en avait la moindre trace, et il n'eût pas été raisonnable de leur donner les noms qu'elles portent aujourd'hui, et de les appeler du feu, de l'eau, ou tout autre élément» (Trad. de V. Cousin).
Il résulte de ces extraits que lorsque Platon parle de la création du monde, il veut seulement parler de l'introduction de l'ordre dans le désordre, en un mot, de la séparation des éléments qui s'agitaient antérieurement dans la confusion du chaos, ainsi que l'a dit Ovide :

Ante mare et tellus et, quod tegit omnia, caelum,
Unus erat toto naturae vultus in orbe,
Quem dixere chaos : rudis indigestaque moles,
Nec quidquam, nisi pondus iners, congestaque eodem
Non bene junctarum discordia semina rerum.

«Avant l'apparition de la mer, de la terre et du ciel qui enveloppe toutes choses, l'aspect de la nature était le même dans le globe entier. C'est ce qu'on a appelé le chaos. C'était une masse informe et confuse ; rien autre chose qu'un poids inerte, et l'amalgame en un même lieu d'éléments discordants et de matériaux mal agencés». (Métamorph., liv. I, v. 1, sq.)