J'ai dit, j'en conviens, que Lucilius était un poète inégal et qu'il avait grand tort d'écrire à la hâte... Il faudrait être un écervelé pour soutenir le contraire. En même temps, j'ai reconnu que ce même Lucilius répandait sur Rome entière, à pleines mains, le sel piquant de la satire. Or, parce que je lui reconnais ce grand mérite, est-ce à dire que je lui reconnais tous les autres ? - A ce compte, il nous faudrait mettre au rang des vrais poèmes les mimes de Labérius.

J'insiste. Il ne suffit pas (bien que la chose soit peu commune !) d'arracher un sourire à son auditoire ; il faut encore appeler à son aide cette sobriété nette et vive, abondante en clartés, également plaisante à l'oreille et au bon sens.

Le vrai poète est un homme habile au rire, à la tristesse, au discours en prose, au dialogue en vers. Il va parler comme un sage, et comme un sage en belle humeur : adroit ménager de l'effet qu'il peut produire, il usera très rarement de toutes ses forces. Plus d'un grand procès a été gagné par l'ironie... il eût été perdu par la colère. En ceci consistait le secret des maîtres de la comédie ancienne, et c'est justement le vrai point de notre émulation. Mais les Athéniens, nos maîtres, qui les lit, à cette heure ? Est-ce Hermogène, ce beau fils, ou ce mauvais singe de Catulle et de Calvus, qui s'en va fredonnant leurs chansons ?

« Au moins comptez-vous pour beaucoup à Lucilius d'avoir enchâssé tant de mots grecs dans notre idiome latin ?

- Vraiment, Seigneur, votre savoir va jusque-là, d'admirer comme une nouveauté des prouesses grammaticales dignes, tout au plus, du Rhodien Pitholéon ?

- N'en déplaise à vos élégies, ce grec et ce latin, bien mêlés l'un à l'autre, ont une grâce irrésistible. On dirait, dans la même amphore, le vin de Falerne coupé de vin de Chio.

- Laissons mes poèmes et parlons de tes plaidoyers ; si tu avais à plaider la cause désespérée de Pétillius, irais-tu renier la langue mère, la langue de ta patrie, et répondre au latin de ces rudes jouteurs Corvinus et Pedius Publicola, dans je ne sais quel patois bariolé des barbarismes de la double langue qui se parle à Canuse ? »

Et moi aussi, le poète Horace, enfant du rivage italien, j'ai balbutié, tout comme un autre, des vers dans la langue athénienne... Un dieu tout romain, Romulus, au point du jour, l'heure des songes auxquels il faut croire, m'est apparu me disant :

« Toi, un Athénien ! autant vaudrait porter des fagots dans la forêt séculaire, que de te mêler à la troupe innombrable des poètes grecs ! »

J'ai suivi ce conseil ; pendant qu'Alpinus le boursouflé immole aujourd'hui Memnon à la muse épique, et dans huit jours barbouillera le vieux Rhin couronné de roseaux fangeux, moi je compose en badinant ces légers poèmes, enfants de mon loisir.

Je ne veux, pour mes vers, ni l'écho des voûtes sonores, ni les couronnes décernées par maître Tarpa, ce juge en poésie ; encore moins les applaudissements et les nombreuses représentations du théâtre. Il n'appartient, de nos jours, qu'au seul Fundanius de rire agréablement des ruses d'une courtisane élégante et des coquineries de ce mauvais Dave, acharné à la peau du vieux Chrémès. Pendant que Pollion chante en vers de six pieds les hauts faits des grands capitaines, et que le poème héroïque obéit à son maître... à Varius, à vous, mon Virgile, obéit la muse harmonieuse et clémente des idylles et des moissons.

Il ne me restait donc à tenter, après le Gaulois Varron (quelle impuissance !) et les autres satiriques de même acabit, que la satire à la façon de Lucilius, mon devancier, sans nulle ambition d'égaler mon maître ; et d'ailleurs ce n'est pas moi qui voudrais arracher de son front glorieux cette illustre couronne !

Il est vrai que j'ai dit (je le répète) : Lucilius est un fleuve plein d'écume et de gravier, son onde gagnerait à être moins turbulente et moins chargée... Est-ce un crime ? Et toi-même, aux divins poèmes d'Homère, n'as-tu rien à reprendre ? Est-ce aussi que Lucilius a toujours été complaisant et facile aux tragédies d'Accius ? A-t-il professé un respect inaltérable pour certains passages du grave Ennius ? Non pas que je sache ; et pourtant, s'il venait à parler de ses oeuvres, il aurait honte de se mettre au dessus de celui-là, au niveau de celui-ci. - Nous-mêmes, en relisant les oeuvres du grand satirique, ne serons-nous pas en droit d'examiner si les cruelles négligences de ces vers, mal frappés sur une mauvaise enclume et manquant de verve et d'énergie, appartiennent à son peu de génie, ou tout simplement, s'il les faut regarder comme l'effet naturel de cette facilité déplorable à enfermer, tant bien que mal, à peu près ce qu'il voulait dire, entre un nombre suffisant de spondées et de dactyles ?... Etait-il assez heureux, s'il parvenait à mettre (à jeun !) sur leurs pieds, deux cents vers, et deux cents vers encore après dîner !

Telle était la poésie intarissable de Cassius le Toscan : il a laissé tant de poèmes qu'ils ont suffi, dit-on, avec les tablettes qui les portaient, à dresser son bûcher funèbre. A coup sûr, Lucilius ne manquait ni d'urbanité ni d'élégance ; il était beaucoup plus correct qu'on ne pouvait l'espérer du premier inventeur de cette espèce de poème que les Grecs n'avaient pas soupçonné ; il occupe une place à part dans la foule de nos vieux poètes. Si pourtant ce bel esprit eût vécu de nos jours, de quel zèle il eût revu tous ses ouvrages ! que de détails inutiles il eût retranchés !... Je le vois d'ici qui se gratte au front et se ronge les ongles jusqu'au vif, et raturant et refaisant.

Qui veut être admiré et relu, non pas de la foule, mais des bons juges dont le suffrage est une gloire, énergiquement celui-là doit retourner son stylet. La sotte affaire, après tout, de voir ses vers ânonnés par des cuistres dans les écoles infimes ! Apollon m'en préserve ! « Eh ! disait ma commère Arbuscula, pendant que le peuple entier la sifflait, l'applaudissement des chevaliers me contente ».

Et moi donc, irais-je me chagriner des picotements importuns de cette punaise de Pantilius ?... Autant vaudrait me tourmenter parce que en mon absence Démétrius m'aura déchiré, ou que j'aurai été mordu à la table d'Hermogène, par ce mauvais parasite appelé Fannius.

Non, non ! que je plaise à Mécène, à Virgile, à Plotius, à Varius, à Valgius, à Fuscus, aux deux Viscus, au bon poète Octavius, j'en ai plus que mon ambition n'en pouvait rêver.

Je place aussi, parce que c'est leur droit, parmi mes juges naturels, Pollion, les deux Messala, et Servius, et Bibulus, et ce parfait connaisseur des oeuvres de l'esprit, Furnius, enfin beaucoup d'habiles gens dont la liste serait trop longue, également fidèles au bon goût, à l'amitié.

Voilà mes maîtres, voilà les guides à qui je songe en écrivant ; ceux-là je serais bien malheureux s'ils venaient à me refuser leurs suffrages. En revanche, je ne donnerais pas ça du bon goût de Démétrius ou du talent de Tigellius ! croyez-moi, laissons-les, tout à leur aise, enchanter de leur voix glapissante leur auditoire féminin.

Et maintenant hâte-toi, mon copiste, d'ajouter ce coup de griffe, à l'adresse de nos chers Tigellius et Démétrius.


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)