Il est mort, Tigellius, le fameux chanteur ! Quel malheur ! les joueuses de flûte, les mendiants, les mimes, la race entière des charlatans et des bouffons de toute espèce, beuglent en choeur sa louange funèbre. Il leur était si propice et bienfaisant !

En revanche, admirez celui-là qui, certes, n'est pas un prodigue ; il a si grand'peur d'être un Tigellius, qu'il ne donnerait pas à son meilleur ami un pain pour le nourrir, un manteau qui le réchauffe ! - Ou bien demandez à cet autre, emprunteur à toutes sortes d'usures, pourquoi donc il échange ainsi, contre des harnais de gueule, les terres de son aïeul et les rentes de son père ?... Il vous répondra tout net qu'il ne veut pas avoir le renom d'un ladre et d'un faquin. - O le grand homme ! - O l'idiot !

De son côté Fufidius, riche en beaux contrats, en vastes domaines, ne veut pas, non certes, qu'on le prenne pour un débauché, pour un glouton... Empruntez-lui son argent, il vous prête au taux de cinq pour cent par chaque mois ; plus vous êtes dépouillé, plus il vous écorche. Il recherche les emprunteurs, entre tous, les enfants de famille à peine vêtus de la robe virile, et dont le père sait compter. « O Jupiter ! dites-vous, quel brigandage ! »

« Au moins, cet homme égale à son gain sa dépense ?...  »

Lui ! Vous ne sauriez croire à quel point il est son propre ennemi ; dans la comédie de Térence, le bon Chrémès, au désespoir d'avoir chassé son fils du toit domestique, ne s'impose pas de plus cruelles privations !

« Le beau discours ! me direz-vous... ; où voulez-vous en venir ? »

A ceci, que tout homme inintelligent, qui veut éviter un excès, tombe aussitôt dans l'excès contraire. Malthinus porte sa robe ou, pour mieux dire, il la traîne aussi loin qu'elle peut traîner ; son voisin relève indécemment la sienne, et montre aux gens les nudités les plus grotesques. Rufillus est une civette, Gorgonius est un bouc ! Point de milieu. Celui-ci, dans ses amours, s'adresse à la dame empourprée de l'épaule au talon ; celui-là va relancer les plus viles prostituées dans leur bouge enfumé.

« Courage, enfant, disait Caton, ce vrai sage, à un fils de bonne mère qui sortait d'un mauvais lieu ! voilà ce qui s'appelle une bonne action.... »

J'honore, à son exemple, une passion qui laisse en repos les honnêtes femmes, et se contente à si peu de frais.

« Vous aurez beau dire, avec votre Caton, répond Cupiennius, grand amateur des beautés patriciennes, je me passerais fort d'être ainsi loué ».

Ces grands coureurs de femmes mariées, pour peu que vous leur rendiez justice, écoutez (cela peut vous servir) par quels labeurs, par quels dangers sans nombre ils achètent ces rares bonheurs d'un instant : l'un s'est jeté du haut en bas de la maison ; l'autre est mort sous le bâton ; un troisième en fuyant tombe aux mains des voleurs ; un quatrième est obligé de se racheter à prix d'argent, sans compter certaines satisfactions que les valets se sont données... Et que dis-je ? un d'entre eux a perdu à ce métier tout ce qui en faisait un homme. « A la bonne heure, et c'est bien fait ! » s'écrient les honnêtes gens... le seul Galba n'est pas de leur avis.

Que direz-vous cependant d'une facile intrigue avec une fillette de bonne volonté ? Justement voici Salluste, et celui-là, certes, est une grande autorité en amours de bas étage... Eh bien ! Salluste, il fait autant de folies pour ces demoiselles que Cupiennius pour ces dames. Ce qui le charme uniquement, ce n'est pas de modérer sa dépense, d'être honorable et prudent tout ensemble ; il est quitte avec tout le monde quand il a crié partout : « Parlez-moi des affranchies ! je n'aime que les affranchies ! je ne suis pas si fou que de courir après les femmes de qualité ! »

Notre ami Marseus parlait naguère en vrai Salluste. Il était l'amant d'Origo, une mauvaise danseuse qui mangeait à belles dents domaines et maison. « Quant à moi, disait-il, je n'ai jamais touché à la femme d'autrui ! »

Non ! mais il te faut des courtisanes ; il te faut des comédiennes, et ta bonne renommée en souffre autant, pour le moins, que ta fortune. Et penses-tu qu'il suffise d'éviter le danger inhérent à la personne, pour éviter la honte attachée à ton vice ? Or çà, que tu perdes ta fortune ou ta renommée avec la femme du sénateur, la courtisane ou l'affranchie, honneur et fortune seront perdus bel et bien !...

Villius, gendre un instant..., gendre clandestin de Sylla, par son accointance avec Fausta, la propre fille du dictateur, Villius a chèrement payé le grand nom qui l'avait séduit : on le blesse à coups d'épée, on l'assomme à coups de bâton, on le jette à la porte enfin, pendant que Longurinus, le préféré de la veille, entre effrontément dans le lit de la dame. Euh ! Si certain membre avait pu parler (son témoignage en valait bien un autre) : « Est-ce qu'on te demande, idiot, dans les moments les plus brûlants, la propre fille du consul et la robe des vestales ?.. » L'ami Villius eût-il osé répondre : « Elle est pourtant de bonne maison, cette fille-là ? »

La nature est notre meilleure conseillère ; elle est prudente ; elle excelle en toute sorte de bons enseignements ; mais pour la suivre, il faudrait ne pas confondre absolument la chose haïssable avec le juste objet de nos désirs. Penses-tu donc qu'il soit indifférent d'être malheureux par sa propre faute ou de pouvoir accuser de sa peine un de ces accidents que l'on ne saurait prévoir ? Crois-moi, si tu veux éviter un grand danger, renonce aux patriciennes ; elles te donneront plus de peine que de plaisir. Et ne te déplaise, ô trop galant Cérinthe, les émeraudes et les diamants de ta maîtresse ne feront jamais que la belle ait la peau plus fine, ou la jambe mieux tournée. Au contraire, il arrive assez souvent que tout l'avantage appartient à la courtisane ; elle se montre à qui la paye, au grand jour et sans farder sa marchandise... admirez ce qu'elle a de beau ! Elle vous montera en même temps, par-dessus le marché, ce que toute autre à sa place eût caché.

Qu'un de nos seigneurs achète un cheval, il n'est pas fâché qu'on l'amène enveloppé dans sa couverture. Il veut savoir tout d'abord si la bête a deux bons pieds ; il craindrait, la voyant nue, les séductions d'une croupe arrondie, une tête élégante, une encolure altière. Eh ! quoi de plus simple ?.. Et quoi de plus sot aussi ? Lynx pour les beautés de ta maîtresse, te voilà plus myope à ses laideurs que l'aveugle Hypsée ?... O la jambe élégante ! ô le bras charmant ! c'est vrai mais la hanche est plate, un nez sans mesure, une taille épaisse, un pied.... mais un pied !

De la matrone (et nous ne parlons pas ici de dame Catia !), nous ne voyons guère que le visage ; tout le reste est caché dans l'ampleur d'un long vêtement. Une dame ainsi faite est un rempart (malheureusement, je le sais bien, cela t'excite, et le fruit défendu est le seul qui te plaise ! ); il lui faut une suite, une litière, une robe aux longs plis qui tombe à ses talons, et par-dessus la robe, un manteau.... et des coiffeuses, des complaisantes, autant d'obstacles à tes contentements !

Parle-moi de cette autre en robe ouverte et diaphane ! On la voit mieux que nue ; l'oeil s'arrête et tourne autour de la taille, et si la jambe est grêle et mal attachée au genou mal tourné, tant pis pour la belle !.. Aimerais-tu mieux qu'on te prît au piège, et payer, les yeux fermés ?

Je sais bien (il y a réponse à tout ) que tu vas me répondre en te comparant au chasseur. Par la neige et les frimas, il court après le lièvre ; il n'en voudrait pas s'il n'y avait qu'à se baisser pour le prendre. « Ainsi va, dis-tu, mon désir ; j'évite avec soin ce qui m'appelle, et ce qui me fuit je le poursuis avec ardeur ».

C'est bien dit, mais les plus jolis vers de monde ont-ils jamais chassé du coeur humain les chagrins qui le dévorent, les soucis qui l'écrasent ? Encore une fois, méfions-nous de nous-mêmes ; laissons faire à la nature ; elle seule, elle sait l'arrêt de nos passions ; elle seule, elle indique à l'homme intelligent où la réalité commence, où l'illusion finit ; ce qui nous est indispensable et ce qui ne l'est pas. « Ceci, nous dit-elle, est du superflu ; ceci serait une privation véritable ». Dévoré d'une soif ardente, exiges-tu qu'on présente une coupe d'or à ta lèvre avide, et si la faim nous presse, ne saurions-nous dîner que d'un paon ou d'un turbot ?

Quand l'aiguillon de la chair se fait sentir à tes sens bouleversés, là, voyons, la première venue, ou moins encore, est-elle si méprisable qu'elle ne suffise à ton allégeance ? J'en suis là, moi qui te parle, impatient de l'obstacle, ami de la Vénus accorte, obéissante, et d'accès facile. Au demeurant, c'était l'avis de notre ami Philodème ; il abandonnait volontiers aux prêtres de Cybèle (ils sont faits pour attendre), ces pousseuses de beaux soupirs qui vous disent : Pas encore, attendez ! - Vous savez mon prix ? - Mon mari ne part que demain ! Il la voulait accommodante, accorte, fraîche, élégante et bien tournée, et telle qu'elle est, sans rien faire à sa taille, à son teint.

Et moi donc, sitôt qu'une ainsi faite est enroulée à mon côté, je lui donne à l'envi tous les noms qui me plaisent : mon Egérie et mon Ilie ! et tant qu'elle est à moi, nulle crainte, et fête plénière ; pas de mari qui revienne à l'improviste, pas de porte enfoncée, aux hurlements du chien de garde, aux bruits affreux de la maison ébranlée ! « Ah ! malheureuse, s'écrie en sautant du lit, pâle et blême, notre épouse au désespoir ! - Merci de moi ! reprend la fillette dont elle a fait sa complaisante. - Ah ! ma dot, dit celle-ci. - Ah ! mes reins ! » dit celle-là.

Et moi donc ! me voilà m'enfuyant les pieds nus et la tunique au vent : « Ah ! mon argent ! mon derrière ! ah ! que diront les voisins ? »

Etre ainsi relancé au plus beau moment, c'est jouer de malheur... j'en appelle à Fabius !


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)