C'est le défaut de tous les chanteurs ; priez-les de vous dire une simple chanson, ils vont refuser net leur meilleur ami ; au contraire, oubliez que votre homme est un virtuose, il chante à vous assourdir. Ainsi était bâti ce fameux Tigellius le Sarde ; Auguste (et celui-là pouvait commander) eût supplié Sa Seigneurie, au nom de la protection que lui accordait Jules César, son père, au nom de l'amitié dont lui-même il l'honorait... pas un couplet ! D'autres fois, à son caprice, il chantait l'ode à Bacchus du commencement à la fin du repas, dans tous les tons de la tête et de la poitrine. Il était la fantaisie en personne, et tantôt il courait... on eût dit qu'une armée était à ses trousses ! tantôt le voilà qui marche à pas comptés, comme s'il eût porté les vases consacrés à Junon.

Aujourd'hui, notre homme a deux cents esclaves, demain, il en aura dix à peine ; hier encore, emphatique autant qu'une ode, il ne parlait que de ses amis les rois et les tétrarques ; écoutez-le, ce matin : « Que faut-il à mes contentements ? Une humble table à trois pieds, une coquille en guise de salière, et dans ma salière un peu de sel blanc ; quoi de plus ? Un habit de gros drap pour passer mon hiver ».

A ce bon homme heureux de si peu, vous eussiez donné, là, tout de suite, un million de sesterces, on eût vu, cinq jours après, le fond de sa bourse... Il faisait volontiers de la nuit le jour, en revanche il restait couché toute la journée.

Il y avait une vingtaine d'hommes en cet homme-là.

« C'est bien dit ; mais toi qui parles, es-tu donc un mortel sans défaut ?

- Si j'en ai ? J'en ai, j'en suis sûr, mais peut-être sont-ils moindres ».

Un jour que Ménius daubait Névius absent :

« Holà ! lui dit quelqu'un, te connais-tu si peu toi-même, ou bien est-ce à dire que nous autres nous ne te connaissons pas ?

- Oui-da, répondit Ménius, mais je me pardonne à moi-même ».

En vérité, poussa-t-on jamais plus loin l'amour-propre et l'impudence ? Insensé ! pour ses propres vices, il est aveugle ; laissez-le faire ; il aura le regard de l'aigle et du lynx pour les vices de son voisin ! Et puis, ces amis que tu dénonces, comme ils prendront leur revanche à tes dépens !

Un tel n'est pas ce qu'on appelle un petit-maître ; les jeunes seigneurs se moqueront de ses cheveux mal peignés, de sa robe attachée à la diable et de sa chaussure éculée... il est vrai ; mais ce même un tel, quoique irritable, est un homme excellent ! Il est ton ami ; sous ses apparences négligées, il cache un esprit rare, exquis, charmant. Là, voyons, rentre en toi-même, et sache au moins les vices que l'habitude ou la nature ont enfermés dans ta caverne. - Une terre en friche ne produit guère que des herbes tout au plus bonnes à brûler.

Au moins, si nous faisions comme les amants ! la passion est un voile aux défauts de leur maîtresse ; elle fait mieux ; elle les change en agréments : le polype d'Agna ne déplaît pas à Balbinus. - Que n'avons-nous, dans nos amitiés, les mêmes complaisances ? et quel beau nom mériterait ce doux mensonge ! Un vrai père a-t-il jamais accusé les défauts naturels de ses enfants ? Pourquoi donc ne pas traiter son ami comme on traiterait son propre fils ? « Mon fils a les yeux tant soit peu hagards », dit le père. Or, son fils est louche. « Il est bien fait et bien pris dans sa petite taille...» Or, ce mignon est un avorton, un vrai Sisyphe. D'une jambe en cerceau, ce bon père a bientôt fait un aimable balancement ; le pied-bot a tout au plus le talon mal tourné ! Ainsi, de ton ami, s'il est un avare, un fanfaron, un sans-gêne, un emporté : « Bah ! diras-tu, il est économe, il aime à rire, il est bon homme au fond, et sa brusquerie est du vrai courage ». A mon sens, voilà comme on conserve et comme on se fait des amis.

Tout au rebours, des vertus de nos semblables, nous avons l'art de faire autant de vices, et nous souillons volontiers la plus pure argile. D'un homme honorable et pacifique, un voisin, nous disons : « Le lourdaud, le pauvre esprit ! »

Au contraire, en ces temps pleins d'envie, en ces sentiers semés d'embûches, tel homme adroit et droit s'entoure de défenses et de remparts : « Voyez, dites-vous, si l'on a jamais poussé plus loin le mensonge et l'astuce ! »

Un troisième est purement et simplement un bon compagnon, sans prétention (ainsi suis-je avec vous, Mécène, et tel, quand il vous plaira, vous me trouverez toujours) !... pour une lecture ou quelque rêverie interrompue : « Ah ! disons-nous, le maladroit ! le mal-appris ! »

Maladroits, nous-mêmes, de faire à la légère des lois si faciles à retourner contre nous. Qui donc, je vous prie, est sans défaut de nature ? Le meilleur est celui qui en a le moins. Un ami véritable, au coeur juste et généreux, a bientôt compensé nos méchantes qualités par les quelques vertus que nous pouvons avoir ; pour peu que la balance aille à mon penchant, il y donne un peu d'aide et le voilà radieux.

C'est ainsi que l'on fait profession d'amitié, si l'on veut être à son tour pesé dans une balance clémente. O l'imprudent bossu, qui ne veut pas que je m'arrête à sa difformité, et qui compte mes verrues ! C'est bien le moins, quand on a si grand besoin d'indulgence, de fermer les yeux sur les défauts d'autrui.

Et puisqu'enfin ces folies et ces mauvais penchants, dont la racine est au fond de nos âmes, ne sauraient être arrachés entièrement, pourquoi, du moins, ne pas nous servir des poids et des mesures que la raison même a mis à notre portée, afin que nous puissions, en juges équitables, proportionner la peine au délit ?

Quoi donc, parce qu'un malheureux esclave, en desservant la table, aura tâté d'une arête de poisson trempée dans la sauce à demi figée, irons-nous le mettre en croix ? Labéon, lui-même, y regarderait à deux fois. - Le ridicule et l'odieux ne sont pas moindres, quand, pour une simple négligence, nous brisons tous les liens de l'amitié.

Loin d'ici ton ami ? - Tu ne veux plus le voir, et tu le fuis comme un malheureux débiteur s'enfuit à l'aspect de Ruson l'usurier, aux derniers jours des calendes, à l'heure où ne pouvant donner intérêt ni capital, il est forcé de subir, tête basse, en vrai captif, les injures et les complaintes de son dur créancier... Mon hôte avait trop bu d'un coup, il a taché le lit du festin ; sur ma propre table il aura brisé quelque vase antique usé par la main d'Evandre ; ou bien mon hôte avait faim, et, sans remarquer si ce poulet était à ma portée, il l'a posé sur son assiette... Le beau motif, pour que ce digne ami me soit moins agréable et moins cher ! Que ferais-je donc s'il m'eût volé mon argent, s'il eût révélé mon secret, renié mon dépôt ?

Que toutes les fautes soient presque égales, c'est bientôt dit ; il est moins facile de prouver ce beau dire ; on a contre soi la conscience, la morale et les plus graves intérêts de la société civile, source unique, ou peu s'en faut, de toute espèce de justice et d'équité.

Quand les hommes, à demi rampants, furent jetés sur cette terre à demi créée, hideux troupeau sans forme et sans langage, ils s'arrachèrent les yeux pour une caverne ; ils se battirent à coups de poings pour un gland ; plus tard ils se sont armés d'un bâton ; plus tard ils ont fabriqué des armes offensives et défensives. Les voilà enfin qui trouvent une voix, un langage, un accent pour exprimer leur pensée. On bâtit des villes, on les entoura de défenses, es lois furent instituées qui défendaient le vol, la rapine et l'adultère. Eh oui, déjà, bien avant la belle Hélène, un beau visage était une cause d'extermination ; mais l'histoire et la poésie ont négligé de nous raconter ces accouplements féroces et ces rivalités de bêtes fauves : la femelle au plus fort ! au plus furieux taureau la plus belle génisse ! Ainsi, remontez aux origines, interrogez les annales du monde, inévitablement vous trouverez que la loi est sortie, uniquement, de ce besoin d'aide et de protection.

Or, si la nature est impuissante à nous dire : « Voici le juste et voilà l'injuste ! » comme elle nous dit : « Voilà la peine et voici le plaisir ! » notre raison se refuse à nous persuader que le crime soit le même d'arracher une tête de chou à demi pommée au potager de son voisin, ou de piller, la nuit, le temple de Jupiter.

Il faut une loi qui sache équilibrer la faute et la peine ; et celui-là commet un crime odieux qui fait mourir sous le fouet un malheureux digne au plus de la férule.

Quant aux grands coupables réservés aux grands châtiments, sur le sort de ceux-là, je suis tranquille ; ils auront toujours leur compte avec toi, qui ne distingues pas le simple escroc du voleur de grand chemin.

Donc tu serais roi, on te verrait (c'est toi qui parles) trancher également dans le vif de nos crimes et de nos simples peccadilles ? Mais roi, tu l'es, si tu es un sage : en effet, le sage seul est riche, seul il est beau, seul il est bon cordonnier, seul il est roi. Pourquoi donc ambitionner cette royauté que déjà tu possèdes ?

- Là ! là ! (c'est toi qui réponds), je m'aperçois que tu n'entends pas, comme il les faut entendre, les raisonnements de notre père Chrysippe. Le sage, il est vrai, ne fait pas ses bottines, et pourtant il est bon cordonnier ».

Il est cordonnier comme Hermogène le chanteur, même quand il ne chante pas, est un grand chanteur ; de même qu'Alfénus le savetier reste un savetier en dépit de sa robe de procureur, de sa boutique fermée et de ses alênes qu'il a vendues. De cette façon, mais de cette façon seulement, le sage est roi, le sage est cordonnier, le sage est tout.

- C'est bien dit ; mais roi des rois que tu es, voici des enfants mal élevés qui vous tirent la barbe à l'arracher ; ils n'ont souci de vos cris ni de vos menaces ; encore êtes-vous heureux de vous délivrer de cette engeance en jouant du bâton.

Va donc, mon prince, aux bains publics, avec ce pendard de Crispinus pour licteur, décrasser pour un sou ta personne royale ; quant à moi, pour conclure et vite et bien, si je veux que mes amis me pardonnent mes peccadilles, j'aurai soin de leur être indulgent et facile à mon tour. Ceci dit, règne, à ton bel aise, et moi je vais vivre heureusement, obscurément.


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)