Eupolis, Cratinus, Aristophane, trois grands poètes, les vrais disciples de la comédie antique, ont marqué librement d'une note infamante quiconque leur était signalé par ses mauvais penchants, par ses coquineries, par ses débauches, par ses meurtres.

De ces hommes énergiques Lucilius est le digne fils ; il en a la finesse et l'ironie ; il les imite en toute chose, hormis dans la mesure et le rythme de ses vers. Sa muse est rude, et sa rudesse est un grand tort. Ajoutez qu'il écrit trop vite et beaucoup trop. Que de fois en moins d'une heure, et debout sur un pied, il a dicté bel et bien deux cents vers ; Dieu sait alors s'il était content de son génie ! Il roule à la fois l'onde et la fange, et quelques parcelles d'or. Quel poète, s'il eût été moins babillard, moins diffus, et meilleur écrivain !

Bien écrire, à la bonne heure ; écrire en courant, que nous importe ? A ces mots, voilà le trop confiant Crispinus qui me défie, aussi sûr de son fait que s'il était cent contre un.

« Çà, dit-il, apportons nos tablettes, prenons un jour, une heure et des témoins ; que l'on sache enfin qui de vous ou de moi en fera davantage en moins de temps.

- Qui, moi, Crispinus, lutter contre vous ? Mais, grâce aux dieux, je suis un humble poète, un esprit timide, ayant peu de chose à dire et parlant peu ! Si donc c'est ton bon plaisir, tu peux lutter avec l'outre du forgeron, qui souffle et souffle aussi longtemps que le fer résiste au brasier ».

Un autre heureux, c'est Fannius ! Il a tout bellement déposé ses livres et son buste dans la bibliothèque publique ; et moi qui trouve à peine un lecteur... moi, qui n'oserais pas lire en public un seul de mes ouvrages ! - La satire ! Elle n'est agréable à personne, elle s'attaque au trop grand nombre. Ah ! merci de moi ! le premier venu, dans cette foule accourue à ma moquerie, est justement un avare, un ambitieux, ou quelque infâme débauché qui s'applique à corrompre les mariées de la veille, ou les échappés de l'école.

Pendant qu'Albius admire uniquement les bronzes célèbres, son voisin s'extasie aux vifs reflets d'une brillante argenterie. - Et celui-là donc, qui perd sa vie à échanger, de l'aurore au couchant, toute espèce de marchandises ! On dirait un fétu qui va et vient au gré du tourbillon qui l'emporte ; il a si grand'peur de perdre une obole !.. il est si content quand il la gagne ! Or, les uns et les autres, voilà autant d'ennemis pour les poètes satiriques.

« A l'aide ! au secours ! N'approchez pas ! c'est un poète ! et sauve qui peut ! voyez le foin dont sa corne est garnie !... Ah ! le dangereux animal ! pour un bon mot qui le fait rire, il va sacrifier son meilleur ami ! A peine il a jeté quelque nouvelle injure sur le papier, à toute force il en fait part même aux vieilles ménagères qui reviennent du four, même aux enfants qui vont remplir l'amphore domestique à la fontaine !... »

C'est joli, tout cela... ; laissez-moi cependant répondre, et m'écoutez.

Je commencerai, pour bien faire, par me chasser, moi le premier, du rang des vrais poètes ; certes on n'est pas un poète à si bon compte, et pour avoir (ceci est mon lot ) prosaïquement tourné quelques vers dans l'allure et l'accent de la conversation terre à terre et de tous les jours. Ce grand titre, honorable entre tous, il le faut accorder seulement au génie, à l'inspiration, à la bouche ouverte aux grandes choses ! Même il y a de bons esprits qui refusent les honneurs du poème à la comédie... Elle manque, disent-ils, de grandeur dans le fond, d'enthousiasme et de feu dans la forme ; il est vrai qu'elle parle en vers..., son vers est bel et bien de la prose et rien de plus. Il arrive aussi que dans la comédie on rencontre, éloquent et furieux comme un vrai tragique, un père irrité contre un coquin de fils, lequel fils est épris d'une folle passion pour une vagabonde, et refuse une épouse richement dotée ! O malheur ! cet insensé promène en plein jour, aux flambeaux, son ivresse et son déshonneur ! - Qui le nie... et quoi de plus commun ? Mais le père de Pomponius, s'il vivait encore, il prendrait cette voix véhémente pour apostropher monsieur son fils.

D'où il suit que, pour être un poète, il ne suffit pas d'écrire en vers, même bien faits, des choses telles qu'en brisant le rythme, un homme irrité véritablement les pourrait employer au profit de sa colère. Otez à la satire ancienne de Lucilius, ôtez à ma propre satire le rythme et le mètre, ou tout simplement renversez l'ordre des mots, il serait impossible de retrouver dans ces transpositions une seule trace de poésie ; au contraire, brisez, si vous l'osez, les beaux vers que voici :

A l'heure où la Discorde, en naufrages féconde,
Des débris de Janus épouvantait le monde...

le moins habile aussitôt reconnaîtra que la poésie a passé par là.

Ceci dit, nous tâcherons de savoir, une autre fois, si le poète satirique est un poète. Aujourd'hui, je me contenterai de répondre aux ennemis de la satire en général.

Voyez-vous passer dans la rue, à grandes enjambées, nos deux porteurs de sentences, le hargneux Sulcius et Caprius son acolyte ? Au premier bruit de ces voix enrouées à force d'accusations, à l'aspect des citations qu'ils portent sous le bras, tous les coquins sont en alarme... Il est vrai que les bonnes consciences et les mains nettes ne s'inquiètent guère de ces deux surveillants de la tranquillité publique. Or fussiez-vous Célius le faussaire, ou Birrius l'assassin, moi qui vous parle je ne suis ni Caprius, ni Sulcius... Pourquoi donc vous fais-je peur ? vous ne trouveriez pas, dans la ville, une boutique, un parapet où mes livres soient exposés à des mains pleines de sueur, aux mains des passants, aux sales mains d'Hermogène. On ne m'a jamais vu débitant en tout lieu, à tout venant, les vers que je compose ; à peine à quelques amis, quand ils m'en ont bien prié.

Assez d'autres, sans moi, déclament, dans le Forum, au bain, sous ces voûtes, complaisantes à la voix qui récite ; mais qu'y puis-je, et de quel droit porterais-je ici la peine de ces importuns, têtes vides, esprits gonflés de vent ?

Mais c'est convenu ! vous l'affirmez : j'aime à médire, et j'y réussis assez bien ?... De quel droit, s'il vous plaît, m'adresser ce reproche ? - On vous l'a dit !.. - Reste à savoir si l'information est fidèle, et d'où me vient cette accusation.

Qui déchire un ami en son absence et ne le défend pas quand on l'attaque, est un lâche ; qui fait rire à tout prix, et court après la gloire d'un diseur de bons mots, est un sot ; calomnier et livrer un secret est d'un misérable, et voilà l'homme, ô Romains, dont il faut se garder.

Autour d'une table à trois lits sont couchés douze convives... L'un d'eux, pendant le repas, va répandre à longs flots l'ironie et le sarcasme sur tout le monde, hormis sur l'amphitryon où l'on dîne... Attendez que ce railleur soit repu, -et par Bacchus le véridique ! l'amphitryon où l'on a dîné sera moqué à son tour.

Toutefois, je vous entends d'ici, vous, le grand ennemi de la satire et des poètes satiriques, vous extasier sur l'aimable gaieté et l'aimable franchise de cet aimable convive ! Et moi, si j'appelle en riant Rufillius une civette et Gorgonius un bouc, je suis l'Envie en personne, une vraie langue de vipère !

Que l'on vienne à parler, vous présent, de cette accusation de vol qui pèse encore sur la tête de Petillius.

« Petillius ! c'est mon ami d'enfance et mon plus ancien camarade ! Il m'a rendu souvent de très grands services, et, ma foi ! je suis bien content qu'il vive à Rome et sans être inquiété... Il est toujours fort étonnant qu'il se soit tiré de ce mauvais pas ! »

Te voilà bien, traître, et voilà comment tu défends tes amis ! Ton amitié est du poison tout pur ; plaise aux dieux que jamais pareille noirceur ne se rencontre au fond de mon âme et sous ma plume ! Oui, je le jure, si je suis digne de tenir un serment, c'est celui-là que je tiendrai ! Passez-moi cependant quelques traits de bonne humeur qui me seront échappés dans un de ces moments où l'esprit a toute sa liberté.

C'est mon habitude, je la tiens de mon père, un père excellent ; pour m'inspirer l'horreur du vice, il me le faisait toucher du doigt. S'il m'exhortait à vivre, honorablement et modestement, du bien qu'il m'aurait amassé :

« Vois le fils d'Albinus, quel abandon ! Et Barrus, quelle détresse ! Ah ! la bonne leçon à qui serait tenté de dévorer son patrimoine ! »

Pour me détourner des courtisanes :

« Mon fils, souviens-toi de Sectanius ! »

Pour me garer des amours adultères, quand on trouve, à chaque pas, de si faciles amours :

« Mon fils, savez-vous les belles choses que l'on raconte de ce Trebonius, qui s'est pris aux pièges d'un mari ? Le premier venu parmi les philosophes te donnera de très bons motifs d'éviter ce qu'il faut éviter, de rechercher le digne objet de ta recherche ; à moi, ton père, il suffit, tant que tu n'es pas en passe d'aller seul, de t'apprendre à marcher dans les sentiers de nos anciens, à sauvegarder ta bonne renommée et tes bonnes moeurs ; l'heure viendra, mon enfant, où ton corps s'étant formé et ton esprit s'étant mûri, tu nageras, sans liège, en pleine eau ».

Voilà par quels discours, par quels exemples il a formé ma jeunesse. Chacun de ses conseils, il l'appuyait d'une autorité sans réplique. « Fais ceci ! » en même temps, il me citait un homme honoré de la ville entière ; ou bien :

« Prends garde à cela, c'est funeste, c'est honteux ; si tu doutais de ma parole, demande autour de toi le vilain renom de tel ou tel ».

Son voisin, le glouton, qui est en terre, est un rude conseil au malade affamé, de faire une diète exacte ; ainsi le seul aspect d'un homme déshonoré doit suffire à maintenir une âme innocente dans le droit chemin.

Grâce à ce sage enseignement, je me suis sauvé des fautes graves, et si je n'ai pu me défendre également contre un tas de petits défauts, au moins sont-ils pardonnables. Laissez faire à l'âge, aux conseils de l'amitié, à ma conscience, et je finirai par secouer beaucoup de petits vices qui ne tiennent guère. Déjà, quand je suis seul à rêver dans mon lit ou sous le portique d'Agrippa, je me livre à toutes sortes de sages réflexions :

« Voilà qui serait plus convenable !.. Hum ! si tu agis ainsi, tu en seras le bon marchand !.. Cela serait agréable à tes amis !.. Cette action n'est pas du galant homme, iras-tu l'imiter à l'étourdie ? »

Ah ! les bonnes choses que je me dis à moi-même, en me parlant au fond de l'âme ! Et puis, à mon premier loisir, je m'amuse et j'écris.

Ecrire, en vers surtout, est un de ces méchants petits vices dont je m'accusais tout à l'heure ; et prenez garde à l'attaquer, soudain vous auriez sur votre dos toute la phalange des poètes. Oui-da ! nous sommes en grand nombre, et, bon gré, mal gré, il faut entrer dans nos synagogues !


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)