Cher Mécène, vous êtes, sans contredit, le plus digne héritier des meilleures familles que la Lydie ait cédées à l'Etrurie. Aux ancêtres de votre père, aux aïeux de votre mère ont obéi de puissantes armées ; pourtant, que votre accueil est agréable et charmant aux plus humbles citoyens, à moi-même, le propre fils d'un esclave affranchi ! Ce n'est pas vous qui d'un ton dédaigneux demanderiez : « D'où vient-il ? » mais : « Est-il honnête homme ? » Eh ! qui sait mieux que vous, que le roi Tullius, parti de si bas, arrivé si haut, n'est pas le premier qui soit monté par son mérite à la dignité suprême ?
Il y eut, bien avant Tullius, de braves gens, fils de leurs oeuvres, que le sceptre attendait.
Lévinus, au contraire, indigne descendant de Valérius (héros par qui fut détrôné Tarquin le Superbe avec toute sa race), à peine il pèse une once aux yeux et dans l'estime du peuple ! Pourtant, vous savez si la foule est difficile en fait de renommée ; à quels hommes elle va prodiguant les honneurs ; si les titres pompeux et les images des ancêtres lui en imposent ! En ceci, du moins, nous applaudissons à cette justice populaire, nous autres qui nous tenons si loin des admirations et des opinions de tout le monde.
Il peut arriver, cependant, que ce même peuple en vienne à préférer Lévinus, le noble, à Décius, fils de ses oeuvres ; bien plus, si le censeur Appius, indigné de mon humble origine, soudain me faisait sortir du sénat et rentrer dans ma peau, que faire, et que répondre alors ?.. Je dirais : « C'est bien fait ! » nonobstant le droit légitime au fils de l'affranchi, comme au fils des rois, de monter, à force de gloire, dans le char éblouissant du triomphateur.
Dis-moi, Tillius, à quoi t'ont servi ce laticlave et cette charge de tribun, dont nous te voyons affublé pour la seconde fois ? Tu n'y gagnes qu'un peu plus d'envie. Un simple citoyen, on l'épargne ; - à peine il a chaussé le brodequin noir et revêtu la robe de sénateur, aussitôt, de toutes parts, sans cesse et sans fin, il entend : « Quel homme est-ce, et quel fut son père ? »
Ainsi, dans un accès de fièvre à la Barrus (une maladie qui consiste à se croire un Adonis), à peine le malade est dans la rue, il n'est pas de fillette qui ne veuille s'assurer, par ses yeux, si l'Adonis en a le visage et les dents, le pied, la jambe et les cheveux ? A plus forte raison le téméraire qui prend l'engagement solennel de veiller sur chacun et sur tous, de consacrer son génie à Rome, à l'Italie, à tout l'empire, aux temples de nos dieux, donne au premier venu le droit de s'enquérir des qualités de son père, et s'il peut nommer sa mère hautement, sans rougir ?
Eh quoi ! le propre fils d'un Syrus, d'un Dama ou d'un Denys, voyez l'audace ! il condamne à la roche Tarpéienne ! Il commande à la hache du licteur !
« Mais, répond ce fils d'esclave, Novius, vous savez bien, Novius, mon collègue (il marche après moi) est, justement, ce qu'était mon père ! »
La belle excuse ! En effet, voilà de quoi t'égaler à Messala, à Paul Emile ! Au moins ce Novius, objet de tes mépris, qu'il rencontre un embarras de deux cents chariots et les clameurs de trois funérailles, il couvre à lui seul clairons et trompettes... cette voix de stentor est un titre éclatant.
Quant à moi, le fils de l'affranchi (je reviens à mon point de départ), si chacun glose et me jette au nez la condition de mon père, à qui la faute ? A vous, Mécène, qui m'avez fait votre commensal, et à cette charge de tribun militaire exercée autrefois dans une de nos légions. Mon grade, à la bonne heure ; il m'expose assez naturellement aux débats de l'envie ; mais l'amitié de Mécène, quel prétexte à m'accuser ? Vous ne l'accordez ni à l'importunité ni à l'intrigue, et dans ce bonheur singulier qui m'est venu trouver, je ne dois rien au hasard.
C'est ce bon Virgile, et Varius après lui, qui vous ont parlé de moi les premiers. Vous me voulez voir ; j'arrive, et j'étais si troublé que je bégaye, en rougissant, quelques paroles. Toutefois je ne me vantai pas des grandeurs de ma race et du noble coursier sur lequel je parcours mes vastes domaines ; je dis simplement qui j'étais ; vous me répondîtes en peu de mots, à votre ordinaire, et je me retirai.
Neuf mois après :
« Revenez, me dites-vous, et désormais soyons amis ! »
Voilà tout ; mais quel honneur pour moi, d'être accepté d'un homme tel que vous, habile à discerner le faquin de l'honnête homme, et qui fait cas du mérite et de l'honneur beaucoup plus que de la naissance et du bien !
Au reste, si mes défauts sont en petit nombre, et si mon naturel est vraiment bon (la belle affaire de relever quelques taches légères sur un beau corps !), si personne à cette heure encore n'est en droit de me reprocher l'avarice et ses hontes, la luxure et ses bassesses ; si ma vie, à tout prendre, est honnête et pure (il faut bien me passer ma propre louange !) ; enfin si mes amis trouvent en moi un ami véritable, c'est à mon père, uniquement, que je le dois.
Il vivait du revenu très restreint d'un petit domaine, et pourtant, il trouva indigne de monsieur son fils l'école publique de Fabius, où se rendaient, chaque jour, de petits centurions, portant, suspendus à leur bras gauche la bourse aux jetons, leurs cahiers d'étude, et, chaque mois, les minces honoraires du maître d'école.
Encore enfant, ce père intrépide me conduisit à Rome, où il me fit partager l'éducation réservée aux fils de nos chevaliers, de nos sénateurs ! A me voir traverser la foule, ainsi vêtu, accompagné et suivi de mes gens, qui donc eût douté qu'il eût sous les yeux l'unique héritier d'un riche patrimoine ? Infatigable surveillant de mes moindres actions, ce digne père m'accompagnait chez tous mes maîtres. Il fit mieux : il m'éleva dans cette extrême innocence, la première fleur de l'honnêteté. Grâce à lui, j'évitai non seulement le mauvais renom, mais l'apparence même du vice. Ainsi tout de suite il se mit à l'abri du reproche de n'avoir si bien élevé qu'un simple crieur de vente à l'encan, ou le digne héritier de sa petite charge. Au fait, de quel droit me serais-je plaint d'entrer dans la condition de mon père ?
Plus il a fait pour moi, plus je lui dois de reconnaissance et de respect. Aux dieux ne plaise aussi, tant que je serai dans mon bon sens, que je ne sois pas fier d'un tel père, et que je cherche, à la suite de tant d'ingrats, une excuse à mon humble origine en disant : « Ce n'est pas ma faute !.. » Honte à ce triste langage ! à ces raisonnements impies ! Un dieu nous dirait : « Remontez le cours des années et vous choisissez une famille au gré de votre orgueil !... » Content de mes auteurs, je n'irais pas en chercher d'autres parmi les faisceaux, sur les chaises curules.
« Ah ! le petit esprit ! dirait la foule.
- Holà ! le brave homme, eût dit Mécène ; ah ! l'homme sage ! Il ne veut pas tâter d'un fardeau trop lourd pour ses épaules, et qu'il ne saurait comment porter ! »
Cependant voyez, que d'ennuis, et tout d'un coup, pour expier ma triste vanité : doubler ma fortune, courtiser celui-ci, flatter celui-là, traîner une suite et n'aller jamais seul, et toujours grand train à la ville, un grand équipage au dehors, et des valets et des chevaux à n'en pas finir.
Au contraire, qu'il me prenne envie, aujourd'hui même, de me rendre à Tarente : j'enfourche à l'instant mon petit courtaud de mulet, et nous voilà, ma valise et moi, trottant de compagnie et sans trop de souci d'écorcher la pauvre bête.
Or je ne crains pas que sur mon chemin, on crie : « O sordide ! » et qu'on me prenne pour Tillius, un préteur qui n'a pas honte, allant à Tibur, de traîner après soi quatre esclaves chargés de sa cave et de sa marmite. Au fait, tout sénateur que vous êtes, maître Tillius, ma vie, en ceci comme en tout le reste, est cent fois mieux arrangée que la vôtre et celle de beaucoup d'autres. Je vais partout où va mon caprice, et je vais seul. Je m'informe en passant : le prix du blé ? des légumes ? Ma journée est à moi ; tant que je veux, je me promène au Cirque, au Forum ; les charlatans, je les aime, et les devins, je les écoute. « Allons ! dis-je, il est temps, voici le soir, rentrons et soupons ! » Le souper est frugal : poireaux, pois chiches ou beignets, deux petits plats et trois petites gens pour les servir... N'oublions pas mon buffet, couvert d'un marbre blanc ; sur ce marbre, un verre, une aiguière et sa cuvette, deux bouteilles... On ne fait rien de mieux chez les potiers de la Campanie.
Enfin je me couche, en songeant déjà que je pourrai dormir la grasse matinée et que nul ne m'attend au pied de la statue de Marsyas (tout dieu qu'il est, on dirait qu'il fait la mine au plus jeune des Novius). Cependant, sur les dix heures je me lève et je sors, ou bien je lis et j'écris à mon aise et selon mon plaisir ; bientôt je me fais frotter d'une huile suave, et non pas, comme Natta, d'une peste empruntée aux lanternes publiques. A l'heure où la fatigue et la canicule ardente m'avertissent d'aller au bain, nous quittons le Champ de Mars et le jeu de paume ; - après le bain, une légère collation m'aide à gagner le repas du soir ; eh ! par-dessus tout, la douceur de s'abandonner à l'oisiveté de sa maison !
Voilà ma vie... une vie à l'ombre, exempte des misères et du travail de l'ambition ; de la sorte, on se console, à force de petits bonheurs, de n'avoir pas eu pour père un questeur, un sénateur pour grand-père, un dictateur pour aïeul.
Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)