En ce moment, je suis inquiet de ma satire. « Halte-là, dit celui-ci, vous allez trop loin, vous touchez à l'insulte ! - Eh ! me dit celui-là, vous manquez d'énergie, et le premier venu va faire, en un jour, mille vers aussi bons que les vôtres... » En votre âme et conscience, Trébatius, qu'ordonnez-vous ?

TREBATIUS
J'ordonne... un repos absolu !

HORACE
Vraiment ! me conseillez-vous de ne plus écrire un seul vers ?

TREBATIUS
Plus un seul !

HORACE
Que je meure, en effet, si ce n'est pas le bon parti ! mais écrire est une condition de mon sommeil.

TREBATIUS
Qui veut dormir s'est frotté d'huile, a traversé trois fois le Tibre à la nage, et le soir venu, il va boire à grands traits d'un vin généreux. Au fait, si tu veux écrire absolument, allons, courage, et célébrons les victoires de César. L'oeuvre est belle, et la récompense est au bout.

HORACE
Je le voudrais ; mon humble esprit ne répond pas à cette tâche illustre. Il n'est pas donné au premier venu de raconter ces armes, ces soldats, ces Gaulois qui meurent tenant encore un tronçon de leur épieu, ces Parthes écrasés sous les pieds de leurs coursiers.

TREBATIUS
Tout au moins, à l'exemple du sage Lucilius, lorsqu'il chante en ses vers la majesté de Scipion, vous pourriez célébrer la justice et la grande âme de notre empereur.

HORACE
Certes, c'est un conseil que je veux suivre à la première occasion ; mais, à moins de trouver le moment propice, à coup sûr je n'irai pas fatiguer de ma louange importune l'oreille dédaigneuse de César. Essayez de le flatter à contre-poil, il dresse l'oreille, et se cabre à tout briser.

TREBATIUS
Cela vaudrait toujours mieux que d'accabler de cette âcre ironie le bouffon Pantalobus, ou le débauché Nomentanus. En touchant à quelques-uns, vous inquiétez tout le monde, et ceux même dont vous ne parlez pas, sont tournés contre vous !

HORACE
Puis-je faire autrement ? Voici Milonius qui se met à bondir, sitôt qu'il est en pointe de vin, et qui voit trente-six chandelles. Castor et Pollux éclos du même oeuf, le premier est un grand dompteur de chevaux, le second se plaît aux jeux du ceste. Autant de têtes, autant de passions différentes. Ma fête, à moi, disciple de Lucilius, notre honoré maître, est d'imposer sa mesure et son rythme à mes paroles. Il confiait à ses tablettes complaisantes ses plus secrètes pensées ; il en avait fait les seules confidentes de sa joie ou de sa peine. Ainsi sa vie entière, on la retrouve peinte en ses ouvrages, comme sur un tableau votif.

J'ignore absolument si je suis un enfant de la Lucanie ou de l'Apulie (en effet, le laboureur de Venose laboure également les deux contrées, et c'est une antique tradition, que Rome, ayant chassé les Samnites, établit une colonie à l'extrémité de la Lucanie et de l'Apulie, un vrai rempart entre ces deux ennemis menaçants) ; mais je sais bien que Lucilius est mon guide ; je sais aussi que le stylet de mes tablettes ne sera jamais l'agresseur ; c'est une arme au fourreau, c'est un vrai porte-respect. Pourquoi donc irais-je dégainer avant qu'on ne m'attaque ? O grand Jupiter, je vous prie, accordez à cette arme inutile un repos qui m'est si cher, et volontiers je l'abandonne à la rouille ! oui, mais le premier qui s'attaque à moi, je le dis tout haut, malheur à lui ! j'en ferai, pour la ville, une risée ; il eut mieux fait, cent fois, de ne pas me heurter.

Ennemi de Cervius, prends garde à la balance de ton juge ! As-tu déplu à Canidie ?... elle saura bien distiller sa vengeance !

A chacun ses oeuvres ! Des hauteurs de son tribunal, Turius écrasera qui lui résiste. A chaque être, ici-bas, la bonne nature a donné de quoi se protéger et se défendre. Regarde, et tu seras de mon avis. Le loup a ses dents, le taureau a ses cornes ; l'instinct leur apprend à s'en servir.

Confie à Scéva le débauché sa mère trop bien portante... elle peut dormir en repos : la main pieuse de son fils n'a jamais touché le poignard, par la raison toute simple que le loup ne tue pas en ruant, le boeuf en mordant... le bon Scéva présente à la vieille dame un doux mélange de ciguë et de miel !

En somme, et quelle que soit la couleur de ma vie, ou riche ou pauvre, à Rome ou dans l'exil (si c'est la volonté des dieux), que j'atteigne heureusement les jours paisibles de la vieillesse, ou que déjà la mort frappe à mon front de son aile abominable, je mourrai en faisant des vers.

TREBATIUS
En ce cas, mon pauvre ami, prends garde à ne pas mécontenter quelqu'un de tes puissants protecteurs ; sinon tu ne feras pas de vieux os.

HORACE
Eh quoi ! lorsque Lucilius, mon courageux devancier (Lucilius le premier satirique), arracha ces masques et montra toute la laideur de ces vices mis à nu, a-t-on vu Scipion l'Africain, le vainqueur de Carthage, et son digne ami Lélius, prendre à partie le poète satirique, et lui faire un crime de Métellus flagellé, de Lupus déshonoré dans un vers sans pitié ? Il s'adressait cependant aux principaux comme aux plus infimes citoyens, et même à des tribus tout entières, ne respectant que les honnêtes gens.

Que dis-je ? à peine Scipion, ce grand homme, et ce bienveillant Lélius, avaient déposé l'habit consulaire, ils se retiraient, leur tâche accomplie, hors des bruits et des agitations de la foule ; ils appelaient dans leur retraite, en attendant leur frugal repas, leur ami, leur gaieté leur badinage, le satirique Lucilius.

Certes, pour le génie du poète et pour l'autorité de la personne, je ne saurais me comparer à mon maître ; tel que je suis, j'ai vécu familièrement avec les plus grands personnages de mon siècle, et l'Envie elle-même est forcée d'en convenir, malgré ses dents qui se briseront à chercher la place où me mordre... Avez-vous cependant quelque autre objection à m'adresser, sage Trébatius ?

TREBATIUS
Pas une ! Seulement, prenez garde à ne pas vous attirer,quelque méchante affaire par ignorance de la loi antique. Elle est formelle. Celui-là, dit la loi romaine, est exposé à comparaître en justice et à la condamnation, qui aura publié contre un citoyen des vers méchants !

HORACE
J'entends bien : de méchants vers ! mais si les vers sont bons ; si ces bons vers sont approuvés de César ; si le poète, honnête homme, aboie en effet contre un homme sans honneur ?..

TREBATIUS
Ton procès finira par un franc rire, et les juges, déchirant les bulletins du vote : « Acquitté ! le poète est acquitté ! »


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)