O bonnes gens ! quelle sagesse est d'un profit plus certain : vivre de peu ?

Qui parle ainsi ? Ce n'est pas moi, Horace, c'est un bon campagnard, Ofellus, philosophe agreste et de bon sens.

Ainsi, cette invitation au rien de trop ne vous vient pas des tables chargées de mets et de lumières que reflète une argenterie insensée : enivrements, mensonges, dangereuses splendeurs... Ofellus, le sage, est à jeun, quand il vous parle.... A jeun, pourquoi ? Parce que, à mon sens, le juge a besoin, pour juger, d'avoir toute sa tête.

Amis, pour bien dîner, chassons le lièvre à travers la plaine, fatiguons un cheval indomptable, ou bien, si ces rudes et antiques exercices sont trop violents pour nous autres les Athéniens de Rome, trompons, par le jeu, la fatigue. Or voici des balles bondissantes ; voici le disque à lancer dans l'air... Payons agréablement l'appétit d'un gai convive. Et puis quand tu seras fatigué, affamé, le gosier sec, tu me diras de bonnes nouvelles d'un mets grossier et d'un petit vin, qui ne sera pas du vin de Falerne adouci par le miel de l'Hymette. Au fait, le maître d'hôtel est absent, l'hiver sévit, la mer gronde, et le poisson se fait rare ; allons, çà, ton estomac criant la faim se contentera gaiement d'un chiffon de pain, d'un grain de sel.

Quel miracle ! Et d'où vient-il ? Le miracle est dans toi-même, et non pas dans ce fumet payé si cher. Une fatigue heureuse est le véritable assaisonnement du bon appétit. Vois-tu ce riche obèse, et pâli par la gourmandise ? Il touche à peine à ces huîtres, à ce sarget, à ce faisan. Mais merci de moi et de ma déclamation ! Qu'on te serve un paon, diras-tu : Emportez cet oiseau, une poularde me suffit ? Non, par caprice et par vanité, tu garderas le bel oiseau ; il est rare, il est cher, et sa queue étale aux yeux les plus riches couleurs ; voilà pourquoi ton palais le préfère à quelque volatile de basse-cour. Ce sont pourtant d'inutiles accessoires. Ce beau plumage, est-ce qu'on le mange, est-ce qu'il résiste au feu du tourne-broche ? et quelle différence, au bout du compte, entre l'un et l'autre rôti ? - C'est vrai, dis-tu, la chair est la même, et j'étais dupe de l'apparence.

- Et ce turbot, qui cherche à boire encore, es-tu de ces délicats qui disent, à coup sûr : « Turbot du Tibre ! - Turbot de l'Océan ! - Turbot pêché à l'embouchure de la rivière ! - Turbot pêché entre les deux ponts ! » O maladroit ! Tu fais cas d'un barbeau de trois livres, et tu n'en peux tâter sans le mettre en pièces. Que tu es bien la dupe de l'apparence !... Un gros barbeau, mais un petit bar, voilà ta fête, justement parce que les petits bars sont aussi rares que les barbeaux de trois livres. Heureusement que l'estomac à jeun n'y met pas tant de recherches.

Entends-tu cependant ce glouton, disons mieux, cette harpie : « O dieux ! le beau spectacle, un immense barbeau débordant sur un grand plat !.. » Pour moi, je voudrais voir les vents du midi cuire à leur façon ces raretés de la gueule ; et pourtant, un sanglier tué d'hier, le turbot pris ce matin, ne sera pas toujours le bienvenu de ces estomacs délabrés ; ce qu'il faut à ces cavernes moisies, c'est une rave au suc mordant, ou quelque herbage acide. Ces grandes tables ! elles absorbent même les mets du pauvre. On y voit jusqu'à des oeufs et des olives pochetées !

O honte ! ne dirait-on pas qu'il y a cent ans que Gallonius, le crieur public, fut mis à l'index pour avoir tâté d'un simple esturgeon ? Est-ce donc que l'Océan manquait de turbots en ce temps-là ? Non pas ; mais les pêcheurs les laissaient tranquillement nager dans l'eau profonde ! En ce temps-là aussi, la cigogne vivait paisible en son nid... il fallut qu'un ancien préteur la mît à la mode. Un de nos beaux fils se ferait servir un plongeon sur le gril, le lendemain tous nos gens comme il faut voudraient manger du plongeon.

Mais vivre en ladre ou vivre en sage, Ofellus peut vous dire aussi que ce n'est pas la même vie, et que tomber d'un excès dans l'autre excès est un excès. Ce chien d'Avidienus (laissons-lui son surnom, il ne l'a pas volé) va dîner de quelques olives rances et de baies sauvages. Il ne boit son vin que s'il tourne à l'aigre ; son huile exhale une odeur insupportable ! Le lendemain de ses noces, en l'honneur de son jour natal, aux plus grandes fêtes, on l'a vu, vêtu de blanc et tenant à la main sa burette avare, humecter de cette huile infecte ses vieux choux arrosés d'un vinaigre inerte.

Entre ce chien prodigue et ce loup avare, quelle vie adoptera l'homme intelligent ? Rien de plus simple : il vivra en galant homme, aussi loin de l'épargne sordide que de la dépense insensée. Il aurait honte d'entrer dans les détails du bonhomme Albucius, lorsqu'il commande un repas à ses esclaves, avec l'accent d'un général d'armée... il aurait honte aussi d'imiter la négligence de Névius, qui vous donne à laver... de l'eau de vaisselle. Ah ! fi.... pour celui-là... et pour celui-ci !

La frugalité décente que j'enseigne est la santé même ; elle apprend aux honnêtes gens à se méfier des tables trop chargées, à rester fidèles au repas frugal qui les laissera frais et dispos. A peine avez-vous entassé dans votre estomac les viandes rôties sur les viandes bouillies, et les grives sur les huîtres, aussitôt tout s'aigrit et devient bile et pituite, au grand détriment de vos entrailles en proie à la guerre intestine. As-tu vu ce goinfre accablé sous le poids des viandes qu'il a mangées ? Il est tout pâle, et son corps, surchargé des excès de la veille, entraîne en ses fanges cette parcelle de l'intelligence divine.

Le sage, en moins de temps que je n'en mets à le dire... il dîne ; et vite endormi, reposé vite, il se réveille alerte et prêt au travail, au devoir.

Et puis, l'abstinence a ses relâches ; on est sage... on a ses jours de bonne chère ; soit que l'année en son cercle régulier ramène les jours de fête et de repos, ou que la vieillesse arrive enfin, débile, et réclamant un plus doux traitement.

Toi, cependant, qui as pris tant de soin de ta robuste jeunesse, que feras-tu de plus pour ta maladie et pour tes derniers jours ?

Nos pères étaient loin de mépriser un porc enfumé ; non pas qu'ils trouvassent un grand charme au lard rance, mais le lard à la cheminée assurait à l'hôte inattendu un repas qu'il n'eût pas trouvé si la bête eût été livrée, à peine immolée, à la voracité du maître de la maison. Pourquoi donc n'ai-je pas été le contemporain de ces demi-dieux du monde naissant ?

Vous vous inquiétez, j'en suis sûr, des rares honneurs d'une bonne renommée et de ces bruits favorables, si chers aux oreilles bien faites... Mais ces turbots, ces monstres, ce luxe enfin, c'est ta ruine et c'est ta honte ! Entends d'ici les reproches de ta famille et les moqueries de tes voisins. Toi-même, un beau jour, tu finiras par te prendre en haine, et tu voudras mourir. Vain espoir ! Il ne te reste pas de quoi payer la corde où te pendre !

- Ces choses-là, me dis-tu, sont bonnes à dire à ce misérable Tarusius ; mais à moi, dont les revenus sont immenses, et qui suis riche autant que trois rois ?...

- Bon ! mais de ton superflu, est-il juste d'user si misérablement ? O riche impie, à quoi bon cette fortune, inutile à l'honnête homme sans asile, inutile au dieu dont le temple est ruiné, inutile à ta patrie, à ta mère... à toi qui ne donnerais pas un grain de ce monceau ?

Et penserais-tu que seul en ce bas monde, tu réussiras toujours ? Comme ils riront de toi, plus tard, les gens qui ne t'aiment pas ! Cependant, réponds, frappés de la même misère, lequel des deux opposera aux coups du sort un front plus serein, de l'homme au corps énervé, dont l'âme s'est amollie au contact de toutes les voluptés, ou bien de l'homme austère et prévoyant, content de peu, qui, dans les heures prospères, se sera forgé des armes pour les luttes à venir ?

Or moi qui vous parle (et vous pouvez m'en croire), enfant, je l'ai connu ce sage Ofellus, riche autrefois, pauvre aujourd'hui ; maître absolu de ce domaine dont il se vit si cruellement dépossédé, il resta le sage Ofellus. Ses enfants, ses esclaves, ses troupeaux n'ont fait aucune différence entre Ofellus propriétaire et le simple fermier Ofellus.

Il se vantait aux siens de n'avoir jamais servi sur sa table, aux jours ouvrables, d'autres mets que des légumes assaisonnés d'un peu de lard. Mais quand lui venait un de ces vieux amis qu'on aime à retrouver, ou quelque hôte aux temps pluvieux, un jour de frérie, oh ! pour le coup, si nous n'allions pas acheter du poisson à la ville, au moins avions-nous un chevreau tendre, un poulet gras. Les meilleures figues, les noix, les raisins suspendus à la poutre de la salle composaient le second service. On apportait la grande coupe, on buvait sec ; on buvait à Cérès, à la moisson forte et vigoureuse du prochain été ; le vin vieux déridait les fronts, charmait les coeurs !

« Et maintenant (c'était sa péroraison), nargue soit de la fortune et de sa menace ! O mes enfants, vous et moi, avons-nous pâti depuis que notre domaine a changé de maître ? Ah ! notre terre est à moi plus qu'à lui ; que dis-je ? elle n'appartient à personne. Il s'en est emparé, c'est vrai, mais il cédera la place à son tour ; fiez-vous à ses vices, fiez-vous à la chicane implacable, et, surtout, à son héritier, qui grandit, tout exprès pour le remplacer.

On dit aujourd'hui : Voici le champ d'Umbrenus ! Hier encore on disait : Voilà le champ d'Ofellus ! Le champ de personne... un usufruit tout au plus ; à moi d'abord, à lui plus tard.

Allons, courage ! allons, soyons des hommes ! opposons à la confiscation un front et des coeurs tout virils ».


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)