HORACE
D'où vient Catius ? où va Catius ?

CATIUS
Pardon ! Je suis pressé ! Vous voyez un homme en train de coucher par écrit, pour n'en pas oublier un seul, certains préceptes... Ils sont d'hier, et laissent déjà bien loin les antiques leçons de Pythagore, de Socrate et de Platon.

HORACE
Je suis confus de mon indiscrétion. Excusez-moi, de grâce, et si quelque chose en ce moment vous échappe, à coup sûr vous l'aurez retrouvé bien vite, au fond de cette mémoire imperturbable, un vrai chef-d'oeuvre ou de la nature ou de l'art !

CATIUS
Eh ! je m'appliquais justement à mettre en ordre toute cette philosophie... une foule d'idées ingénieuses attachées par un fil si facile à rompre !

HORACE
Au moins, dites-moi le nom, rien que le nom de ce nouveau sage ? Est-ce un Romain ?.. serait-il étranger ?

CATIUS
Son nom ? Souffrez qu'on le taise ; en revanche, on va vous chanter ses leçons :

« Apprenez, mortels, et ne l'oubliez jamais, que les oeufs de forme allongée sont de beaucoup préférables aux oeufs ronds, qui renferment un poulet presque toujours ; des premiers, la coque est moins dure, et le blanc est plus laiteux ; le jaune est plus nourrissant.

Sachez aussi que le chou cultivé avec trop de soin, et trop souvent arrosé, ne vaut pas le chou rustique, haletant dans un terrain sec.

Etes-vous surpris par un convive attardé qui s'invite à dîner chez vous ? vite on tue un poulet ; mais pour qu'il soit tendre, et de facile digestion, vous l'avez plongé au préalable et tout vivant dans un baquet de vin nouveau.

Parlez-moi du champignon des prairies, et vous méfiez de tous les autres !

Je te promets, chaque été, une santé brillante, si tu composes ton dessert de belles mûres cueillies sur l'arbre, avant l'heure du grand soleil.

Maître Aufidius, presque toujours, avait soin de boire, avant le repas, d'un vin très violent qu'il édulcorait avec du miel... Aufidius avait tort ; un vin plus léger eût mieux valu ; il n'y a pas de breuvage assez doux pour le coup du matin.

A ventre obstrué : vin blanc de Cos, moules, petite oseille, escargots.

Chaque nouvelle lune ajoute au poids de toute espèce de coquillage, mais chaque océan ne leur est pas également favorable ! Au murex de Baïes, nous préférons, nous autres, les palourdes du lac Lucrin. Nous reconnaissons à leur goût les huîtres de Circéi, le hérisson de Misène, et nous disons hautement que l'heureuse Tarente est fière, à bon droit, de ses incomparables pétoncles.

Celui-là est un arrogant, qui se vante du grand art de bien manger, et qui ne sait pas distinguer les plus délicates nuances de l'assaisonnement. Par Jupiter ! Ce n'est pas assez d'acheter au marchand le poisson le plus rare et le plus cher ; à quoi bon ton poisson, si tu ne sais pas nous dire : « Il faut griller celui-là ; mangeons cet autre à la sauce !... » Voilà le grand art de réveiller le convive et de réjouir son estomac !

Une chair insipide est un chétif sanglier du Laurentin, digne nourrisson de ces tristes marécages ; au contraire, parlez-moi, pour le goût et la saveur, d'un bon sanglier nourri aux glandées des chênes de l'Ombrie, et qui fait plier sous son poids une table intelligente !

Heu ! quoi qu'on en dise, il ne m'est pas tout à fait démontré que la feuille de vigne engraisse à point les jeunes chevreaux... D'une hase encore pleine on choisit l'épaule, à moins d'être un rustre.

Un secret qui m'appartient en propre, et que bien des gourmets ont soupçonné sans le trouver, le voici : Je reconnais au goût l'âge et le pays d'un oiseau, d'un poisson !

Laissons les petits génies s'occuper uniquement du petit four ; il faut convenir que ce n'est pas assez pour occuper toute une vie, et ne voilà-t-il pas un homme au grand complet, qui, dans un festin, n'a songé qu'à donner du vin passable, et ne s'est pas inquiété de l'huile des fritures ?

Mais puisque j'ai parlé vin, sachez comme il faut le traiter. Un bon vin de Massique, exposé, la nuit, au vent frais d'un ciel serein, se dépouille admirablement de toute odeur irritante... Honte et malheur sur le mal-appris qui se sert encore de la chausse, oubliant que la maudite laine emporte à la fois la lie et le bouquet de ce vin déshonoré !

Plus d'un dégustateur habile ajoute au gros vin de Sorrente un résidu des vins de Falerne ; il jette en même temps dans l'amphore, pour le clarifier, un jaune d'oeuf de pigeon qui entraîne aussitôt la lie au fond du vase, et le dégage de toutes ses impuretés.

Quand tu vois ton convive à demi sommeillant, et fatigué de boire, il le faut réveiller à grand renfort de limaçons d'Afrique et de squilles rôties. C'est un préjugé d'empiffrer le buveur de laitue confite ; cette eau douceâtre ferait tourner la meilleure boisson dans le meilleur estomac ; réconforte hardiment ton convive par des grillades et des saucisses, et plus ton ragoût sentira le sel et le feu de la taverne épicée, et mieux sera réveillé ton buveur.

Apprenez aussi que nous reconaissons deux sauces : la sauce au pauvre homme, et la sauce à la Lucullus. Pour la première, il suffit de bonne huile d'olive ; ajoutez gros vin et saumure, une vieille saumure au fond d'un vieux pot byzantin... Voici maintenant la formule des grandes tables : huile exquise, gros vin, saumure, fines herbes hachées menu, et mêlées au safran de Corique ; il faut que tout cela fermente ; enfin, quand vous la retirez du feu, arrosez votre composition de la meilleure huile qui se trouve à Vénafre, et servez chaud.

Les fruits de Tibur réjouissent la vue, et ceux du Picenum flattent le goût. Enferme en un vase rustique le raisin de Vénuncle, et laisse à ton foyer le soin de conserver les grappes du vignoble albain.

C'est pourtant moi, moi le premier qui, de ce raisin d'Albe, en ajoutant lie et pommes, gros sel et poivre blanc, plus un léger coulis d'anchois, ai composé ce fameux raisiné que je fais servir à mes convives, sur les plus jolies petites assiettes qui se puissent voir !

Car il faut que le contenant s'accorde avec le contenu... La belle invention, un poisson de trois mille sesterces servi sur un plat d'un petit écu !

Quelle honte et quel dégoût : un sale esclave, incrustant ses doigts gras de sauce et mal léchés, sur une amphore ébréchée, ou sur une coupe encrassée ! On est propre à si bon compte, et ne dirait-on pas que les balais, les nattes et la sciure de bois, sont hors de prix ?

Véritablement ce serait une indignité de salir ces belles mosaïques d'un balai fangeux, ou de jeter sur des matelas tachés la pourpre de Tyr ; moins cela coûte, et plus la négligence est coupable ; on se passe de luxe à la rigueur, on ne saurait se passer de propreté ».

J'ai dit.

HORACE
Cher et savant Catius, mon ami, je vous en prie, au nom de tous les dieux ! n'oubliez pas, chaque fois que vous irez à ces sages écoles, et quel que soit le lieu où elles sont ouvertes, de m'emmener avec vous. Certes rien n'échappe à vos miraculeux souvenirs ; mais au bout du compte, vous n'êtes que l'interprète heureux de ce grand philosophe. O dieux ! le voir lui-même, entendre les accents de sa voix, et savoir comme il se comporte, voilà mon rêve le plus cher. Pour vous, qui le savez par coeur, vous ne comprenez pas mon impatience ; elle est pourtant bien naturelle ; je veux à tout prix puiser à cette source austère la science même du bonheur.


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)