DAVE
Voici tantôt longtemps que votre humble esclave écoute, et, sauf votre respect, il ne serait pas fâché d'avoir la parole à son tour.


HORACE
Qui ? toi ! Dave ?

DAVE
Oui, moi, Dave... un pauvre diable, attaché à son maître, et tout juste assez honnête homme pour n'être pas pendu.

HORACE
C'est ton droit de mettre à profit les franchises de décembre ; ainsi l'ont voulu nos anciens. Parle donc.

DAVE
Parmi les hommes, il y a d'abord les vicieux, qui vivent obstinément ancrés dans leur vice, et ne sauraient s'en corriger ; il y a aussi (voire ce sont les plus nombreux) les vicieux qui flottent incertains, de l'abîme au droit chemin. Votre ami Priscus !.. tantôt il porte jusqu'à trois anneaux à chaque doigt, tantôt le voilà, la main nue, et pas une seule bague ! A toute heure il va mettre une robe nouvelle ! Hier il habitait un palais vraiment consulaire, aujourd'hui c'est un bouge, et je sais plus d'un fils d'affranchi qui ne voudrait pas être surpris au sortir d'un lieu pareil.

«Quel bonheur, nous dit-il, de mener, au beau milieu de Rome, une vie à l'abandon de toutes les passions.... Mais quelle gloire aussi, de vivre en vrai sage, aux écoles d'Athènes !»

Digne fils de la colère des dieux, son vrai dieu est le changement. Mieux vaut, cent fois, la persévérance de votre ami le bouffon Volanérius ! Quand la goutte, et c'était bien fait, eut tordu les dix doigts de ses deux mains, Volanérius le joueur prit à ses gages un homme, à tant par jour, qui n'avait pas d'autre occupation que de remplir et vider son cornet ! Vraiment c'est une certaine consolation de persévérer dans son vice, et celui-là est à plaindre, en effet, qui tantôt lâche à ses passions la bride, et tantôt les refrène à les briser.

HORACE
Au moins, maître Dave aura la bonté de nous dire où donc il en veut venir avec ces beaux discours ?

DAVE
A toi, mon maître, à toi !

HORACE
A moi, belître, à moi, pendard !

DAVE
Vous êtes toujours à nous vanter les vertus de l'âge d'or ; pourtant, si quelque dieu nous voulait ramener à ces beaux jours... feriez-vous de beaux cris ! De deux choses l'une : ou vous n'êtes pas très persuadé que l'objet de vos regrets soit regrettable ; ou, si vous le regrettez vraiment, vous le défendez mal ; vous voilà bien les deux pieds plantés dans le bourbier !

A Rome : «Ah ! dites-vous, la campagne !» A la campagne : «O Rome égale au soleil !» Si, par hasard, faute d'invitation au dehors, monsieur dîne enfin à sa propre table, et sous son toit : «Quelle fête et quel bonheur de rester chez soi, à manger tranquillement ses fruits et ses légumes !...» Comme si l'habitude était de prendre les gens à la gorge et de les traîner de force aux réunions de la bonne chère et du bon vin ! Cependant, que Mécène écrive.... un peu tard : Je vous attends à souper. «Holà ! vite, un flambeau ! est-ce qu'on ne m'entend pas quand j'appelle ? Holà ! Parez-moi, je vais chez Mécène !» Vous criez, on vous habille, et vous voilà parti. Vos chers parasites, Mulvius et compagnie, qui croyaient s'emplir à vos frais, vous envoient à tous les diables.

Quant à moi, Dave, il est vrai, j'en conviens, je suis un peu porté sur ma bouche, et je flaire un bon repas, tout comme un autre. Eh oui, j'aime assez à ne rien faire, à bien dormir, disons tout, je suis un pilier de cabaret... Mais vous, qui ne valez pas mieux, qui valez moins peut-être, osez-vous me traiter comme si vous étiez sans reproche, et n'êtes-vous pas honteux de vous parer de ces beaux dehors ? Que diriez-vous cependant, si l'on vous démontrait qu'il est à cent brasses au-dessus de vous, ce Dave, un esclave, que vous avez payé cinq cents drachmes ?... Là, là, ne croyez pas m'intimider avec ces gros yeux ! Retenez votre colère, et surtout pas de jeu de mains ; j'en ai long à vous dire, en véritable écho du portier de Crispinus :

Monsieur court après les femmes mariées, Dave a du penchant pour les souillons ; qui de nous deux sera crucifié, du maître ou du valet ?

Quand je me sens pris de luxure, aussitôt je m'adresse à la première venue, et tout de suite, à la clarté d'une lampe fétide et comme ferait une bête en chaleur, je me rue... Après quoi bonsoir la compagnie, on sort de là sans honte et sans peur ! Au fait, il ne me chaut guère que j'aie été remplacé par un plus riche ou par un mieux tourné que moi.

Mais vous, un chevalier, un homme libre, un juge ! quand vous déposez l'anneau, la toge, et tous vos insignes, pour cacher votre front parfumé sous ma propre souquenille, or çà, répondez ! n'êtes-vous pas, vous-même, un esclave ? Allez donc à vos amours en rasant la muraille, et livré à tous les frémissements de la crainte et de la passion !

Cependant, bien ou mal, vous voilà chez la dame, et tacitement vous contractez à part vous le terrible engagement de passer par le feu, de passer par les verges, de mourir sous le couteau. Tout au moins prenez-vous garde à ce coffre ignoble où vous enferme enroulé sur vous-même, et vos genoux touchant au menton, la servante complice de vos amours !

Or, dans ce flagrant délit, le mari que vous déshonorez a sur vous l'autorité même qu'il a sur sa femme, et plus encore. Elle est moins coupable en effet ; elle n'a pas emprunté l'habit servile ; elle n'a pas quitté sa maison, elle s'est livrée en tremblant... Elle hésite, elle a peur, et quelque chose lui disait, là, qu'elle devait se méfier de vos transports.

Ajoutons que mon maître Horace était bien averti lorsqu'il s'exposait à la fourche, et qu'il livrait aux vengeances d'un mari furieux son bien, sa considération, sa vie. Il est vrai que de son amoureuse expédition, il est revenu sain et sauf ; ma foi, tant mieux, si ça le corrige. Ah ! bien oui ! C'est si charmant le danger ! C'est si divertissant, jouer sa vie ! ô mon camarade, esclave cent fois plus que moi ! A-t-on jamais vu cependant le loup brisant sa chaîne, et venant la reprendre une heure après ?...

«Et qui te parle, dites-vous, de femmes mariées ? je ne suis pas un débauché de cette sorte».

Pas plus que moi, Dave, je ne suis un voleur, parce que j'ai la prudence de ne pas toucher à l'argenterie. Otez la peine, aussitôt vous avez le voleur ! Otez le frein, le naturel revient au galop.

Mais quoi ! grand ennemi de l'adultère que vous êtes, puis-je honorablement appeler mon maître un misérable esclave de tant de choses si différentes et de tant d'hommes si divers ? La baguette de l'affranchissement le toucherait quatre ou cinq fois sans l'affranchir d'une seule de ses passions.

Cependant (or çà, redoublez d'attention, ceci n'est pas mon plus faible argument) je conviens que de nous deux c'est vous qui marchez le premier ; je suis l'esclave en second, vous êtes mon chef de file... donc j'ai sur vous l'avantage heureux de n'obéir qu'à un seul maître, tandis que vous êtes accablé de toute sorte d'esclavages. Voilà mon pantin... les fils qui le font mouvoir sont hors de sa volonté.

«Mais, dites-vous, qui donc est libre ?»

A quoi je réponds :

Le sage est libre, il est son maître ; il est au-dessus de la pauvreté, de la prison, de la mort ; il commande à ses passions, il aurait honte de s'abaisser jusqu'aux grandeurs d'ici-bas ; par lui-même, et par lui seul, il est fort. Il offre à l'accident une surface où tout roule, où tout glisse, et qui ne laisse aucune prise à la fortune.

Osez-vous donc vous regarder, et vous reconnaître en ce miroir ? Vous, un sage ? Eh ! la première drôlesse exigera de votre avarice un, deux, trois, quatre, et jusqu'à cinq talents. «Me voilà ! lui dites-vous. - Va-t'en d'ici !» reprend-elle, en vous jetant à la porte, et qui pis est, prenez garde à recevoir un pot d'eau froide !... Oui-da, le lendemain elle vous rappelle, et le lendemain vous tendez de nouveau la tête à ce joug honteux ! Allons, un bon mouvement ! brisons cette chaîne, et soyons un homme libre enfin... Peine inutile ! la passion devient plus violente, le joug plus lourd ; vous avez beau vous en défendre, il faut marcher.

Une autre fois, monsieur restera cloué devant un tableau de Pausias, et les gens disent, admirant votre extase :

«Oh ! oh ! l'homme habile, et le fin connaisseur en beaux ouvrages des peintres anciens...»

Moi, si je m'arrête à contempler les pochades belliqueuses dessinées à l'ocre, au charbon, où l'on voit s'attaquer et se défendre, et se frapper, le jarret tendu, comme en un vrai combat, les Fabrius, les Rutuba et les Placideianus :

«Que fais-tu là, paresseux ? que fais-tu là, maraud ?»

Je fais ce que fait mon maître ! Avez-vous vu Dave entamant un gâteau sortant du four ?... Quel goinfre ! à vous entendre. Au contraire, on irait loin pour trouver qui, mieux que mon maître, affronte les dangers d'une bonne table. Ah ! maudite gourmandise, en effet, elle coûte cher... à mes épaules. Vous, cependant, monsieur l'homme comme il faut, vous gorgez-vous impunément de tant de bonnes choses si coûteuses ? Votre estomac trop plein se refuse à les digérer ! vos pieds trop faibles refusent de porter ce corps sans énergie !

Voici, je suppose, un malheureux palefrenier qui vole une misérable étrille, et qui la vend en cachette contre une grappe de raisin... C'est un grand crime à coup sûr ; mais celui-là qui vend ses domaines pour acheter des harnais de gueule, est-il beaucoup au-dessus de cet esclave ? Ajoutez que vous êtes rassasié de votre propre personne, à ce point que vous ne sauriez rester seul un quart d'heure ; votre loisir vous pèse, et vous êtes à vous-même l'esclave qui fuit son maître. Ah ! vous fuyez... l'ennui marche et vous suit ; infortuné ! quel sort serait le vôtre, si vous n'aviez, pour vous aider à tuer le temps, le vin et le sommeil ?

HORACE
Une pierre ! une pierre !

DAVE
Une pierre ! à quoi bon ?

HORACE
Un bâton ! un bâton !

DAVE
Cet homme est un poète, ou c'est un fou.

HORACE
Va-t'en d'ici ! va-t'en ! sinon je t'envoie au labour, et tu seras, toi neuvième, un des manoeuvres de mon domaine de la Sabine.


Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)