HORACE
Vous avez fait hier, j'en suis sûr, un fameux repas chez le riche Nasidiénus ! Je voulais vous avoir à souper... vous étiez parmi les verres et les pots, dès la bonne moitié du jour.
FUNDANIUS
Pour être vrai, depuis que je suis au monde, il ne m'est pas arrivé de m'amuser comme cela.
HORACE
Procédons par ordre et pour commencer, dites-moi, si je ne suis pas trop curieux, la marche et le menu du premier service.
FUNDANIUS
D'abord est apparu un sanglier de Lucanie ; il fut pris par un de ces vents d'est peu favorables à la fraîcheur du gibier. On l'avait entouré de raiforts, de laitues, de toutes sortes de racines excitantes, et du chervis, et de la lie, et de la saumure... en veux-tu ? en voilà !.. La bête enlevée, un esclave à demi nu essuie avec un torchon de pourpre une table en bois assez vulgaire, un autre esclave enlevant soigneusement les restes, et tout ce qui pouvait offenser l'odorat des convives.
Bientôt (vous eussiez dit deux choéphores aux fêtes de Cérés) arrivent, à pas comptés, une peau noire, qui répond au nom d'Hydaspe, avec un certain Alcon... les deux font la paire ! Ils portaient triomphalement, le premier, l'amphore au vin de Cécube, et le second, l'amphore au vin de Chio. Chose incroyable, ce vin de Chio n'avait jamais vu la mer ! «Et si, par hasard (disait notre hôte à Mécène), Votre Seigneurie aimait autant le vin d'Albe que le vin de Falerne, à son aise, et j'en ai plus qu'elle n'en boira !»
HORACE
Voilà ce qui s'appelle du bien perdu ; et serais-je indiscret de vous demander le rang et le nom des conviés à cet agréable festin ?
FUNDANIUS
Sur le lit d'en haut, il y avait moi... Viscus de Thurium, et, si je ne me trompe, après Viscus, était Varius. Sur le lit du milieu, Mécène à la place d'honneur entre ses deux ombres qu'il avait amenées, à savoir : Vibidius et Servilius Balatron, enfin notre hôte en personne, Aulus Nasidiénus, qui s'était posé entre Nomentanus et Porcius. En voilà un, ce Porcius... il vous prend un pâté, et n'en fait qu'une bouchée ! Quant au Nomentanus, on eût dit qu'il était invité tout exprès pour indiquer du doigt les bons morceaux à notre ignorance. Au fait, des mangeurs de notre espèce, ça ne sait jamais ce que ça mange ; il est vrai que l'on déguise habilement chez Nasidiénus le gibier, les coquillages, les poissons ! Toutefois, j'appris bien vite, à mes dépens, la saveur d'un turbot, et de certain carrelet comme je n'en avais jamais mangé ! J'ai appris, ce même jour, que la pomme d'api, cueillie au déclin de la lune, y gagne un certain vermillon... Mais le pourquoi de ce miracle, c'est le secret de Nomentanus !
Tout à coup, voici Vibidius qui crie à Balatron :
«Par Jupiter, nous sommes de grands sots avec ces petites coupes, j'en veux d'autres :
Mettons sa cave à sec, ou mourons sans vengeance.»
Notre hôte, à ces mots, pâlit ; les grands buveurs lui faisant peur, parce que, dit-il, le vin est une porte ouverte à la médisance, et puis le goût du buveur hébète le palais du mangeur. Mais déjà les larges coupes sont remplies jusqu'aux bords. Vibidius et Balatron donnent l'exemple, et l'exemple est suivi de tous les convives... Seuls, les buveurs du dernier lit, trop voisins de leur hôte, n'ont pas abusé de son vin.
Cependant on apporte une lamproie au fond d'un énorme bassin, où de maigres squilles nageaient dans la sauce.
«Elle était pleine au moment où nous l'avons pêchée, et c'est bien heureux, si l'on veut la manger tendre (disait notre homme en montrant sa lamproie) ; et quant à la sauce, en voici la recette : huile vierge de Vénafre, essence d'anchois d'Espagne, et vin d'Italie, un vin de cinq feuilles, s'il vous plaît, ou tout au moins de bon vin de Chio, versé quand la cuisson est parfaite. Ajoutez poivre blanc, et de l'excellent vinaigre tiré du raisin de Lesbos !... Modestie à part. c'est moi-même, qui, le premier, ai mariné l'aunée encore verte, avec la roquette amère ; il est vrai que nous devons à Curtillus la grande invention du hérisson, que l'on mange encore humide et salé par l'eau de mer qui est bien préférable à la saumure».
Ici, le dais, mal attaché, tombe à grand bruit sur la table, et nous voilà couverts de poussière ! On eût dit un nuage épais, soulevé par l'aquilon dans les plaines de la Campanie ! Ah ! quelle peur ! Bientôt rassurés, nous respirons. Seul notre hôte, accablé comme s'il eût perdu un fils unique à la fleur de l'âge, se met à fondre en larmes. S'il eût fini de pleurer, je n'en sais rien, sans les consolations encourageantes de son ami Nomentanus.
«Fortune ennemie ! hélas ! disait-il, sommes-nous assez tes jouets !»
Varius mourait de rire, et comprimait son rire avec sa serviette, tandis que Balatron, expert en bonne ironie :
«Eh ! criait-il, voilà, sans doute, un misérable échantillon de la vie humaine !... On se tue, on s'échine, et quelle récompense au bout du compte ? Ah ! que de peines ce cher hôte s'est données pour nous bien recevoir !... Un pain si bien cuit !... des sauces si triomphalement salées !... Des valets vêtus, lavés, peignés ! Mais quoi ! l'imprévu ! cet abominable imprévu ! Un dais qui tombe, un dadais de valet qui fait comme a fait ce dais, et qui casse un verre ! Allons, haut la tête, ami ! le véritable amphitryon est un général d'armée, habile à réparer sa défaite ; il montre, au grand jour de l'adversité, des talents qu'on ne lui soupçonnait pas dans la victoire !
- Eloquent Balatron, s'écria notre hôte enchanté, vous êtes un esprit courtois, un bon convive, et je vous remercie, et je vous donne à tous les dieux de l'Olympe !»
Ainsi parlant, il se chausse et s'en va. Ce fut alors, d'un lit à l'autre, un murmure.... chacun parlant à l'oreille de son voisin.
HORACE
J'aurais donné tout au monde pour être à pareille fête... Est-ce là tout ?
FUNDANIUS
Comment donc ? Pendant que les convives bien élevés font semblant de rire d'autre chose, Vibidius s'écrie :
«A boire ! à boire ! est-ce que, par hasard, la dernière bouteille est cassée ?»
Et Dieu sait si Balatron lui prêtait le collet ! O bonheur ! Nasidiénus revient... rasséréné !
«Çà, disait-il, voyons pour le coup, si la fortune m'en veut toujours !»
Il était suivi de deux acolytes, portant, sur un plat sans rivages, un océan de comestibles : une grue au gros sel dont les membres étaient saupoudrés de farine ; l'oie et son foie étaient d'oies farcis de figues, et toujours sur ce même plat : des filets de lièvres, plus délicats sans doute que le râble absent, des squelettes de merles à demi brûlés, et des pigeons sans croupion. Ah ! ce fut vraiment un beau festin !
Pour compléter la fête, il fallait entendre le Nasidiénus, expliquant et commentant à sa façon les effets et les causes de son dîner ; mais, ma foi ! notre patience était à bout, et chacun prit la fuite à l'aspect de toutes ces bombances, sans y toucher.
On n'eût pas quitté la salle avec plus de hâte, si l'empoisonneuse Canidie, à elle seule plus venimeuse que tous les serpents de l'Afrique, eût soufflé de son haleine empestée sur ces viandes en monceau.
Traduction de Jules Janin [1878] - A l'enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°22 (1931)