Première en date des Quatre Grandes Chroniques, le Livre des Faits est une œuvre puissante et originale, que l’on a voulu longtemps réduire à son rôle de source historique.

Ecrite en catalan archaïque, elle a posé d'épineux problèmes aux historiens, aux critiques et aux enseignants : auteur véritable, conditions de sa création, sources éventuelles et style, rien n'était sûr et tout prêtait à controverses.

Ce n’est que tout récemment, depuis une trentaine d’années, que l’ensemble de l’érudition s’est ralliée aux thèses proposées par les professeurs Stefano Asperti et Josep Maria Pujol :

  • son auteur est bien le roi Jaume lui-même (1208-1276), qui y a travaillé jusqu'à sa mort.

  • il ne s'agit pas d'une autobiographie au sens moderne du terme, mettant en relief les principales étapes de l'évolution d'une personnalité.

  • ce ne sont pas non plus des confessions destinées à justifier les péchés passés.

 
  • ce n’est pas un texte épique. On n’y trouve pas de traces de chansons de geste catalanes oubliées ou de prosifications de vers anciens. L’illusion de l’existence d’un « epos » catalan, semblable au français ou au provençal, s’est dissipée avec ses relents de nationalisme.


Le Livre des Faits a été conçu à partir de sessions en petit groupe : le roi racontait son histoire à un public restreint, à partir d’un canevas documentaire ; des scribes prenaient la performance en note puis la soumettaient à son contrôle. C'est cette modalité de composition qui explique un style résolument oral, qui a longtemps troublé les enseignants et rebuté les traducteurs.

Les épisodes sont choisis par le roi pour mettre en valeur ses œuvres, celles qu’il juge dignes d’exemple pour ses successeurs et qui le valoriseront aux yeux de Dieu. C’est ce qu’il annonce dans son prologue :

    « Monseigneur saint Jaume dit que sans les œuvres, la foi est morte.

    Cette parole, Notre Seigneur a voulu l’accomplir dans nos actes. Et bien que la foi sans les œuvres n’ait aucune valeur, quand toutes deux s’unissent, elles produisent un fruit que Dieu veut bien recevoir dans Sa maison. Et la faveur du Seigneur de gloire l’a fait pour nous, de sorte que s’accomplisse la parole de saint Jaume : à la fin de nos jours, Il a voulu faire en sorte que l’œuvre s’accordât à la foi.

    Et nous quand nous avons considéré et compris quel était ce monde où les hommes vivent selon leur nature, et combien est petit ce siècle, et frivole et plein de scandale, et combien l’autre possède de gloire éternelle, et comment Notre Seigneur la donne à ceux qui veulent l’obtenir et la recherchent, et quand nous avons considéré de plus combien est grand Son pouvoir et petite notre faiblesse, nous avons compris et tenu pour vrai ce mot de l’Ecriture : Omnia pretereunt preter amare Deum, qui signifie que tout au monde passe et se perd, sauf l’amour de Dieu.

    Et nous, comprenant que telle était la vérité et le reste tromperie, nous avons voulu dédier, appliquer et accorder notre pensée et nos œuvres aux commandements de notre Sauveur. Et nous avons abandonné les vaines gloires de ce monde pour parvenir en Son royaume, car Il nous dit dans l’Evangile : Qui vult venire post me, abneget semetipsum, et sequatur me, ce qui veut dire en roman que celui qui veut Le suivre doit abandonner sa propre volonté pour la Sienne. Et nous souvenant encore des grandes faveurs qu’à maintes reprises Il nous avait accordées durant notre vie, et surtout dans nos derniers jours, nous avons voulu abandonner notre volonté pour la Sienne.

    Et pour que les hommes connaissent et sachent, quand nous aurons quitté cette vie mortelle, ce que nous aurons fait avec l’aide du Seigneur Tout-Puissant en qui est la vraie Trinité, nous avons laissé ce livre pour mémoire à ceux qui voudront entendre les faveurs que Notre Seigneur nous a accordées, et pour inviter par l’exemple tous les autres hommes du monde à mettre, comme nous l’avons fait, leur foi dans ce Seigneur si Puissant. »

Un tel texte programmatique nous permet dès lors de comprendre ce qu'on ne trouvera pas dans ce Livre : Jaume élimine tout ce qui ne convient pas à son projet et ne retient que les événements qui doivent prouver, sans qu’il ait besoin d’en développer l’interprétation, ce qu’est qu’un bon roi au regard de Dieu, c'est-à-dire un roi chrétien.

Il ne s'agit donc pas d'une chronique historique récapitulant la série de tous les faits du règne comme le feraient des annales. Les faits qui ne mettent pas le roi en valeur sont quelquefois oubliés : ainsi le siège avorté de Penyiscola en 1225, ou, plus significatif encore, la disparition d'un personnage de la stature de Louis IX (saint Louis), grand rival de Jaume.

Malgré ces lacunes, qui empêchent d'accorder un total crédit historique à cette chronique, le Livre des Faits n'en reste pas moins un texte exceptionnel, qui a fait date dans l'historiographie et qui mériterait d'être bien mieux connu hors de l'espace culturel catalan.



Et pour prolonger



© Robert Vinas