Le roi En Pierre se croyant assuré de la maison de
France après les conférences de Toulouse, voulut
s'assurer aussi des intentions de la maison de Castille et vint
en Aragon. Le roi don Alphonse de Castille avait eu de sa femme,
soeur du roi En Pierre d'Aragon, entre autres enfants deux fils
; l'aîné, nous l'avons déjà dit, fut
nommé don Ferdinand, et l'autre don Sanche. Il maria
l'aîné à la fille du roi Louis de France,
soeur du roi Philippe, lequel avait épousé la
fille du roi d'Aragon. Alphonse de Castille et Philippe de
France étant beaux-frères, ayant
épousé chacun une fille du roi En Jacques
d'Aragon, arran-gèrent le mariage du fils
aîné du roi de Castille avec la soeur du roi
Philippe, nommée Blanche
(1), sous la condition qu'après la mort du roi
Alphonse il serait roi de Castille, puisqu'il était
l'aîné de ses fils. L'infant Ferdinand eut de
madame Blanche deux fils, le roi Alphonse et l'infant Ferdinand.
Et après avoir eu ces deux enfants, l'infant Ferdinand
leur père mourut de maladie, ainsi qu'il plut à
Dieu ; ce fut dommage, car il était bon et
droiturier.
Le roi d'Aragon fut très affligé de la mort de
son neveu, qu'il aimait comme s'il eût été
son fils ; il avait bien raison en cela, car l'infant Ferdinand
n'aimait personne au monde autant que son oncle le roi d'Aragon.
Peu de temps après, le roi d'Aragon entra en Castille
avec une petite troupe, et en trois jours et quatre nuits fit
bien huit journées de marche et se rendit là
où étaient les deux fils de l'infant Ferdinand,
les prit, les emmena au royaume de Valence et les plaça
dans le château de Xativa où il les fit
élever comme il appartenait à des fils de roi. Il
fit cela par deux raisons particulièrement : la
première, fondée sur sa grande affection pour leur
père, qui était son désir que nul ne
pût faire aucun mal à ces infants ; et la seconde,
afin que si son neveu, l'infant don Sanche, se conduisait mal
à son égard, il eût dans ces infants la
possibilité de créer un roi de Castille. Il pensa
que, de cette manière, il lierait et plierait à
ses volontés la maison de Castille. En apprenant cette
nouvelle, le roi de Castille fut fort satisfait, mais je crois
bien que l'infant don Sanche ne le fut pas. A quelque temps de
là, le roi de Castille fit jurer à un grand nombre
des riches-hommes de son royaume de reconnaître
après sa mort l'infant don Sanche pour roi. Quand cela
fut fait, l'infant vint voir Son oncle, le roi d'Aragon, qui
l'aimait aussi beaucoup et lui dit : «Mon père et
seigneur, vous n'ignorez pas que le roi de Castille m'a fait
prêter serment par un grand nombre des riches-hommes de
son royaume ; mais quelques-uns l'ont refusé par la
raison qu'ils avaient déjà juré de
reconnaître pour roi l'infant don Ferdinand, mon
fère, après la mort de notre père. A
présent, seigneur et père, vous devez penser qu'il
convient mieux que je sois roi qu'aucun de mes neveux. Je vois
que cela est en vos mains, ainsi je vous supplie de m'être
favorable en cela ; et si vous ne vouliez pas me seconder
veuillez du moins ne pas m'être contraire ; car, si vous
ne vous y opposez point, je ne crains pas que personne
au-dessous de Dieu puisse m'enlever la couronne.»
Le roi, qui aimait son neveu comme son fils, lui
répondit : «Neveu, j'ai bien compris ce que vous
m'avez dit, et je puis vous assurer que, si vous voulez
être envers nous ce que vous devez être, je ne vous
serai pas contraire ; mais cela sous la condition que vous ferez
ce que je vous prescrirai, et que vous me le juriez par serment
et hommage. - Mon père et seigneur, répondit-il,
demandez ce que vous voulez que je fasse, et tout ce que vous
demanderez je suis prêt à le faire aujourd'hui et
toujours ; et je vous en fais serment et hommage comme il
convient à fils de roi. - Eh bien ! répliqua le
roi, je vous dirai ce que vous avez à faire.
Premièrement, vous me promettez que dans tous les temps
vous me ferez bonne aide avec toutes vos forces contre qui que
ce soit au monde, et que jamais vous, ni aucun des vôtres,
vous n'agirez contre moi ni contre mes royaumes, sous aucun
prétexte, et en faveur d'aucune personne que ce soit.
Secondement, vous me promettez que, quand vos neveux seront
grands et en âge de raison, vous leur ferez dans vos
royaumes une part telle qu'ils se tiennent pour bien
traités. - Seigneur, vous me dites des choses qui sont
justes et bonnes et selon mon honneur, et je vous déclare
que je suis dans l'intention de les sanctionner ainsi que vous
le demanderez.»
Ces conventions furent sanctionnées comme il avait
été dit, par serment et hommage, et
consignées dans des actes publics, après quoi
l'infant don Sanche s'en retournera très satisfait en
Castille. Il dit à son père ce qui s'était
passé ; celui-ci fut aussi fort satisfait, et il confirma
au roi d'Aragon tout ce que son fils lui avait promis.
Je les laisse à présent pour parler du roi En
Pierre, qui eut un très grand plaisir de ce qu'il avait
fait, se tenant ainsi pour assuré de la maison de
Castille.
(1) Blanche, fille de saint Louis, mariée à Ferdinand, dit de la Cerda, fils d'Alphonse X.