Le roi s'étant assuré que tout était
prêt, nefs, galères et autres vaisseaux, en fut
rempli de joie. Il fit publier alors à son de trompes :
que tous gens de tous états eussent à se
rassembler pour entendre ce que le seigneur roi avait à
leur dire, et qu'après leur avoir parlé il voulait
prendre congé et s'embarquer. A cette annonce, tous se
rendirent à l'assemblée, prélats,
riches-hommes, chevaliers et toutes autres personnes. Lorsque
tous furent réunis, le roi monta sur un échafaud
en bois qu'il avait fait construire à une hauteur
suffisante pour que tout le monde pût le voir et
l'entendre, et vous pouvez croire qu'il fut attentivement
écouté. Il commença à parler et
à dire de très bonnes paroles, appropriées
à la circonstance, à ceux qui devaient le suivre
comme à ceux qui devaient rester. Lorsqu'il eut
terminé son discours, le noble En Arnaut Roger, comte de
Pallars, qui était du voyage, lui dit :
«Seigneur, tous vos gens, aussi bien nous autres qui
partons avec vous que ceux qui demeurent, ont entendu avec
beaucoup de plaisir les bonnes paroles que vous leur avez dites,
et tous ensemble nous vous supplions humblement de nous dire et
découvrir où votre volonté est
d'aller.» Et il ajouta : qu'il n'y aurait nul
inconvénient à leur faire part de ce dessein
puisqu'on était si près du moment de
l'embarquement ; que ce serait une satisfaction pour tous, aussi
bien ceux qui étaient de l'expédition comme ceux
qui resteraient, et qu'en même temps les marchands et
autres bonnes gens se prépareraient pour porter à
l'armée des approvisionnements de vivres et autres
rafraîchissements, et enfin que les villes et cités
continueraient à lui envoyer des aides et secours de
toutes sortes.
Le roi répondit : «Comte, je veux que vous
sachiez, vous et tous ceux qui sont ici comme ceux qui ne s'y
trouvent pas, que, si j'étais persuadé que ma main
gauche sût ce que doit faire ma droite, je me couperais ma
main gauche. Or donc, qu'il ne soit plus question de cela ; mais
que ceux de vous qui doivent me suivre se disposent à
s'embarquer.»
Quand le comte et les autres eurent ouï d'aussi hautes
paroles, ils ne répliquèrent point ; toutefois ils
dirent : «Ordonnez, seigneur, et nous obéirons.
Veuille notre Seigneur vrai Dieu, et madame sainte Marie et
toute la cour céleste, que vos projets s'accomplissent
à leur honneur et accroissement, ainsi qu'à votre
propre honneur et à celui de tous vos sujets !
Puissent-ils nous accorder la faveur de vous servir de telle
manière que Dieu et vous en soyez satisfaits
!»
Là-dessus, le comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti
et autres riches-hommes qui n'étaient pas du voyage,
dirent : «Seigneur, daignez permettre que nous aussi nous
nous embarquions avec vous, et pour rien au monde ne nous
laissez ici, car nous sommes tout prêts à partir
aussi bien que ceux qui ont déjà reçu
l'ordre écrit de se rendre à ce
voyage.»
Le roi répondit au comte, au vicomte et aux autres :
«Nous sommes très reconnaissant de votre offre et
de votre bonne volonté, mais nous nous contenterons de
vous répondre, que vous nous servirez autant en restant
ici que les autres en nous accompagnant.»
Ayant parlé ainsi, il les bénit, les signa tous
et les recommanda à Dieu. Et si jamais on entendit des
pleurs et des cris, ce fut au moment des adieux. Le roi, qui de
tous les princes qui jamais existèrent était bien
celui qui avait le plus de force d'âme, ne put
s'empêcher de pleurer. Il se leva et alla prendre
congé de la reine et des infants ; il leur fit mille
amitiés, les signa et leur donna sa
bénédiction. On lui avait préparé un
lin armé, et il s'embarqua accompagné d'autant de
bénédictions et d'actions de grâces que
seigneur en reçût jamais. Lorsqu'il fut
embarqué chacun se disposa à en faire autant ; si
bien qu'en deux jours tout le monde fut à bord ; et, sous
le bon plaisir de notre seigneur vrai Dieu, de madame sainte
Marie et de tous les saints et saintes, ils firent tous voile du
port Fangos pour ce bon voyage, l'année de l'incarnation
de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, douze cent
quatre-vingt-deux. Quand tous eurent fait voile, il s'y trouva
plus de cent cinquante voiles d'une ou d'autre espèce.
Lorsqu'ils furent parvenus à vingt milles en mer,
l'amiral En Jacques-Pierre alla avec un lin armé à
toutes les nefs, lins, galères, longues barques, petites
barques, et remit à chaque chef un ordre scellé et
cacheté du sceau du roi, clos et fermé par ledit
cachet. Il ordonna à chaque patron de prendre la route du
port Mahon dans l'île de Minorque, d'entrer tous dans
ledit port et de s'y rafraîchir, et lorsqu'ils seraient
sortis du port Mahon, et à la distance de dix milles en
mer, d'ouvrir l'ordre, mais non pas plus tôt, sous peine
de forfaiture de leur personne, après quoi ils suivraient
la route que ledit seigneur roi leur désignait dans son
ordre. On fit ce que l'amiral avait prescrit.