Chapitre 49

Comment le roi En Pierre fit publier que son dessein était de s'embarquer au port Fangos et de prendre congé ; et comment le comte de Pallars, au nom de tous, pria le roi de lui dire quelles étaient ses intentions, ce qu'il ne voulut point dire ; et des précautions qu'il prit pour en faire part aux patrons et mariniers.

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Le roi s'étant assuré que tout était prêt, nefs, galères et autres vaisseaux, en fut rempli de joie. Il fit publier alors à son de trompes : que tous gens de tous états eussent à se rassembler pour entendre ce que le seigneur roi avait à leur dire, et qu'après leur avoir parlé il voulait prendre congé et s'embarquer. A cette annonce, tous se rendirent à l'assemblée, prélats, riches-hommes, chevaliers et toutes autres personnes. Lorsque tous furent réunis, le roi monta sur un échafaud en bois qu'il avait fait construire à une hauteur suffisante pour que tout le monde pût le voir et l'entendre, et vous pouvez croire qu'il fut attentivement écouté. Il commença à parler et à dire de très bonnes paroles, appropriées à la circonstance, à ceux qui devaient le suivre comme à ceux qui devaient rester. Lorsqu'il eut terminé son discours, le noble En Arnaut Roger, comte de Pallars, qui était du voyage, lui dit :

«Seigneur, tous vos gens, aussi bien nous autres qui partons avec vous que ceux qui demeurent, ont entendu avec beaucoup de plaisir les bonnes paroles que vous leur avez dites, et tous ensemble nous vous supplions humblement de nous dire et découvrir où votre volonté est d'aller.» Et il ajouta : qu'il n'y aurait nul inconvénient à leur faire part de ce dessein puisqu'on était si près du moment de l'embarquement ; que ce serait une satisfaction pour tous, aussi bien ceux qui étaient de l'expédition comme ceux qui resteraient, et qu'en même temps les marchands et autres bonnes gens se prépareraient pour porter à l'armée des approvisionnements de vivres et autres rafraîchissements, et enfin que les villes et cités continueraient à lui envoyer des aides et secours de toutes sortes.

Le roi répondit : «Comte, je veux que vous sachiez, vous et tous ceux qui sont ici comme ceux qui ne s'y trouvent pas, que, si j'étais persuadé que ma main gauche sût ce que doit faire ma droite, je me couperais ma main gauche. Or donc, qu'il ne soit plus question de cela ; mais que ceux de vous qui doivent me suivre se disposent à s'embarquer.»

Quand le comte et les autres eurent ouï d'aussi hautes paroles, ils ne répliquèrent point ; toutefois ils dirent : «Ordonnez, seigneur, et nous obéirons. Veuille notre Seigneur vrai Dieu, et madame sainte Marie et toute la cour céleste, que vos projets s'accomplissent à leur honneur et accroissement, ainsi qu'à votre propre honneur et à celui de tous vos sujets ! Puissent-ils nous accorder la faveur de vous servir de telle manière que Dieu et vous en soyez satisfaits !»

Là-dessus, le comte d'Ampurias, le vicomte de Rocaberti et autres riches-hommes qui n'étaient pas du voyage, dirent : «Seigneur, daignez permettre que nous aussi nous nous embarquions avec vous, et pour rien au monde ne nous laissez ici, car nous sommes tout prêts à partir aussi bien que ceux qui ont déjà reçu l'ordre écrit de se rendre à ce voyage.»

Le roi répondit au comte, au vicomte et aux autres : «Nous sommes très reconnaissant de votre offre et de votre bonne volonté, mais nous nous contenterons de vous répondre, que vous nous servirez autant en restant ici que les autres en nous accompagnant.»

Ayant parlé ainsi, il les bénit, les signa tous et les recommanda à Dieu. Et si jamais on entendit des pleurs et des cris, ce fut au moment des adieux. Le roi, qui de tous les princes qui jamais existèrent était bien celui qui avait le plus de force d'âme, ne put s'empêcher de pleurer. Il se leva et alla prendre congé de la reine et des infants ; il leur fit mille amitiés, les signa et leur donna sa bénédiction. On lui avait préparé un lin armé, et il s'embarqua accompagné d'autant de bénédictions et d'actions de grâces que seigneur en reçût jamais. Lorsqu'il fut embarqué chacun se disposa à en faire autant ; si bien qu'en deux jours tout le monde fut à bord ; et, sous le bon plaisir de notre seigneur vrai Dieu, de madame sainte Marie et de tous les saints et saintes, ils firent tous voile du port Fangos pour ce bon voyage, l'année de l'incarnation de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, douze cent quatre-vingt-deux. Quand tous eurent fait voile, il s'y trouva plus de cent cinquante voiles d'une ou d'autre espèce. Lorsqu'ils furent parvenus à vingt milles en mer, l'amiral En Jacques-Pierre alla avec un lin armé à toutes les nefs, lins, galères, longues barques, petites barques, et remit à chaque chef un ordre scellé et cacheté du sceau du roi, clos et fermé par ledit cachet. Il ordonna à chaque patron de prendre la route du port Mahon dans l'île de Minorque, d'entrer tous dans ledit port et de s'y rafraîchir, et lorsqu'ils seraient sortis du port Mahon, et à la distance de dix milles en mer, d'ouvrir l'ordre, mais non pas plus tôt, sous peine de forfaiture de leur personne, après quoi ils suivraient la route que ledit seigneur roi leur désignait dans son ordre. On fit ce que l'amiral avait prescrit.


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