Le roi ayant fait rafraîchir sa flotte partit de Mahon ;
et quand on fut à dix milles en mer, chacun ouvrit
l'ordre écrit dans lequel se trouva la notification de se
rendre au port d'Alcoyll ; ils prirent terre à la ville
d'Alcoyll. Les habitants voulurent s'enfuir ; mais un petit
nombre seul y parvint. Cependant on fit mettre à terre
tous les chevaux, et ainsi tous les hommes entrèrent.
Aussitôt que toutes les troupes furent
débarquées, le roi demanda aux Sarrazins qui
avaient été pris récemment des nouvelles
d'En Bugron. Ceux-ci lui racontèrent ce qui
s'était passé, ce dont le roi fut très
affligé ; cependant, comme il était venu, il
voulut que son voyage s'accomplît au plaisir de Dieu et de
la sainte foi catholique. Il ordonna de construire un mur avec
des pieux liés au moyen de cordes passées dans des
anneaux, et d'en entourer la ville et l'armée. Il fit
descendre des vaisseaux les maçons qu'il avait
amenés et ils formèrent de terre battue les
barrières et les chemins par lesquels les ennemis
pouvaient arriver en dehors de ces murailles. Tandis qu'on
s'occupait de ces ouvrages il se réunit aux environs plus
de trente mille cavaliers sarrazins, et une si grande
quantité de gens de pied que la plaine et les montagnes
en étaient couvertes. Les maudits Morabites allaient
prêchant et criant par toute la Barbarie et
répandant leurs absolutions sur leur méchante
race. Dans l'espace d'un mois il s'y rendit plus de cent mille
hommes à cheval et une quantité innombrable
d'hommes à pied. Le comte de Pallars, voyant une si
grande réunion de gens, fit construire un fort en bois et
en terre, sur une hauteur voisine de la ville d'Alcoyll, et de
là, avec quelques autres, il fondait tous les jours sur
les ennemis, de sorte que ce monticule fut nommé le Mont
de l'Escarmouche (1).
Là se faisaient chaque jour de tels faits d'armes qu'on
ne pourrait pas les compter ; enfin quiconque eût
aimé à voir ce que c'est que le courage et
l'audace d'un seigneur pouvait se satisfaire en allant en ce
lieu.
Quand on était au fort de la mêlée, si le
roi voyait que les chrétiens eussent le dessus, il
s'élançait au plus épais des ennemis, et
frappait de tous côtés. Ne croyez pas que jamais
Alexandre, Rolland ni Olivier aient pu faire des exploits
pareils à ceux que le roi faisait chaque jour, et,
à ses côtés, tous les riches-hommes,
chevaliers, almogavares et hommes de mer qui s'y trouvaient.
Chacun peut s'imaginer combien il était nécessaire
au roi et à tout son monde que cela fût fait ainsi,
puisqu'ils se trouvaient en un lieu non défendu, au
milieu d'une plaine, sans remparts et sans murailles, si ce
n'est la palissade dont j'ai parlé ; et ils avaient en
face d'eux des rois, fils de rois, barons et moaps sarrazins,
qui étaient la fleur de tous les Sarrazins du monde et
qui n'étaient venus que pour anéantir les
chrétiens. Si ceux-ci se fussent montrés endormis
dans leur guet, vous pensez qu'on les eût
réveillés par des sons de bien mauvais augure pour
eux ; aussi fallait-il qu'ils se gardassent bien de la moindre
négligence ; et là où étaient les
plus beaux faits d'armes et le plus grand danger, là se
trouvait avec le plus de plaisir le roi ainsi que les siens.
Jamais aussi armée ne fut mieux approvisionnée de
tous biens que celle-là et l'abondance allait toujours
croissant. Lorsqu'on sut en Catalogne que le roi était
à Alcoyll, chacun, comme s'il eût dû obtenir
des indulgences, ne songeait qu'à charger les nefs et
lins d'hommes, de provisions de bouche, d'armes et de secours de
toutes sortes. Ils faisaient si bien, qu'il y arrivait
quelquefois vingt et trente voiles chargées de toutes
choses, tellement que le marché y était mieux
pourvu qu'en aucun lieu de la Catalogne.
Quand le roi eut reconnu tout le pays et se fut assuré
des forces des Maures et Sarrazins, il pensa qu'il serait facile
de s'emparer de la Barbarie, si le pape voulait l'aider et de
son argent et de ses indulgences ; il vit que jamais les
chrétiens ne s'étaient trouvés en meilleure
position ; que jamais roi de France ni d'Angleterre, jamais le
roi Charles, jamais enfin aucun roi chrétien qui
eût fait le voyage d'outre-mer ou fût allé
à Tunis, au moyen des croisades et des trésors de
l'Eglise, n'avait occupé autant de pays en Barbarie qu'il
le faisait en ce moment ; que de Giger à Bona il n'osait
paraître un Sarrazin, et qu'au contraire, sur toute la
côte les chrétiens apportaient, sans être
inquiétés, du bois à l'armée ;
qu'ils y tenaient leurs bêtes sans qu'aucun Sarrazin
osât s'en approcher, que les chrétiens au contraire
faisaient des incursions à cheval à trois et
quatre journées, et enlevaient des hommes et du
bétail, et que les Sarrazins n'osaient s'éloigner
de leur armée, craignant d'être aussitôt
captifs. En effet nos gens en enlevaient chaque jour
quelques-uns ; aussi pendant un mois il s'en faisait
journellement des encans à Alcoyll, de telle sorte que le
roi et l'armée se regardaient comme en toute
sûreté ; et c'était vraiment une chose
merveilleuse. Quelquefois le roi poussait son cheval en avant
avec cinq cents cavaliers seulement, et laissait les autres aux
barrières ; et avec ces cinq cents hommes brochants avec
lui, il faisait éparpiller les Sarrazins, de
manière à ce qu'il n'y en eût pas un qui ne
fût séparé des siens ; et il s'en faisait
alors un tel carnage, que ce serait une fatigue que de le
raconter. Ils en prenaient aussi une telle quantité, que
pour un double on achetait un Sarrazin. Ainsi tous les
chrétiens étaient riches et satisfaits, et le roi
par-dessus tous les autres.
Je cesserai de vous entretenir de ces faits d'armes de tous les
jours pour vous parler des pensées qui occupaient le roi.
(1) Puig de Picabaralla. |