Chapitre 51

Comment le roi En Pierre aborda au port d'Alcoyll, et comment il apprit la mort d'En Bugron, ce qui l'affligea beaucoup ; du grand nombre de Morabites qui se réunirent, tandis que les nôtres se fortifiaient ; et des hauts faits d'armes qu'ils firent, au moyen des heureux secours que leur fournit la Catalogne.

Chapitre 50 Sommaire Chapitre 52

Le roi ayant fait rafraîchir sa flotte partit de Mahon ; et quand on fut à dix milles en mer, chacun ouvrit l'ordre écrit dans lequel se trouva la notification de se rendre au port d'Alcoyll ; ils prirent terre à la ville d'Alcoyll. Les habitants voulurent s'enfuir ; mais un petit nombre seul y parvint. Cependant on fit mettre à terre tous les chevaux, et ainsi tous les hommes entrèrent. Aussitôt que toutes les troupes furent débarquées, le roi demanda aux Sarrazins qui avaient été pris récemment des nouvelles d'En Bugron. Ceux-ci lui racontèrent ce qui s'était passé, ce dont le roi fut très affligé ; cependant, comme il était venu, il voulut que son voyage s'accomplît au plaisir de Dieu et de la sainte foi catholique. Il ordonna de construire un mur avec des pieux liés au moyen de cordes passées dans des anneaux, et d'en entourer la ville et l'armée. Il fit descendre des vaisseaux les maçons qu'il avait amenés et ils formèrent de terre battue les barrières et les chemins par lesquels les ennemis pouvaient arriver en dehors de ces murailles. Tandis qu'on s'occupait de ces ouvrages il se réunit aux environs plus de trente mille cavaliers sarrazins, et une si grande quantité de gens de pied que la plaine et les montagnes en étaient couvertes. Les maudits Morabites allaient prêchant et criant par toute la Barbarie et répandant leurs absolutions sur leur méchante race. Dans l'espace d'un mois il s'y rendit plus de cent mille hommes à cheval et une quantité innombrable d'hommes à pied. Le comte de Pallars, voyant une si grande réunion de gens, fit construire un fort en bois et en terre, sur une hauteur voisine de la ville d'Alcoyll, et de là, avec quelques autres, il fondait tous les jours sur les ennemis, de sorte que ce monticule fut nommé le Mont de l'Escarmouche (1). Là se faisaient chaque jour de tels faits d'armes qu'on ne pourrait pas les compter ; enfin quiconque eût aimé à voir ce que c'est que le courage et l'audace d'un seigneur pouvait se satisfaire en allant en ce lieu.

Quand on était au fort de la mêlée, si le roi voyait que les chrétiens eussent le dessus, il s'élançait au plus épais des ennemis, et frappait de tous côtés. Ne croyez pas que jamais Alexandre, Rolland ni Olivier aient pu faire des exploits pareils à ceux que le roi faisait chaque jour, et, à ses côtés, tous les riches-hommes, chevaliers, almogavares et hommes de mer qui s'y trouvaient. Chacun peut s'imaginer combien il était nécessaire au roi et à tout son monde que cela fût fait ainsi, puisqu'ils se trouvaient en un lieu non défendu, au milieu d'une plaine, sans remparts et sans murailles, si ce n'est la palissade dont j'ai parlé ; et ils avaient en face d'eux des rois, fils de rois, barons et moaps sarrazins, qui étaient la fleur de tous les Sarrazins du monde et qui n'étaient venus que pour anéantir les chrétiens. Si ceux-ci se fussent montrés endormis dans leur guet, vous pensez qu'on les eût réveillés par des sons de bien mauvais augure pour eux ; aussi fallait-il qu'ils se gardassent bien de la moindre négligence ; et là où étaient les plus beaux faits d'armes et le plus grand danger, là se trouvait avec le plus de plaisir le roi ainsi que les siens. Jamais aussi armée ne fut mieux approvisionnée de tous biens que celle-là et l'abondance allait toujours croissant. Lorsqu'on sut en Catalogne que le roi était à Alcoyll, chacun, comme s'il eût dû obtenir des indulgences, ne songeait qu'à charger les nefs et lins d'hommes, de provisions de bouche, d'armes et de secours de toutes sortes. Ils faisaient si bien, qu'il y arrivait quelquefois vingt et trente voiles chargées de toutes choses, tellement que le marché y était mieux pourvu qu'en aucun lieu de la Catalogne.

Quand le roi eut reconnu tout le pays et se fut assuré des forces des Maures et Sarrazins, il pensa qu'il serait facile de s'emparer de la Barbarie, si le pape voulait l'aider et de son argent et de ses indulgences ; il vit que jamais les chrétiens ne s'étaient trouvés en meilleure position ; que jamais roi de France ni d'Angleterre, jamais le roi Charles, jamais enfin aucun roi chrétien qui eût fait le voyage d'outre-mer ou fût allé à Tunis, au moyen des croisades et des trésors de l'Eglise, n'avait occupé autant de pays en Barbarie qu'il le faisait en ce moment ; que de Giger à Bona il n'osait paraître un Sarrazin, et qu'au contraire, sur toute la côte les chrétiens apportaient, sans être inquiétés, du bois à l'armée ; qu'ils y tenaient leurs bêtes sans qu'aucun Sarrazin osât s'en approcher, que les chrétiens au contraire faisaient des incursions à cheval à trois et quatre journées, et enlevaient des hommes et du bétail, et que les Sarrazins n'osaient s'éloigner de leur armée, craignant d'être aussitôt captifs. En effet nos gens en enlevaient chaque jour quelques-uns ; aussi pendant un mois il s'en faisait journellement des encans à Alcoyll, de telle sorte que le roi et l'armée se regardaient comme en toute sûreté ; et c'était vraiment une chose merveilleuse. Quelquefois le roi poussait son cheval en avant avec cinq cents cavaliers seulement, et laissait les autres aux barrières ; et avec ces cinq cents hommes brochants avec lui, il faisait éparpiller les Sarrazins, de manière à ce qu'il n'y en eût pas un qui ne fût séparé des siens ; et il s'en faisait alors un tel carnage, que ce serait une fatigue que de le raconter. Ils en prenaient aussi une telle quantité, que pour un double on achetait un Sarrazin. Ainsi tous les chrétiens étaient riches et satisfaits, et le roi par-dessus tous les autres.

Je cesserai de vous entretenir de ces faits d'armes de tous les jours pour vous parler des pensées qui occupaient le roi.


Chapitre 50 Haut de la page Chapitre 52

(1) Puig de Picabaralla.