Le roi, voyant que les choses allaient si bien et étaient
si honorables pour la chrétienté, ordonna au noble
En Guillem de Castellnou, honorable captal (1) de Catalogne et son
parent, de se rendre auprès du Saint-Père,
à Rome, avec deux galères. Il mandait audit noble
: de s'embarquer aussitôt et de se rendre à Rome,
sans s'arrêter nulle part jusqu'à ce qu'il
fût parvenu auprès du pape ; de saluer lui et tous
les cardinaux de sa part ; de le prier de faire assembler son
consistoire, ayant à parler en présence de tous
les membres, de la part du roi En Pierre. L'assemblée une
fois réunie, il devait saluer encore une fois de sa part
le pape et tous les cardinaux, et dire :
«Saint-Père, monseigneur En Pierre, roi d'Aragon,
vous fait savoir qu'il est en Barbarie, en un lieu nommé
Alcoyll, et qu'il pense qu'à l'aide de ce lieu il peut se
rendre maître de toute la Barbarie. Si vous voulez bien,
Saint-Père, le seconder au moyen de votre argent et de
vos indulgences, il s'écoulera peu de temps avant qu'il
ait accompli en grande partie ce dessein ; et je vous dis
qu'avant trois mois il sera maître de la ville de Bona,
dont saint Augustin fut évêque, et ensuite de la
ville de Giger. A l'aide de ces deux villes, situées sur
la côte près d'Alcoyll, l'une au levant et l'autre
au couchant, il ne tardera pas, aussitôt après les
avoir conquises, à s'emparer de toutes celles qui se
trouvent le long de la côte. Et le pays de Barbarie est
tel, que qui est maître des côtes, est maître
de la Barbarie entière ; et ces gens-là sont tels
que quand ils se verront serrés de si près, la
plupart se feront chrétiens. Saint-Père, le
seigneur roi vous requiert donc, au nom de Dieu, de lui rendre
ce seul service, et dans peu de temps s'il plaît à
Dieu, les revenus de la sainte Eglise s'élèveront
plus haut qu'ils ne se sont jamais élevés. Et vous
voyez déjà à quel point le roi son
père a fait croître lesdits revenus de la sainte
Eglise, sans qu'il ait eu en cela aucun secours de personne.
Voilà, Saint-Père, ce qu'il demande et requiert,
et il vous prie de ne point tarder.
Si par hasard il vous répondait : «Pourquoi
n'a-t-il point dit tout cela aux envoyés que nous lui
avons adressés en Catalogne ?» vous
répondrez : «C'est qu'alors, Saint-Père, il
n'était pas encore temps de vous dévoiler son
secret, à vous ni à qui que ce fût,
puisqu'il avait promis et juré à Bugron de ne le
communiquer à aucun homme au monde ; ainsi, Saint
Père, vous ne pouvez lui en savoir mauvais
gré.» Enfin, s'il se refusait à nous
accorder aucun secours, protestez de notre part, et
déclarez dans cette protestation : que, s'il ne nous
envoie pas le secours que nous lui demandons, ce sera par sa
faute seule que nous aurons à revenir dans notre royaume.
Il doit savoir, lui et tout le monde, que malgré notre
puissance nous n'avons pas assez d'argent pour pouvoir
séjourner longtemps ici. Dieu veuille l'éclairer
et lui bien faire savoir ce que nous avons en pensée, qui
est que, dans le cas où il nous accorderait les secours
que nous lui demandons, nous emploierons tous les jours de notre
vie à faire fructifier la sainte foi catholique, et
spécialement dans le pays où nous sommes venus. Je
vous ordonne donc de remplir cette mission le plus habilement
possible.
- Seigneur, répondit le noble En Guillem de Castellnou,
j'ai bien compris ce que vous m'avez ordonné de dire et
de faire, et, avec l'aide de Dieu, je m'en acquitterai de
manière à ce que vous en soyez satisfait et
m'accordiez votre bénédiction et vos grâces.
Je prie Dieu de vous soutenir, de vous garder de tout mal et de
vous accorder victoire sur tous vos ennemis. Si toutefois,
seigneur, cela était de votre bon plaisir, vous avez ici
beaucoup d'autres riches-hommes plus habiles que moi, vous
pourriez les envoyer à ma place, et j'en rendrais
grâce à Dieu et à vous ; car alors je ne me
séparerais pas de vous ; et je vous vois tous les jours
vous exposer dans de tels lieux, que ce serait pour moi une
grande douleur de ne pas m'y trouver à côté
de vous.»
Le roi sourit et lui dit : «Je ne doute pas, En Guillem,
que vous ne préférassiez beaucoup rester ici
plutôt que de partir ; quant aux délices que vous
m'accusez de trouver dans les faits d'armes, nous pouvons vous
compter comme un de ceux de la Catalogne et de tous nos royaumes
qui les recherchent aussi le plus vivement ; mais
tranquillisez-vous et comptez qu'à votre retour vous
trouverez encore tant à faire que vous pourrez vous en
passer la fantaisie. Nous avons une telle confiance en vous que
nous sommes persuadés que dans cette ambassade, ainsi
qu'en de plus grandes choses, vous vous tirerez d'affaire aussi
bien qu'aucun de nos barons. Parlez-donc ; que
Jésus-Christ vous conduise et vous ramène sain et
sauf auprès de nous !»
Là-dessus ledit noble s'inclina jusqu'à terre et
voulut lui baiser les pieds. Le roi ne le souffrit point ; mais
il lui donna la main et le baisa à la bouche.
Aussitôt, deux galères étant
préparées et armées, il s'embarqua et
partit. Dieu le conduise à bien ! Je le laisse aller, et
parlerai du roi d'Aragon et de ses grands faits d'armes qui
avaient lieu tous les jours à Alcoyll.
(1) Le titre de
captal était connu aussi dans le Languedoc. Le
captal de Buch, allié de la maison de Foix, brille
au premier rang des héros du quatorzième
siècle. Ce titre paraît avoir
été plus général de l'autre
côté des Pyrénées. |