Chapitre 52

Comment le seigneur roi Pierre étant à Alcoyll envoya le noble En Guillem de Castellnou au pape, pour le prier de le seconder par son argent et la prédication d'une croisade, afin de pouvoir faire la conquête de la Barbarie.

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Le roi, voyant que les choses allaient si bien et étaient si honorables pour la chrétienté, ordonna au noble En Guillem de Castellnou, honorable captal (1) de Catalogne et son parent, de se rendre auprès du Saint-Père, à Rome, avec deux galères. Il mandait audit noble : de s'embarquer aussitôt et de se rendre à Rome, sans s'arrêter nulle part jusqu'à ce qu'il fût parvenu auprès du pape ; de saluer lui et tous les cardinaux de sa part ; de le prier de faire assembler son consistoire, ayant à parler en présence de tous les membres, de la part du roi En Pierre. L'assemblée une fois réunie, il devait saluer encore une fois de sa part le pape et tous les cardinaux, et dire :

«Saint-Père, monseigneur En Pierre, roi d'Aragon, vous fait savoir qu'il est en Barbarie, en un lieu nommé Alcoyll, et qu'il pense qu'à l'aide de ce lieu il peut se rendre maître de toute la Barbarie. Si vous voulez bien, Saint-Père, le seconder au moyen de votre argent et de vos indulgences, il s'écoulera peu de temps avant qu'il ait accompli en grande partie ce dessein ; et je vous dis qu'avant trois mois il sera maître de la ville de Bona, dont saint Augustin fut évêque, et ensuite de la ville de Giger. A l'aide de ces deux villes, situées sur la côte près d'Alcoyll, l'une au levant et l'autre au couchant, il ne tardera pas, aussitôt après les avoir conquises, à s'emparer de toutes celles qui se trouvent le long de la côte. Et le pays de Barbarie est tel, que qui est maître des côtes, est maître de la Barbarie entière ; et ces gens-là sont tels que quand ils se verront serrés de si près, la plupart se feront chrétiens. Saint-Père, le seigneur roi vous requiert donc, au nom de Dieu, de lui rendre ce seul service, et dans peu de temps s'il plaît à Dieu, les revenus de la sainte Eglise s'élèveront plus haut qu'ils ne se sont jamais élevés. Et vous voyez déjà à quel point le roi son père a fait croître lesdits revenus de la sainte Eglise, sans qu'il ait eu en cela aucun secours de personne. Voilà, Saint-Père, ce qu'il demande et requiert, et il vous prie de ne point tarder.

Si par hasard il vous répondait : «Pourquoi n'a-t-il point dit tout cela aux envoyés que nous lui avons adressés en Catalogne ?» vous répondrez : «C'est qu'alors, Saint-Père, il n'était pas encore temps de vous dévoiler son secret, à vous ni à qui que ce fût, puisqu'il avait promis et juré à Bugron de ne le communiquer à aucun homme au monde ; ainsi, Saint Père, vous ne pouvez lui en savoir mauvais gré.» Enfin, s'il se refusait à nous accorder aucun secours, protestez de notre part, et déclarez dans cette protestation : que, s'il ne nous envoie pas le secours que nous lui demandons, ce sera par sa faute seule que nous aurons à revenir dans notre royaume. Il doit savoir, lui et tout le monde, que malgré notre puissance nous n'avons pas assez d'argent pour pouvoir séjourner longtemps ici. Dieu veuille l'éclairer et lui bien faire savoir ce que nous avons en pensée, qui est que, dans le cas où il nous accorderait les secours que nous lui demandons, nous emploierons tous les jours de notre vie à faire fructifier la sainte foi catholique, et spécialement dans le pays où nous sommes venus. Je vous ordonne donc de remplir cette mission le plus habilement possible.

- Seigneur, répondit le noble En Guillem de Castellnou, j'ai bien compris ce que vous m'avez ordonné de dire et de faire, et, avec l'aide de Dieu, je m'en acquitterai de manière à ce que vous en soyez satisfait et m'accordiez votre bénédiction et vos grâces. Je prie Dieu de vous soutenir, de vous garder de tout mal et de vous accorder victoire sur tous vos ennemis. Si toutefois, seigneur, cela était de votre bon plaisir, vous avez ici beaucoup d'autres riches-hommes plus habiles que moi, vous pourriez les envoyer à ma place, et j'en rendrais grâce à Dieu et à vous ; car alors je ne me séparerais pas de vous ; et je vous vois tous les jours vous exposer dans de tels lieux, que ce serait pour moi une grande douleur de ne pas m'y trouver à côté de vous.»

Le roi sourit et lui dit : «Je ne doute pas, En Guillem, que vous ne préférassiez beaucoup rester ici plutôt que de partir ; quant aux délices que vous m'accusez de trouver dans les faits d'armes, nous pouvons vous compter comme un de ceux de la Catalogne et de tous nos royaumes qui les recherchent aussi le plus vivement ; mais tranquillisez-vous et comptez qu'à votre retour vous trouverez encore tant à faire que vous pourrez vous en passer la fantaisie. Nous avons une telle confiance en vous que nous sommes persuadés que dans cette ambassade, ainsi qu'en de plus grandes choses, vous vous tirerez d'affaire aussi bien qu'aucun de nos barons. Parlez-donc ; que Jésus-Christ vous conduise et vous ramène sain et sauf auprès de nous !»

Là-dessus ledit noble s'inclina jusqu'à terre et voulut lui baiser les pieds. Le roi ne le souffrit point ; mais il lui donna la main et le baisa à la bouche. Aussitôt, deux galères étant préparées et armées, il s'embarqua et partit. Dieu le conduise à bien ! Je le laisse aller, et parlerai du roi d'Aragon et de ses grands faits d'armes qui avaient lieu tous les jours à Alcoyll.


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(1) Le titre de captal était connu aussi dans le Languedoc. Le captal de Buch, allié de la maison de Foix, brille au premier rang des héros du quatorzième siècle. Ce titre paraît avoir été plus général de l'autre côté des Pyrénées.