Acte II

Acteurs

  • Tite, empereur de Rome et amant de Bérénice
  • Domitian, frère de Tite et amant de Domitie
  • Bérénice, reine d'une partie de la Judée
  • Domitie, fille de Corbulon
  • Plautine, confidente de Domitie
  • Flavian, confident de Tite
  • Albin, confident de Domitian
  • Philon, ministre d'Etat, confident de Bérénice

La scène est à Rome, dans le palais impérial.


Scène 1
DOMITIE, PLAUTINE

DOMITIE
Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu'il est :
Je le chasse, il revient ; je l'étouffe, il renaît ;
Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
Plus en dépit de moi je m'en trouve gênée.
Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs :
Ne devrait-il pas faire aussi tous mes plaisirs ?
Depuis plus de six mois la pompe s'en apprête,
Rome s'en fait d'avance en l'esprit une fête,
Et tandis qu'à l'envi tout l'empire l'attend,
Mon coeur dans tout l'empire est le seul mécontent.

PLAUTINE
Que trouvez-vous, madame, ou d'amer ou de rude
A voir qu'un tel bonheur n'ait plus d'incertitude ?
Et quand dans quatre jours vous devez y monter,
Quel importun chagrin pouvez-vous écouter ?
Si vous n'en êtes pas tout à fait la maîtresse,
Du moins à l'empereur cachez cette tristesse :
Le dangereux soupçon de n'être pas aimé
Peut le rendre à l'objet dont il fut trop charmé.
Avant qu'il vous aimât, il aimait Bérénice ;
Et s'il n'en put alors faire une impératrice,
A présent il est maître, et son père au tombeau
Ne peut plus le forcer d'éteindre un feu si beau.

DOMITIE
C'est là ce qui me gêne, et l'image importune
Qui trouble les douceurs de toute ma fortune :
J'ambitionne et crains l'hymen d'un empereur
Dont j'ai lieu de douter si j'aurai tout le coeur.
Ce pompeux appareil, où sans cesse il ajoute,
Recule chaque jour un noeud qui le dégoûte.
Il souffre chaque jour que le gouvernement
Vole ce qu'à me plaire il doit d'attachement ;
Et ce qu'il en étale agit d'une manière
Qui ne m'assure point d'une âme toute entière.
Souvent même, au milieu des offres de sa foi,
Il semble tout à coup qu'il n'est pas avec moi,
Qu'il a quelque plus douce ou noble inquiétude.
Son feu de sa raison est l'effet et l'étude ;
Il s'en fait un plaisir bien moins qu'un embarras,
Et s'efforce à m'aimer ; mais il ne m'aime pas.

PLAUTINE
A cet effort pour vous qui pourrait le contraindre ?
Maître de l'univers, a-t-il un maître à craindre ?

DOMITIE
J'ai quelques droits, Plautine, à l'empire romain,
Que le choix d'un époux peut mettre en bonne main :
Mon père, avant le sien élu pour cet empire,
Préféra... Tu le sais, et c'est assez t'en dire.
C'est par cet intérêt qu'il m'apporte sa foi ;
Mais pour le coeur, te dis-je, il n'est pas tout à moi.

PLAUTINE
La chose est bien égale, il n'a pas tout le vôtre :
S'il aime un autre objet, vous en aimez un autre ;
Et comme sa raison vous donne tous ses voeux,
Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.

DOMITIE
Ne dis point qu'entre nous la chose soit égale.
Un divorce avec moi n'a rien qui le ravale :
Sans avilir son sort, il me renvoie au mien ;
Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.

PLAUTINE
Que ce que vous avez d'ambitieux caprice,
Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice !
Le coeur rempli d'amour, vous prenez un époux,
Sans en avoir pour lui, sans qu'il en ait pour vous.
Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
En l'aimant comme il faut, comme il faut qu'il vous aime ;
Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
De vous donner entière, ou ne vous donnez point.

DOMITIE
Si l'amour quelquefois souffre qu'on le contraigne,
Il souffre rarement qu'une autre ardeur l'éteigne ;
Et quand l'ambition en met l'empire à bas,
Elle en fait son esclave, et ne l'étouffe pas.
Mais un si fier esclave, ennemi de sa chaîne,
La secoue à toute heure, et la porte avec gêne,
Et maître de nos sens, qu'il appelle au secours,
Il échappe souvent, et murmure toujours.
Veux-tu que je te fasse un aveu tout sincère ?
Je ne puis aimer Tite, ou n'aimer pas son frère ;
Et malgré cet amour, je ne puis m'arrêter
Qu'au degré le plus haut où je puisse monter.
Laisse-moi retracer ma vie en ta mémoire :
Tu me connais assez pour en savoir l'histoire ;
Mais tu n'as pu connaître, à chaque événement,
De mon illustre orgueil quel fut le sentiment.
En naissant, je trouvai l'empire en ma famille.
Néron m'eut pour parente, et Corbulon pour fille ;
Et le bruit qu'en tous lieux fit sa haute valeur,
Autant que ma naissance enfla mon jeune coeur.
De l'éclat des grandeurs par là préoccupée,
Je vis d'un oeil jaloux Octavie et Poppée ;
Et Néron, des mortels et l'horreur et l'effroi,
M'eût paru grand héros, s'il m'eût offert sa foi.
Après tant de forfaits et de morts entassées,
Les troupes du levant, d'un tel monstre lassées,
Pour César en sa place élurent Corbulon.
Son austère vertu rejeta ce grand nom :
Un lâche assassinat en fut le prompt salaire.
Mais mon orgueil, sensible à ces honneurs d'un père,
Prit de tout autre rang une assez forte horreur
Pour me traiter dans l'âme en fille d'empereur.
Néron périt enfin. Trois empereurs de suite
Virent de leur fortune une assez prompte fuite.
L'orient de leurs noms fut à peine averti,
Qu'il fit Vespasian chef d'un plus fort parti.
Le ciel l'en avoua : ce guerrier magnanime
Par Tite, son aîné, fit assiéger Solyme ;
Et tandis qu'en Egypte il prit d'autres emplois,
Domitian ici vint dispenser ses lois.
Je le vis et l'aimai. Ne blâme point ma flamme :
Rien de plus grand que lui n'éblouissait mon âme ;
Je ne voyois point Tite, un hymen me l'ôtait ;
Mille soupirs aidaient au rang qui me flattait.
Pour remplir tous nos voeux nous n'attendions qu'un père :
Il vint, mais d'un esprit à nos voeux si contraire,
Que quoi qu'on lui pût dire, on n'en put arracher
Ce qu'attendait un feu qui nous était si cher.
On n'en sut point la cause ; et divers bruits coururent,
Qui tous à notre amour également déplurent.
J'en eus un long chagrin. Tite fit tôt après
De Bérénice à Rome admirer les attraits.
Pour elle avec Martie il avait fait divorce ;
Et cette belle reine eut sur lui tant de force,
Que pour montrer à tous sa flamme, et hautement,
Il lui fit au palais prendre un appartement.
L'empereur, bien qu'en l'âme il prévît quelle haine
Concevrait tout l'état pour l'époux d'une reine,
Sembla voir cet amour d'un oeil indifférent,
Et laisser un cours libre aux flots de ce torrent.
Mais sous les vains dehors de cette complaisance,
On ménagea ce prince avec tant de prudence,
Qu'en dépit de son coeur, que charmaient tant d'appas,
Il l'obligea lui-même à revoir ses états.
A peine je le vis sans maîtresse et sans femme,
Que mon orgueil vers lui tourna toute mon âme ;
Et s'étant emparé des plus doux de mes soins,
Son frère commença de me plaire un peu moins :
Non qu'il ne fût toujours maître de ma tendresse,
Mais je la regardais ainsi qu'une faiblesse,
Comme un honteux effet d'un amour éperdu
Qui me volait un rang que je me croyais dû.
Tite à peine sur moi jetait alors la vue :
Cent fois avec douleur je m'en suis aperçue ;
Mais ce qui consolait ce juste et long ennui,
C'est que Vespasian me regardait pour lui.
Je commençais pourtant à n'en plus rien attendre,
Quand je vis en ses yeux quelque chose de tendre ;
Il me rendit visite, et fit tout ce qu'on fait
Alors qu'on veut aimer, ou qu'on aime en effet.
Je veux bien t'avouer que j'y crus du mystère,
Qu'il ne me disait rien que par l'ordre d'un père ;
Mais qui ne pencherait à s'en désabuser,
Lorsque, ce père mort, il songe à m'épouser ?
Toi qui vois tout mon coeur, juge de son martyre :
L'ambition l'entraîne, et l'amour le déchire.
Quand je crois m'être mise au-dessus de l'amour,
L'amour vers son objet me ramène à son tour :
Je veux régner, et tremble à quitter ce que j'aime,
Et ne me saurais voir d'accord avec moi-même.

PLAUTINE
Ah ! Si Domitian devenait empereur,
Que vous auriez bientôt calmé tout ce grand coeur !
Que bientôt... Mais il vient. Ce grand coeur en soupire !

DOMITIE
Hélas ! Plus je le vois, moins je sais que lui dire.
Je l'aime, et le dédaigne ; et n'osant m'attendrir,
Je me veux mal des maux que je lui fais souffrir.


Scène 2
DOMITIAN,DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE

DOMITIAN
Faut-il mourir, madame ? Et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?

DOMITIE
Ce qu'on m'offre, seigneur, me ferait peu d'envie,
S'il en coûtait à Rome une si belle vie ;
Et ce n'est pas un mal qui vaille en soupirer
Que de faire une perte aisée à réparer.

DOMITIAN
Aisée à réparer ! Un choix qui m'a su plaire,
Et qui ne plaît pas moins à l'empereur mon frère,
Charme-t-il l'un et l'autre avec si peu d'appas
Que vous sachiez leur prix, et le mettiez si bas ?

DOMITIE
Quoi qu'on ait pour soi-même ou d'amour ou d'estime,
Ne s'en croire pas trop n'est pas faire un grand crime.
Mais n'examinons point en cet excès d'honneur
Si j'ai quelque mérite, ou n'ai que du bonheur.
Telle que je puis être, obtenez-moi d'un frère.

DOMITIAN
Hélas ! Si je n'ai pu vous obtenir d'un père,
Si même je ne puis vous obtenir de vous,
Qu'obtiendrai-je d'un frère amoureux et jaloux ?

DOMITIE
Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance,
Quand vous n'y répondez qu'avec obéissance ?
Moi qui n'ai sous les cieux que vous seul pour soutien,
Que puis-je contre lui, quand vous n'y pouvez rien ?

DOMITIAN
Je ne puis rien sans vous, et pourrais tout, madame,
Si je pouvais encor m'assurer de votre âme.

DOMITIE
Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs
Qu'à vos yeux j'ai donnés à nos communs malheurs ?
Durant un déplaisir si long et si sensible
De voir toujours un père à nos voeux inflexible,
Ai-je écouté quelqu'un de tant de soupirants
Qui m'accablaient partout de leurs regards mourants ?
Quel que fût leur amour, quel que fût leur mérite...

DOMITIAN
Oui, vous m'avez aimé jusqu'à l'amour de

TITE

Mais de ces soupirants qui vous offraient leur foi
Aucun ne vous eût mise alors si haut que moi ;
Votre âme ambitieuse à mon rang attachée
N'en voyait point en eux dont elle fût touchée :
Ainsi de ces rivaux aucun n'a réussi.
Mais les temps sont changés, madame, et vous aussi.

DOMITIE
Non, seigneur : je vous aime, et garde au fond de l'âme
Tout ce que j'eus pour vous de tendresse et de flamme :
L'effort que je me fais me tue autant que vous ;
Mais enfin l'empereur veut être mon époux.

DOMITIAN
Ah ! Si vous n'acceptez sa main qu'avec contrainte,
Venez, venez, madame, autoriser ma plainte.
L'empereur m'aime assez pour quitter vos liens,
Quand je lui porterai vos voeux avec les miens.
Dites que vous m'aimez, et que tout son empire...

DOMITIE
C'est ce qu'à dire vrai j'aurai peine à lui dire,
Seigneur ; et le respect qui n'y peut consentir...

DOMITIAN
Non, votre ambition ne se peut démentir.
Ne la déguisez plus, montrez-la toute entière,
Cette âme que le trône a su rendre si fière,
Cette âme dont j'ai fait les plaisirs les plus doux,
Cette âme...

DOMITIE
          Voyez-la cette âme toute à vous,
Voyez-y tout ce feu que vous y fîtes naître ;
Et soyez satisfait, si vous le pouvez être.
Je ne veux point, seigneur, vous le dissimuler,
Mon coeur va tout à vous quand je le laisse aller ;
Mais sans dissimuler j'ose aussi vous le dire,
Ce n'est pas mon dessein qu'il m'en coûte l'empire ;
Et je n'ai point une âme à se laisser charmer
Du ridicule honneur de savoir bien aimer.
La passion du trône est seule toujours belle,
Seule à qui l'âme doive une ardeur immortelle.
J'ignorais de l'amour quel est le doux poison,
Quand elle s'empara de toute ma raison.
Comme elle est la première, elle est la dominante.
Non qu'à trahir l'amour je ne me violente ;
Mais il est juste enfin que des soupirs secrets
Me punissent d'aimer contre mes intérêts.
Daignez donc voir, seigneur, quelle route il faut prendre,
Pour ne point m'imposer la honte de descendre.
Tout mon coeur vous préfère à cet heureux rival ;
Pour m'avoir toute à vous, devenez son égal.
Vous dites qu'il vous aime ; et je ne puis le croire,
Si je ne vois sur vous un rayon de sa gloire.
On vous a vus tous deux sortir d'un même flanc ;
Ayez mêmes honneurs ainsi que même sang.
Dites-lui que le droit qu'a ce sang à l'empire...

DOMITIAN
C'est là ce qu'à mon tour j'aurai peine à lui dire,
Madame ; et le devoir qui n'y peut consentir...

DOMITIE
A mes vives douleurs daignez donc compatir,
Seigneur : j'achète assez le rang d'impératrice,
Sans qu'un reproche injuste augmente mon supplice.

DOMITIAN
Eh bien ! Dans cet hymen, qui n'en a que pour moi,
J'applaudirai moi-même à votre peu de foi ;
Je dirai que le ciel doit à votre mérite...

DOMITIE
Non, seigneur ; faites mieux, et quittez qui vous quitte ;
Rome a mille beautés dignes de votre coeur ;
Mais dans toute la terre il n'est qu'un empereur.
Si mon père avait eu les sentiments du vôtre,
Je vous aurais donné ce que j'attends d'un autre ;
Et ma flamme en vos mains eût mis sans balancer
Le sceptre qu'en la mienne il aurait dû laisser.
Laissez à son défaut suppléer la fortune,
Et n'ayez pas une âme assez basse et commune
Pour s'opposer au ciel qui me rend par autrui
Ce que trop de vertu me fit perdre par lui.
Pour peu que vous m'aimiez, aimez mes avantages :
Il n'est point d'autre amour digne des grands courages.
Voilà toute mon âme. Après cela, seigneur,
Laissez-moi m'épargner les troubles de mon coeur.
Un plus long entretien ne pourrait rien produire
Qui ne pût malgré moi vous déplaire ou me nuire.


Scène 3
ALBIN, DOMITIAN

ALBIN
Elle se défend bien, seigneur ; et dans la cour...

DOMITIAN
Aucun n'a plus d'esprit, Albin, et moins d'amour.
J'admire, ainsi que toi, dans ce qu'elle m'oppose,
Son adresse à défendre une mauvaise cause ;
Et si pour m'assurer que son coeur n'est qu'à moi,
Tant d'esprit agissait en faveur de sa foi ;
Si sa flamme au secours appliquait cette adresse,
L'empereur convaincu me rendrait ma maîtresse.

ALBIN
Cependant n'est-ce rien que ce coeur soit à vous ?

DOMITIAN
D'un bonheur si mal sûr je ne suis point jaloux,
Et trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime,
Quand elle ne regarde et n'aime que soi-même.

ALBIN
Seigneur, s'il m'est permis de parler librement,
Dans toute la nature aime-t-on autrement ?
L'amour-propre est la source en nous de tous les autres :
C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres ;
Lui seul allume, éteint, ou change nos désirs :
Les objets de nos voeux le sont de nos plaisirs.
Vous-même, qui brûlez d'une ardeur si fidèle,
Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle ?
Et quand vous aspirez à des liens si doux,
Est-ce pour l'amour d'elle, ou pour l'amour de vous ?
De sa possession l'aimable et chère idée
Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée ;
Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs,
Vous porteriez bientôt toute cette âme ailleurs.
Sa conquête est pour vous le comble des délices ;
Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices :
C'est par là qu'elle seule a droit de vous charmer ;
Et vous n'aimez que vous, quand vous croyez l'aimer.

DOMITIAN
En l'état où je suis, les maux dont je soupire
M'ôtent la liberté de te rien contredire ;
Cherchons-en le remède, au lieu de raisonner
Sur l'amour où le ciel se plaît à m'obstiner.
N'est-il point de secret, n'est-il point d'artifice ? ...

ALBIN
Oui, seigneur, il en est. Rappelons Bérénice ;
Sous le nom de César pratiquons son retour,
Qui retarde l'hymen et suspende l'amour.

DOMITIAN
Que je verrais, Albin, ma volage punie,
Si de ces grands apprêts pour la cérémonie,
Que depuis si longtemps on dresse à si grand bruit,
Elle n'avait que l'ombre, et qu'une autre eût le fruit !
Qu'elle serait confuse ! Et que j'aurais de joie !
Mais il faut que le ciel lui-même la renvoie,
Cette belle rivale ; et tout notre discours
Ne la saurait ici rendre dans quatre jours.

ALBIN
N'importe : en l'attendant préparons sa victoire ;
Dans l'esprit d'un rival ranimons sa mémoire ;
Retraçons à ses yeux l'image du passé,
Et profitons par là du coeur embarrassé.
N'y perdez point de temps : allez, sans plus rien taire,
Tâter jusqu'en ce coeur les tendresses de frère.
Si vous ne l'emportez, il pourra s'ébranler ;
S'il ne rompt cet hymen, il pourra reculer :
Je me trompe, ou son âme y penche d'elle-même.
S'il s'émeut, redoublez ; dites que l'on vous aime ;
Dites qu'un pur respect contraint avec ennui
Une âme toute à vous à se donner à lui.
S'il se trouble, achevez : parlez de Bérénice,
De tant d'amour qu'il traite avec tant d'injustice.
Pour lui donner le temps de venir au secours,
Nous aurons quatre mois au lieu de quatre jours.

DOMITIAN
Mais j'aime Domitie ; et lui parler contre elle,
C'est me mettre au hasard d'irriter l'infidèle.
Ne me condamne point, Albin, à la trahir,
A joindre à ses mépris le droit de me haïr :
En vain je veux contre elle écouter ma colère ;
Toute ingrate qu'elle est, je tremble à lui déplaire.

ALBIN
Seigneur, quelle mesure avez-vous à garder ?
Quand on voit tout perdu, craint-on de hasarder ?
Et si l'ambition vers un autre l'entraîne,
Que vous peut importer son amour ou sa haine ?

DOMITIAN
Qu'un salutaire avis fait une douce loi
A qui peut avoir l'âme aussi libre que toi !
Mais celle d'un amant n'est pas comme une autre âme :
Il ne voit, il n'entend, il ne croit que sa flamme ;
Du plus puissant remède il se fait un poison,
Et la raison pour lui n'est pas toujours raison.

ALBIN
Et si je vous disais que déjà Bérénice
Est dans Rome, inconnue, et par mon artifice ?
Qu'elle surprendra Tite, et qu'elle y vient exprès
Pour de ce grand hymen renverser les apprêts ?

DOMITIAN
Albin, serait-il vrai ?

ALBIN
          La nouvelle vous flatte :
Peut-être est-elle fausse ; attendez qu'elle éclate ;
Surtout à l'empereur déguisez-la si bien...

DOMITIAN
Va : je lui parlerai comme n'en sachant rien.


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