Acte IIIActe V

Scène 1
BERENICE, PHILON

BERENICE
Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure
Fait mon retour à Rome en cette conjoncture ?

PHILON
Oui, madame : j'ai vu presque tous vos amis,
Et su d'eux quel espoir vous peut être permis.
Il est peu de Romains qui penchent la balance
Vers l'extrême hauteur ou l'extrême indulgence :
La plupart d'eux embrasse un avis modéré
Par qui votre retour n'est pas déshonoré,
Mais à l'hymen de Tite il vous ferme la porte :
La fière Domitie est partout la plus forte ;
La vertu de son père et son illustre sang
A son ambition assure ce haut rang.
Il est peu sur ce point de voix qui se divisent,
Madame ; et quant à vous, voici ce qu'ils en disent :
«Elle a bien servi Rome, il le faut avouer ;
L'empereur et l'empire ont lieu de s'en louer :
On lui doit des honneurs, des titres sans exemples ;
Mais enfin elle est reine, elle abhorre nos temples,
Et sert un dieu jaloux qui ne peut endurer
Qu'aucun autre que lui se fasse révérer ;
Elle traite à nos yeux les nôtres de fantômes.
On peut lui prodiguer des villes, des royaumes :
Il est des rois pour elle ; et déjà Polémon
De ce dieu qu'elle adore invoque le seul nom ;
Des nôtres pour lui plaire il dédaigne le culte :
Qu'elle règne avec lui sans nous faire d'insulte.
Si ce trône et le sien ne lui suffisent pas,
Rome est prête d'y joindre encor d'autres états,
Et de faire éclater avec magnificence
Un juste et plein effet de sa reconnaissance».

BERENICE
Qu'elle répande ailleurs ces effets éclatants,
Et ne m'enlève point le seul où je prétends.
Elle n'a point de part en ce que je mérite :
Elle ne me doit rien, je n'ai servi que Tite.
Si j'ai vu sans douleur mon pays désolé,
C'est à Tite, à lui seul, que j'ai tout immolé ;
Sans lui, sans l'espérance à mon amour offerte,
J'aurois servi Solyme, ou péri dans sa perte ;
Et quand Rome s'efforce à m'arracher son coeur,
Elle sert le courroux d'un dieu juste vengeur.
Mais achevez, Philon ; ne dit-on autre chose ?

PHILON
On parle des périls où votre amour l'expose :
«De cet hymen, dit-on, les noeuds si désirés
Serviront de prétexte à mille conjurés ;
Ils pourront soulever jusqu'à son propre frère.
Il se voulut jadis cantonner contre un père ;
N'eût été Mucian qui le tint dans Lyon,
Il se faisait le chef de la rébellion,
Avouait Civilis, appuyait ses Bataves,
Des Gaulois belliqueux soulevait les plus braves ;
Et les deux bords du Rhin l'auraient pour empereur,
Pour peu qu'eût Céréal écouté sa fureur».
Il aime Domitie, et règne dans son âme ;
Si Tite ne l'épouse, il en fera sa femme.
Vous savez de tous deux quelle est l'ambition :
Jugez ce qui peut suivre une telle union.

BERENICE
Ne dit-on rien de plus ?

PHILON
          Ah ! Madame, je tremble
A vous dire encor...

BERENICE
          Quoi ?

PHILON
                    Que le sénat s'assemble.

BERENICE
Quelle est l'occasion qui le fait assembler ?

PHILON
L'occasion n'a rien qui vous doive troubler ;
Et ce n'est qu'à dessein de pourvoir aux dommages
Que du Vésuve ardent ont causés les ravages ;
Mais Domitie aura des amis, des parents,
Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs.

BERENICE
Quoi que sur mes destins ils usurpent d'empire,
Je ne vois pas leur maître en état d'y souscrire.
Philon, laissons-les faire : ils n'ont qu'à me bannir
Pour trouver hautement l'art de me retenir.
Contre toutes leurs voix je ne veux qu'un suffrage,
Et l'ardeur de me nuire achèvera l'ouvrage.
Ce n'est pas qu'en effet la gloire où je prétends
N'offre trop de prétexte aux esprits mécontents :
Je ne puis jeter l'oeil sur ce que je suis née
Sans voir que de périls suivront cet hyménée.
Mais pour y parvenir s'il faut trop hasarder,
Je veux donner le bien que je n'ose garder ;
Je veux du moins, je veux ôter à ma rivale
Ce miracle vivant, cette âme sans égale :
Qu'en dépit des Romains, leur digne souverain,
S'il prend une moitié, la prenne de ma main ;
Et pour tout dire enfin, je veux que Bérénice
Ait une créature en leur impératrice.
Je vois Domitian. Contre tous leurs arrêts
Il n'est pas malaisé d'unir nos intérêts.


Scène 2
DOMITIAN, BERENICE, PHILON, ALBIN

BERENICE
Auriez-vous au sénat, seigneur, assez de brigue
Pour combattre et confondre une insolente ligue ?
S'il ne s'assemble pas exprès pour m'exiler,
J'ai quelques envieux qui pourront en parler.
L'exil m'importe peu, j'y suis accoutumée ;
Mais vous perdez l'objet dont votre âme est charmée :
L'audacieux décret de mon bannissement
Met votre Domitie aux bras d'un autre amant ;
Et vous pouvez juger que s'il faut qu'on m'exile,
Sa conquête pour vous n'en est pas plus facile.
Voyez si votre amour se veut laisser ravir
Cet unique secours qui pourroit le servir.

DOMITIAN
On en pourra parler, madame, et mon ingrate
En a déjà conçu quelque espoir qui la flatte ;
Mais je puis dire aussi que le rang que je tiens
M'a fait assez d'amis pour opposer aux siens ;
Et que si dès l'abord ils ne les font pas taire,
Ils rompront le grand coup qui seul nous peut déplaire.
Non que tout cet espoir ne coure grand hasard,
Si votre amant volage y prend la moindre part :
On l'aime ; et si son ordre à nos amis s'oppose,
Leur plus fidèle ardeur osera peu de chose.

BERENICE
Ah ! Prince, je mourrai de honte et de douleur,
Pour peu qu'il contribue à faire mon malheur ;
Mais je n'ai qu'à le voir pour calmer ces alarmes.

DOMITIAN
N'y perdez point de temps, portez-y tous vos charmes :
N'en oubliez aucun dans un péril si grand.
Peut-être, ainsi que vous, ce dessein le surprend ;
Mais je crains qu'après tout son âme irrésolue
Ne relâche un peu trop sa puissance absolue,
Et ne laisse au sénat décider de ses voeux,
Pour se faire une excuse envers l'une des deux.

BERENICE
Quelques efforts qu'on fasse, et quelque art qu'on déploie,
Je vous réponds de tout, pourvu que je le voie ;
Et je ne crois pas même au pouvoir de vos dieux
De lui faire épouser Domitie à mes yeux.
Si vous l'aimez encor, ce mot vous doit suffire.
Quant au sénat, qu'il m'ôte ou me donne l'empire,
Je ne vous dirai point à quoi je me résous.
Voici votre inconstante. Adieu, pensez à vous.


Scène 3
DOMITIE, DOMITIAN, ALBIN, PLAUTINE

DOMITIE
Prince, si vous m'aimez, l'occasion est belle.

DOMITIAN
Si je vous aime ! Est-il un amant plus fidèle ?
Mais, madame, sachons ce que vous souhaitez.

DOMITIE
Vous me servirez mal, puisque vous en doutez.
L'amant digne du coeur de la beauté qu'il aime
Sait mieux ce qu'elle veut que ce qu'il veut lui-même.
Mais puisque j'ai besoin d'expliquer mon courroux,
J'en veux à Bérénice, à l'empereur, à vous :
A lui, qui n'ose plus m'aimer en sa présence ;
A vous, qui vous mettez de leur intelligence,
Et dont tous les amis vont servir un amour
Qui me rend à vos yeux la fable de la cour.
Si vous m'aimez, seigneur, il faut sauver ma gloire,
M'assurer par vos soins une pleine victoire ;
Il faut...

DOMITIAN
          Si vous croyez votre bonheur douteux,
Votre retour vers moi serait-il si honteux ?
Suis-je indigne de vous ? Suis-je si peu de chose
Que toute votre gloire à mon amour s'oppose ?
Ne voit-on plus en moi ce que vous estimiez ?
Et suis-je moindre enfin qu'alors que vous m'aimiez ?

DOMITIE
Non ; mais un autre espoir va m'accabler de honte,
Quand le trône m'attend, si Bérénice y monte.
Délivrez-en mes yeux, et prêtez-moi la main
Du moins à soutenir l'honneur du nom romain.
De quel oeil verrez-vous qu'une reine étrangère...

DOMITIAN
De l'oeil dont je verrais que l'empereur, mon frère,
En prît d'autres pour vous, ranimât son espoir,
Et pour se rendre heureux, usât de son pouvoir.

DOMITIE
Ne vous y trompez pas : s'il me donne le change,
Je ne suis point à vous, je suis à qui me venge,
Et trouverai peut-être à Rome assez d'appui
Pour me venger de vous aussi bien que de lui.

DOMITIAN
Et c'est du nom romain la gloire qui vous touche,
Madame ? Et vous l'avez au coeur comme en la bouche ?
Ah ! Que le nom de Rome est un nom précieux,
Alors qu'en la servant on se sert encor mieux,
Qu'avec nos intérêts ce grand devoir conspire,
Et que pour récompense on se promet l'empire !
Parlons à coeur ouvert, madame, et dites-moi
Quel fruit je dois attendre enfin d'un tel emploi.

DOMITIE
Voulez-vous pour servir être sûr du salaire,
Seigneur ? Et n'avez-vous qu'un amour mercenaire ?

DOMITIAN
Je n'en connais point d'autre, et ne conçois pas bien
Qu'un amant puisse plaire en ne prétendant rien.

DOMITIE
Que ces prétentions sentent les âmes basses !

DOMITIAN
Les dieux à qui les sert font espérer des grâces.

DOMITIE
Les exemples des dieux s'appliquent mal sur nous.

DOMITIAN
Je ne veux donc, madame, autre exemple que vous.
N'attendez-vous de Tite, et n'avez-vous pour Tite
Qu'une stérile ardeur qui s'attache au mérite ?
De vos destins aux siens pressez-vous l'union
Sans vouloir aucun fruit de tant de passion ?

DOMITIE
Peut-être en ce dessein ne suis-je intéressée
Que par l'intérêt seul de ma gloire blessée.
Croyez-moi généreuse, et soyez généreux :
N'aimez plus, ou n'aimez que comme je le veux.
Je sais ce que je dois à l'amant qui m'oblige ;
Mais j'aime qu'on l'attende et non pas qu'on l'exige ;
Et qui peut immoler son intérêt au mien,
Peut se promettre tout de qui ne promet rien.
Peut-être qu'en l'état où je suis avec Tite,
Je veux bien le quitter, mais non pas qu'il me quitte.
Vous en dis-je trop peu pour vous l'imaginer ?
Et depuis quand l'amour n'ose-t-il deviner ?
Tous mes emportements pour la grandeur suprême
Ne vous déguisent point, seigneur, que je vous aime ;
Et l'on ne voit que trop quel droit j'ai de haïr
Un empereur sans foi qui meurt de me trahir.
Me condamnerez-vous à voir que Bérénice
M'enlève de hauteur le rang d'impératrice ?
Lui pourrez-vous aider à me perdre d'honneur ?

DOMITIAN
Ne pouvez-vous le mettre à faire mon bonheur ?

DOMITIE
J'ai quelque orgueil encor, seigneur, je le confesse.
De tout ce qu'il attend rendez-moi la maîtresse,
Et laissez à mon choix l'effet de votre espoir :
Que ce soit une grâce, et non pas un devoir ;
Et que...

DOMITIAN
          Me faire grâce après tant d'injustice !
De tant de vains détours je vois trop l'artifice !
Et ne saurais douter du choix que vous ferez
Quand vous aurez par moi ce que vous espérez.
Epousez, j'y consens, le rang de souveraine ;
Faites l'impératrice, en donnant une reine ;
Disposez de sa main, et pour première loi,
Madame, ordonnez-lui d'abaisser l'oeil sur moi.

DOMITIE
Cet objet de ma haine a pour vous quelque charme.

DOMITIAN
Son nom seul prononcé vous a mise en alarme :
Me puis-je mieux venger, si vous me trahissez,
Que d'aimer à vos yeux ce que vous haïssez ?

DOMITIE
Parlons à coeur ouvert. Aimez-vous Bérénice ?

DOMITIAN
Autant qu'il faut l'aimer pour vous faire un supplice.

DOMITIE
Ce sera donc le vôtre encor plus que le mien.
Après cela, seigneur, je ne vous dis plus rien.
S'il n'a pas pour votre âme une assez rude gêne,
J'y puis joindre au besoin une implacable haine.

DOMITIAN
Et moi, dût à jamais croître ce grand courroux,
J'épouserai, madame, ou Bérénice, ou vous.

DOMITIE
Ou Bérénice, ou moi ! La chose est donc égale,
Et vous ne m'aimez plus qu'autant que ma rivale ?

DOMITIAN
La douleur de vous perdre, hélas ! ...

DOMITIE
          C'en est assez :
Nous verrons cet amour dont vous nous menacez.
Cependant si la reine, aussi fière que belle,
Sait comme il faut répondre aux voeux d'un infidèle,
Ne me rapportez point l'objet de son dédain
Qu'elle n'ait repassé les rives du Jourdain.


Scène 4
DOMITIAN, ALBIN

DOMITIAN
Admire ainsi que moi de quelle jalousie
Au seul nom de la reine elle a paru saisie ;
Comme s'il importait à ses heureux appas
A qui je donne un coeur dont elle ne veut pas !

ALBIN
Seigneur, telle est l'humeur de la plupart des femmes.
L'amour sous leur empire eût-il rangé mille âmes,
Elles regardent tout comme leur propre bien,
Et ne peuvent souffrir qu'il leur échappe rien.
Un captif mal gardé leur semble une infamie :
Qui l'ose recevoir devient leur ennemie ;
Et sans leur faire un vol on ne peut disposer
D'un coeur qu'un autre choix les force à refuser :
Elles veulent qu'ailleurs par leur ordre il soupire,
Et qu'un don de leur part marque un reste d'empire.
Domitie a pour vous ces communs sentiments
Que les fières beautés ont pour tous leurs amants,
Et craint, si votre main se donne à Bérénice,
Qu'elle ne porte en vain le nom d'impératrice,
Quand d'un côté l'hymen, et de l'autre l'amour,
Feront à cette reine un empire en sa cour.
Voilà sa jalousie, et ce qu'elle redoute,
Seigneur. Pour le sénat, n'en soyez point en doute,
Il aime l'empereur, et l'honore à tel point,
Qu'il servira sa flamme, ou n'en parlera point ;
Pour le stupide Claude il eut bien la bassesse
D'autoriser l'hymen de l'oncle avec la nièce :
Il ne fera pas moins pour un prince adoré,
Et je l'y tiens déjà, seigneur, tout préparé.

DOMITIAN
Tu parles du sénat, et je veux parler d'elle,
De l'ingrate qu'un trône a rendue infidèle.
N'est-il point de moyens, ne vois-tu point de jour,
A mettre enfin d'accord sa gloire et son amour ?

ALBIN
Tout dépendra de Tite et du secret office
Qu'il peut dans le sénat rendre à sa Bérénice.
L'air dont il agira pour un espoir si doux
Tournera l'assemblée ou pour ou contre vous ;
Et si sa politique à vos amis s'oppose,
Vous l'avez dit vous-même, ils pourront peu de chose.
Sondez ses sentiments, et réglez-vous sur eux :
Votre bonheur est sûr, s'il consent d'être heureux.
Que si son choix balance, ou flatte mal le vôtre,
Demandez Bérénice afin d'obtenir l'autre.
Vous l'avez déjà vu sensible à de tels coups ;
Et c'est un grand ressort qu'un peu d'amour jaloux.
Au moindre empressement pour cette belle reine,
Il vous fera justice et reprendra sa chaîne.
Songez à pénétrer ce qu'il a dans l'esprit.
Le voici.

DOMITIAN
          Je suivrai ce que ton zèle en dit.


Scène 5
TITE, DOMITIAN, FLAVIAN, ALBIN

TITE
Avez-vous regagné le coeur de votre ingrate,
Mon frère ?

DOMITIAN
          Sa fierté de plus en plus éclate.
Voyez s'il fut jamais orgueil pareil au sien :
Il veut que je la serve et ne prétende rien,
Que j'appuie en l'aimant toute son injustice,
Que je fasse de Rome exiler Bérénice.
Mais, seigneur, à mon tour puis-je vous demander
Ce qu'à vos plus doux voeux il vous plaît d'accorder ?

TITE
J'aurai peine à bannir la reine de ma vue.
Par quels ordres, grands dieux, est-elle revenue ?
Je souffrais, mais enfin je vivais sans la voir ;
J'allais...

DOMITIAN
          N'avez-vous pas un absolu pouvoir,
Seigneur ?

TITE
Oui ; mais j'en suis comptable à tout le monde :
Comme dépositaire, il faut que j'en réponde.
Un monarque a souvent des lois à s'imposer ;
Et qui veut pouvoir tout ne doit pas tout oser.

DOMITIAN
Que refuserez-vous aux désirs de votre âme,
Si le sénat approuve une si belle flamme ?

TITE
Qu'il parle du Vésuve, et ne se mêle pas
De jeter dans mon âme un nouvel embarras.
Est-ce à lui d'abuser de mon inquiétude
Jusqu'à mettre une borne à son incertitude ?
Et s'il ose en mon choix prendre quelque intérêt,
Me croit-il en état d'en croire son arrêt ?
S'il exile la reine, y pourrai-je souscrire ?

DOMITIAN
S'il parle en sa faveur, pourrez-vous l'en dédire ?
Ah ! Que je vous plaindrais d'avoir si peu d'amour !

TITE
J'en ai trop, et le mets peut-être trop au jour.

DOMITIAN
Si vous en aviez tant, vous auriez peu de peine
A rendre Domitie à sa première chaîne.

TITE
Ah ! S'il ne s'agissait que de vous la céder,
Vous auriez peu de peine à me persuader ;
Et pour vous rendre heureux, me rendre à Bérénice
Ne serait pas vous faire un fort grand sacrifice.
Il y va de bien plus.

DOMITIAN
          De quoi, seigneur ?

TITE
                    De tout.
Il y va d'épouser sa haine jusqu'au bout,
D'en suivre la furie, et d'être le ministre
De ce qu'un noir dépit conçoit de plus sinistre ;
Et peut-être l'aigreur de ces inimitiés
Voudra que je vous perde ou que vous me perdiez :
Voilà ce qui peut suivre un si doux hyménée.
Vous voyez dans l'orgueil Domitie obstinée ;
Quand pour moi cet orgueil ose vous dédaigner,
Elle ne m'aime pas : elle cherche à régner,
Avec vous, avec moi, n'importe la manière.
Tout plairait, à ce prix, à son humeur altière ;
Tout serait digne d'elle ; et le nom d'empereur
A mon assassin même attacherait son coeur.

DOMITIAN
Pouvez-vous mieux choisir un frein à sa colère,
Seigneur, que de la mettre entre les mains d'un frère ?

TITE
Non : je ne puis la mettre en de plus sûres mains ;
Mais plus vous m'êtes cher, prince, et plus je vous crains :
De ceux qu'unit le sang plus douces sont les chaînes,
Plus leur désunion met d'aigreur dans leurs haines ;
L'offense en est plus rude, et le courroux plus grand,
La suite plus barbare, et l'effet plus sanglant.
La nature en fureur s'abandonne à tout faire,
Et cinquante ennemis sont moins haïs qu'un frère.
Je ne réveille point des soupçons assoupis,
Et veux bien oublier le temps de Civilis :
Vous étiez encor jeune, et sans vous bien connaître,
Vous pensiez n'être né que pour vivre sans maître ;
Mais les occasions renaissent aisément :
Une femme est flatteuse, un empire est charmant,
Et comme avec plaisir on s'en laisse surprendre,
On néglige bientôt les soins de s'en défendre.
Croyez-moi, séparez vos intérêts des siens.

DOMITIAN
Eh bien ! J'en briserai les dangereux liens.
Pour votre sûreté j'accepte ce supplice ;
Mais pour m'en consoler, donnez-moi Bérénice.
Dût le sénat, dût Rome en frémir de courroux,
Vous n'osez l'épouser, j'oserai plus que vous ;
Je l'aime, et l'aimerai si votre âme y renonce.
Quoi ? N'osez-vous, seigneur, me faire de réponse ?

TITE
Se donne-t-elle à vous, et ne tient-il qu'à moi ?

DOMITIAN
Elle a droit d'imiter qui lui manque de foi.

TITE
Elle n'en a que trop ; et toutefois je doute
Que son amour trahi prenne la même route.

DOMITIAN
Mais si pour se venger elle répond au mien ?

TITE
Epousez-la, mon frère, et ne m'en dites rien.

DOMITIAN
Et si je regagnais l'esprit de Domitie ?
Si pour moi sa fierté se montrait adoucie ?
Si mes voeux, si mes soins en étaient mieux reçus,
Seigneur ?

TITE
          Epousez-la sans m'en parler non plus.

DOMITIAN
Allons, et malgré lui rendons-lui Bérénice.
Albin, de nos projets son amour est complice ;
Et puisqu'il l'aime assez pour en être jaloux,
Malgré l'ambition Domitie est à nous.


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