[V. Protection des enfants]
Libanius range les enfants des hommes au nombre des créatures que la destruction des temples des divinités agraires vient destituer de toute protection céleste. En effet, cette protection des enfants est un des rôles essentiels de Déméter. Elle est une déesse paidophilês et kourotrophos par excellence. C'est un résultat de sa conception originaire comme déesse-Terre, qui en fait, comme nous l'avons déjà vu [sect. III], la mère universelle, pammêteira, et la nourrice de tous les êtres. «La Terre est mère et nourrice», c'est elle qui nourrit les hommes dans leur enfance, quand ils rampent encore sur son sein. Mère universelle, pantôn mêtêr, pammêteira, pammêtôr, elle a produit les premiers hommes, chamaigeneis anthrôpoi. Elle «enfante à la fois les mortels et leur nourriture» ; «féconde, elle nourrit les oiseaux, les animaux et les enfants des hommes». Gê est donc adorée à Athènes sous le nom de Kourotrophos, au triple titre de sa maternité par rapport à la jeune Déméter Chloé qu'on lui associe, de sa qualité de mère ou de nourrice d'Erichthonios, l'autochthone attique, qui, dit Lucien, «poussa de terre comme un légume», enfin de l'attribution plus générale qu'exprime un des hymnes de la collection homérique en disant à cette déesse : ek seo d'eupaides te kai eukarpoi telethousin. Et ce n'est pas Erichthonios seul que la légende mythologique présente comme un nourrisson de Gê ; d'autres héros sont aussi dans le même cas, par exemple Pélasgos.
Pour Déméter aussi, la qualification de Kourotrophos a un double sens : une signification mythologique spéciale en rapport avec la maternité divine que l'on prête à cette immortelle et dont nous parlerons bientôt [sect. VIII et X], spécialememt avec sa maternité mystique d'Iacchos ; une signification plus générale de nourrice universelle et de protectrice des petits enfants.
Des figurines de terre cuite que l'on a trouvées par grands dépôts en certains endroits, par exemple à Paestum, représentent la déesse portant dans les plis de son manteau son nourrisson divin, mais elles ont le caractère certain d'ex-votos offerts par les mères en reconnaissance d'avoir obtenu des enfants par la grâce de la déesse ou pour attirer sur eux sa protection. Aussi la légende mythologique montre-t-elle Déméter, dans ses voyages sur la terre, se faisant, sous un déguisement humain, la nourrice des fils de rois pieux et justes, qu'elle élève pour devenir les restaurateurs de leurs cités. C'est ainsi qu'à Eleusis elle élève Démophon, le fils de Céléos, auquel les versions postérieures substituent Triptolème et qu'à Sicyone elle est la nourrice d'Orthopolis, le fils de Plemnaios. |
Par suite, Déméter appelle à elle les petits enfants ; ils sont reçus comme les hommes faits à ses initiations d'Eleusis [Eleusinia, sect. IV], où un rôle capital était attribué rituellement dans les cérémonies mystérieuses à un ou deux enfants, les muêthentes aph'estias. Toute la conception de cette déesse respire un caractère essentiel de maternité, que son nom même exprime, et qui est le trait par excellence qui la distingue d'Hestia [Vesta], avec laquelle elle prend autrement plus d'un rapport, comme protectrice du foyer domestique.
Dans l'éducation de Démophon [sect. X], telle qu'elle est déjà racontée par l'hymne homérique, Déméter place chaque nuit son nourrisson au milieu des flammes pour anéantir toutes les parties périssables de sa nature et le faire parvenir au privilège de l'immortalité, et c'est l'aveuglement de la mère qui empêche la déesse de terminer ici son oeuvre. A Sicyone, l'enfant qu'elle élève semble voué, comme ses aînés, à une mort certaine, et il faut la puissance bienfaisante de Déméter pour en faire un jeune homme fort et vigoureux, malgré tous les augures. En effet, Déméter n'est pas seulement une déesse qui accueille favorablement les prières, Antaia, une protectrice, Prostasia, elle est aussi une déesse salutaire, Sôteira, une des divinités guérisseuses et médicales, de même que Gê, qui manifeste ce pouvoir dans la production des herbes médicinales. Gê et Déméter sont associées dans la possession de la source fatidique de Patrie, qui annonce l'issue des maladies. Un épigramme d'Antipater mentionne une guérison de la fièvre par Déméter ; un bas-relief de Philippopolis de Thrace se rapporte à un voeu qui lui a été adressé pour recouvrer la vue. Plusieurs inscriptions unissent dans le même hommage Déméter Chthonia et Asclépios ; la même association existait dans les cultes de Sicyone, de Clitor et de Mégalopolis 676, ainsi que dans une des premières journées des Grandes Eleusinies [Eleusinia, sect. VI]. Dans le Taygète, en Laconie, un temple de Déméter s'élève sur l'endroit où l'on dit qu'Asclépios a caché et guéri Héraclès. C'est la déesse elle-même qui a révélé les vertus curatives du pavot, l'une de ses plantes sacrées ; et elle a été la première à en faire usage, pour guérir Triptolème. L'apparition de cette plante pour la première fois, à Sicyone, est sûrement en rapport avec l'éducation et la guérison du jeune Orthopolis.
L'oracle de la fontaine de Patrae est le seul que nous voyons attaché à un lieu de culte de Déméter. Encore, dans cet endroit, avec l'association de divinités qu'on y signale, il est probable que c'est à Gê ou Gaea qu'appartient spécialement la puissance fatidique, car les oracles de cette dernière déesse sont fréquents en Grèce [Tellus]. Nous ne saurions donc, avec Gerhard, ranger Déméter parmi les divinités proprement mantiques, bien qu'on lui attribue l'invention de la divination populaire des enodia sumbola, consistant à donner un sens augural à toutes les paroles que l'on entend par hasard, à toutes les rencontres fortuites que l'on fait en chemin. On dit, en effet, qu'elle a eu la première recours à ce moyen pour savoir quelque chose du sort de sa fille enlevée.
Article de F. Lenormant