Livre IX - traduction de l'Abbé Delille (1834)

Tandis que loin des siens l'infatigable Enée
Joint au sort des Toscans sa haute destinée,
Junon envoie Iris au superbe Turnus.
Tranquille, il sommeillait au bois de Pilumnus.
Iris vient et l'éveille ; et sa bouche de rose
Adresse ce discours au héros qui repose :
«Turnus, ce que pour toi n'eût fait aucun des dieux,
Un bonheur imprévu vient l'offrir à tes voeux :
Entraîné loin d'ici par un espoir stérile,
Ton imprudent rival a déserté sa ville,
Et, pour des camps lointains fuyant ses propres champs
Court du palais d'Evandre aux remparts des Toscans.
Tandis que, dans leurs champs, d'une troupe novice
Il rassemble au hasard l'impuissante milice,
Va, pars, cours l'attaquer, arme-toi, hâte-toi,
Et porte dans ses murs le désordre et l'effroi».
Elle dit, et soudain de son aile brillante
Trace en arc radieux sa route étincelante.
Turnus la reconnaît, et le jeune héros
Lève ses mains vers elle, et lui parle en ces mots :
«Noble ornement du ciel, messagère sacrée,
Quel dieu t'envoie ici de la voûte azurée ?
Quel torrent de clartés vient éclairer les cieux !
Je vois, je vois s'ouvrir la demeure des dieux.
Quel que soit au combat le pouvoir qui m'appelle,
A ses ordres sacrés Trimas sera fidèle :
Marchons vers le rivage.» Il s'avance à ces mots ;
Pour les libations sa main puise les flots,
Et, mêlant son hommage à ses fureurs guerrières,
Charge le ciel de voeux, et les dieux de prières.
Déjà l'armée avance ; et l'orgueil des coursiers,
L'éclat des vêtemens, et l'or des boucliers,
Au loin ont déployé leur pompe éblouissante.
Superbe conducteur d'une troupe brillante,
Messape la précède ; et, chefs des derniers rangs,
On voyait de Tyrrhée avancer les enfants.
Au centre, c'est Turnus, qui, dans sa marche altière,
En grandeur, en beauté, passe l'armée entière :
Le calme est sur son front ; vingt peuples à la fois
Dans un ordre imposant s'avancent sous ses lois :
Tel, retiré des bords que sa course féconde,
Le Nil rentre en son lit, et rassemble son onde ;
Tel le Gange, calmant ses flots tumultueux,
En silence poursuit son cours majestueux.
Tout à coup dans les champs un immense nuage,
Pareil aux tourbillons que roule un sombre orage,
A frappé des Troyens les escadrons nombreux.
Caïcus le premier a vu ces flots poudreux :
Il s'élance aussitôt ; et, semant les alarmes,
«Aux armes, mes amis ! s'écria-t-il ; aux armes !
Venez, volez, montez, défendez vos remparts !
L'ennemi vient.» Sa voix, le feu de ses regards
Les raille à l'instant ; leurs phalanges guerrières
Des portes à la hâte ont fermé les barrières,
En foule autour des forts assemblent leurs soldats ;
Et, bravant les assauts, évitent les combats.
Ainsi l'avait d'Enée ordonné la prudence ;
Ainsi, dans leur enceinte enfermant leur vaillance,
Ils devaient sans danger, défendant leurs remparts,
D'un combat inégal éviter les hasards.
Aussi, quoique déjà leur superbe colère
Dans leurs murs à regret languisse prisonnière,
De leur courroux docile ils étouffent la voix,
Et de leur chef absent exécutent les lois.
A l'abri de leurs tours ils fuyaient les batailles,
Quand Turnus se présente au pied de leurs murailles.
L'impétueux Turnus, avide de combats,
De sa troupe tardive a devancé les pas ;
Des cavaliers choisis ont volé sur sa trace ;
Un poil taché de blanc teint son coursier de Thrace ;
Et d'un panache altier le brillant incarnat
De son beau casque d'or rehausse encor l'éclat.
"Braves amis, dit-il avec une voix fière,
Qui le premier de nous...?» Soudain sa main guerrière
Pour signal de l'attaque a fait partir un dard,
Et son coursier fougueux vole au pied du rempart :
A son noble défi ses guerriers applaudissent.
Dansle camp des Troyens les clameurs retentissent :
Leur aspect immobile étonne le héros ;
Sa bouillante valeur accuse leur repos.
Les yeux étincelants, dans sa rage stérile,
Il toune, va, revient autour de leur asile.
Dans l'ombre de la nuit, tel un loup dévorant
Qu'a longtemps tourmenté l'ardente soif du sang,
Autour d'une nombreuse et vaste bergerie,
Bravant le froid, la neige, et les vents en furie,
Court, rôde ; les agneaux, par leurs longs bêlements,
Tranquilles sous leur mère, irritent ses tourments ;
Il épie, il attend le moment du carnage ;
Contre sa proie absente il excite sa rage,
Croit déjà la tenir, croit déchirer son flanc,
Se repaître de meurtre, et s'abreuver de sang :
A l'aspect irritant de la troupe d'Enée,
Des tours à qui ses chefs fiaient sa destinée,
Tel frémissait Turnus. Comment, par quels moyens
De leur lâche retraite arracher les Troyens ?
Leur présence l'aigrit, le dépit l'aiguillonne,
Et son sang embrasé dans ses veines bouillonne.
La cité par ses murs, le fleuve par ses eaux,
De leurs doubles remparts protégeaient leurs vaissaux.
Il s'élance,il médite un horrible incendie ;
Par l'exemple du chef l'armée est enhardie ;
Une torche à la main, il donne le signal ;
Tous hâtent à l'envi l'embrasement fatal :
Le feu vole, et déjà de la flotte enflammée
S'élève en tourbillons une épaisse fumée.
Qui sauva les vaisseaux de la fureur des feux ?
Muses, racontez-nous ce grand bienfait des dieux.
Parlez : ce fait remonte au berceau de l'histoire ;
Mais le temps d'âge en âge en transmit la mémoire.
Quand sur le mont Ida, pour des climats nouveaux,
Enée et les Troyens préparaient leurs vaisseaux,
Des habitans du ciel créatrice féconde,
Ainsi parla Cybèle au souverain du monde :
«O toi dont le pouvoir dominateur des cieux
Est égal à ton rang, suffit à tous les voeux ;
Arbitre tout-puissant, écoute ma prière,
Et sache de son fils ce qu'attend une mère :
Sur le sommet d'Ida dès longtemps révéré,
Un bois sombre étendait son ombrage sacré ;
Un fils de Dardanus, près de fuir sa patrie,
Sollicita de moi cette forêt chérie.
Je l'accordai. Ces bois, à mon coeur toujours chers,
Mon fils, défendez-les et des vents et des mers :
Donnez cc privilége au lieu de leur naissance.
—Vos voeux, dit Jupiter, surpassent ma puissance :
Quoi ! des vaisseaux formés par la main des mortels,
Ma mère, comme nous seraient donc éternels
Et, volant sans péril sur les plaines profondes,
Enée aurait le sort du souverain des ondes !
Une telle faveur ne dépend pas des dieux.
Il en est une au moins que j'accorde à vos voeux :
Tous ceux de ces vaisseaux qui, vainqueurs des orages,
Auront de l'Ausonie abordé les rivages ;
Tous ceux qui du Scamandre aux champs des Laurentins
Auront conduit Enée et suivi ses destins,
Je les dépouillerai de leurs formes mortelles,
Et la mer recevra ces déités nouvelles,
Et Doto, Galatée, en adoptant ces soeurs,
Les verront se mêler à leurs humides choeurs...
Aussitôt, par le Styx, formidable au ciel même,
Ratifiant l'arrêt de son pouvoir suprême,
Par un signe de tête il avertit les cieux,
Et l'Olympe ébranlé s'incline avec les dieux.
Enfin des jours comptés par la Parque fidèle
Le temps est arrivé. La puissante Cybèle,
Voyant du fier Turnus approcher les flambeaux,
Vient au feu sacrilège arracher les vaisseaux.
D'un éclat inconnu l'Olympe se colore ;
Un nuage embrasé des portes de l'Aurore
Part, vole, et dans les cieux traîne de longs éclairs,
Les choeurs du mont Ida résonnent dans les airs.
Cependant une voix qui ressemble au tonnerre
Fait trembler les deux camps, et le ciel, et la terre ;
«Troyens, ne craignez pas pour mes vaisseaux chéris ;
L'audacieux Turnus en vain les a proscrits :
Plutôt des vastes mers il brûlerait les ondes.
Et vous, augustes nefs trop longtemps vagabondes,
Soyez libres, partez, fendez les flots amers ;
Cybèle vous ajoute aux déités des mers. »
Chaque nef à ces mots rompt le noeud qui l'arrête ;
Et tels qu'en l'Océan plongeant leur large tête
Les folâtres dauphins se cachent dans les flots,
Ainsi leurs becs d'airain descendent dans les eaux.
Tout à coup, ô prodige ! autant qu'entre ses rives
Le Tibre hospitalier reçut de nefs captives,
Autant on voit sortir de jeunes déités
Montrant leurs seins de lis sur les flots argentés.
Des Rutules troublés la surprise est extrême ;
Messape est consterné ; le vieux Tibrelui-même
Suspend son cours, murmure au fond de ses roseaux,
Et vers leur source antique il rappelle ses eaux.
Le fier Turnus lui seul garde une ame intrépide,
Et gourmande des siens la faiblesse timide :
« Quel effroi, mes amis, semble vous accabler ?
C'est aux ennemis seuls qu'il convient de trembler.
Eux seuls sont menacés ; la céleste colère
Vient de leur enlever leur ressource dernière.
Contre nos feux, nos traits et nos justes fureurs,
Leurs vaisseaux restaient seuls à ces timides coeurs,
Les voilà dépouillés de leur làche espérance,
Les voilà sans secours livrés à ma vengeance ;
La mer leur est fermée, et la terre est à nous.
Cent peuples à l'envi secondent mon courroux.
Tous ces oracles vains dont leur orgueil se vante,
Tous ces arrêts du sort n'ont rien qui m'épouvante :
Leurs vaisseaux ont touché les rivages latins ;
C'est assez pour Vénus, assez pour les destins.
Le destin de Turnus, et j'y serai fidèle,
C'est d'éteindre à jamais leur race criminelle ;
Ils m'ont ravi ma femme, et d'un lâche étranger
Ménélas n'eut pas seul le droit de se venger.
Cruellement punis d'une coupable flamme,
Ils devraient tous trembler au seul nom d'une femme.
Mais un second Pâris ose usurper mes droits :
Par deux fois ravisseurs, qu'ils périssent deux fois.
Oui, je le jure, Ardée égalera Mycène.
Qu'ils m'opposent d'un mur la résistance vaine :
Je saurai le franchir, et d'un juste trépas
Ces fragiles remparts ne les défendront pas.
N'ont-ils pas vu déjà leur superbe Pergame,
Ouvrage de Neptune, expirer dans la flamme ?
Allons, braves amis ! qui de vous avec moi
S'élance sur ces murs que nous livre l'effroi ?
Ma valeur n'ira pas contre un peuple parjure
Aux antres de Lemnos demander une armure,
Ni de mille vaisseaux couvrir le sein des mers.
Que le Toscan se joigne à ce peuple pervers,
Je laisse aux Grecs leur fourbe et leurs ruses timides ;
Que d'un cheval trompeur les ténèbres perfides
Dans leur sombre retraite enferment leurs soldats ;
Qu'ils surprennent la nuit le temple de Pallas :
Je combats en plein jour, et dédaigne un vain piège.
Qu'ils ne s'attendent pas aux lenteurs d'un long siège,
A ces assauts qu'Hector rendit seul impuissants ;
Faisons plus en un jour que les Grecs en dix ans.
Plus funeste pour eux que ne fut le Scamandre,
Le Tibre dès demain verra leurs murs en cendre.
Vous, donnez au repos tout le reste du jour,
Et que leurs murs brûlants signalent son retour.
Il dit : mais dans la peur que l'ennemi n'échappe,
D'éclairer ces remparts il a chargé Messape :
Il marche, et par son ordre avancent sur ses pas
Quatre chefs dont chacun commande à cent soldats.
Tour à tour on repose, et tour à tour on veille :
Ici le dieu du vin et sa liqueur vermeille,
Là des jeux variés les doux amusements
De leur nuit vigilante abrègent les moments.
Partout des feux prudents ont éclairé la plaine.
Ce spectacle a frappé la jeunesse troyenne.
Aux portes de la ville ils accourent soudain :
Un sage effroi leur met les armes à la main ;
Ils bordent leurs remparts, et de leurs tours fidèles
Les chemins suspendus les unissent entre elles ;
Et Séreste et Mnesthée ordonnent les travaux.
Enée à son départ, si des périls nouveaux
Menaçaient la cité, leur remit sa puissance ;
Dans son poste à leur voix chacun vient se ranger ;
Tous ainsi que l'honneur partagent le danger,
Et les murs ont couverts de leurs fières cohortes.
Parmi les combattants qui veillaient à leurs portes,
Rejeton glorieux du beau sang d'Hyrtacus,
A sa place d'honneur se distingue Nisus,
Nisus, chasseur adroit et guerrier intrépide :
Aucun d'un bras plus sûr ne lance un trait rapide.
Autrefois la terreur des habitants des bois,
Ida le vit partir pour de plus grands exploits.
A ses côtés veillait le charmant Euryale :
En grâces, en beauté, nul Troyen ne l'égale ;
A peine adolescent, de son léger coton
La jeunesse en sa fleur ombrage son menton.
Toujours même intérêt, même emploi les rassemble ;
A de communs dangers tous deux volaient ensemble ;
Et, dans cet instant même, un devoir hasardeux
A la porte du camp les réunit tous deux.
Soudain Nisus s'écrie : "O moitié de mon âme !
Est-ce un dieu qui m'inspire, est-ce un dieu qui m'enflamme ?
Ou, suivant de nos coeurs l'instinct impérieux
Prenons-nous nos transports pour un avis des dieux ?
Je ne sais ; mais le mien, que la gloire maîtrise,
A besoin de tenter quelque grande entreprise :
Assez dans nos remparts j'ai langui renfermé ;
De périls, de combats, ce coeur est affamé ;
L'occasion me rit : tu vois quelle assurance
Des imprudents Latins endort la vigilance ;
Autour d'eux tout se tait, tout dort, et de leurs camps
Les feux abandonnés languissent expirants ;
Du sommeil et du vin les vapeurs les enivrent ;
La nuit, leur négligence, et les dieux nous les livrent.
Ecoute mon projet. Nos dangers, notre amour,
De notre chef absent demandent le retour ;
On veut lui députer un messager fidèle,
Et ma vaillance envie un danger digne d'elle ;
Qu'on t'assure, au retour, le prix de ma valeur,
A l'ami d'Euryale il suffit de l'honneur ;
Je pars : sous ces hauteurs une route écartée
Me conduit, je l'espère, aux murs de Pallantée."
Ainsi parle Nisus. Euryale, à l'instant,
De la soif des dangers s'enflamme en l'écoutant.
« Eh quoi ! sans Euryale, aurais-je pu le croire ?
Nisus, mon cher Nisus, tu voles à la gloire ?
Crois-tu que je balance, avare de mes jours,
A payer de mon sang cet honneur où tu cours ?
Ah ! ce n'est pas ainsi qu'au milieu des alarmes,
Des horreurs d'un long siège, et du fracas des armes,
Les soins du brave Ophelte instruisirent son fils.
Toi-même de mon coeur tu t'étais mieux promis,
Quand ma jeune valeur sur les champs de Neptune
Suivit le grand Enée et sa noble infortune.
Je sens, oui, je sens là, je connais bien mon coeur,
Le mépris de la vie et la soif de l'honneur ;
Et puis-je, dans la lice où ta valeur t'engage
Trop briguer un péril que mon ami partage ?
- Non, je ne doute point de ton coeur généreux,
Lui réplique Nisus ; m'en préservent les dieux !
Qu'ainsi puissent ces dieux, arbitres de la gloire
Au sein de l'amitié ramener la victoire !
Mais les périls sont grands ; et si le sort jaloux,
Si les dieux ennemis conjuraient contre nous,
Ton âge tendre encor te défend de me suivre :
C'est à moi de mourir, à toi de me survivre :
Qu'il me reste un ami, quand je ne serai plus,
Qui ravisse au vainqueur ou rachète Nisus ;
Ou si, pour leur payer les tributs funéraires,
Il ne peut obtenir des dépouilles si chères,
A mon ombre du moins élève un vain cercueil :
Songe à ton tendre ami, songe à ta mère en deuil :
Hélas ! à ton départ, seule entre tant de mères,
Elle a suivi tes pas aux terres étrangères ;
Et, dédaignant des ports et des princes amis,
Leur préféra les mers qu'allait braver son fils :
Veux-tu que de sa mort ton ami soit la cause ?
— En vain à mes projets ton amitié s'oppose :
Marchons", dit Euryale. Il s'élance à ces mots :
Deux guerriers à l'instant remplacent ces héros.
D'un pas précipité vers la tente d'Ascagne
Euryale s'avance, et Nisus l'accompagne.
Déjà l'obscure nuit versait l'oubli des maux ;
Les chefs seuls des Troyens, refusant le repos,
Cherchaient dans ce péril le parti le plus sage.
Qui doivent-ils charger d'un important message ?
Voilà quel grand objet occupe ces guerriers.
Tous, portant à leurs bras leurs larges boucliers,
Debout, et s'appuyant sur une longue lance,
Comme pour le conseil sont prêts pour la défense.
Euryale et Nisus demandent d'être admis :
« Un projet, disent-il, fatal aux ennemis
Les conduit au conseil ; ce qu'on peut en attendre
Vaut bien quelques moments donnés à les entendre.»
Ascagne les reçoit, et demande à Nisus
D'expliquer les projets que leur zèle a conçus.
« Troyens, ne jugez point nos projets par notre âge,
Dit-il ; il peut unir la prudence au courage.
Sous la porte qui touche au rivage des mers,
La route se partage en deux sentiers divers ;
L'un d'eux, inaperçu, propre à notre entreprise,
Mène aux murs de Pallas, et jusqu'au fils d'Anchise.
Tout sert notre projet : vous voyez des Latins
Dans les airs obscurcis fumer les feux éteints ;
Du vin et du sommeil l'ivresse les accable.
Laissez-nous donc saisir ce moment favorable ;
Bientôt vous nous verrez, sanglants, victorieux,
Revenir tout chargés d'un butin glorieux.
Ne craignez pas d'erreurs : souvent de longues chasses
Nous ont, dans ces sentiers, ramenés sur nos traces ;
Et, du fleuve vingt fois reconnaissant les bords,
Nous avons de la ville aperçu les abords"...
Alors le vieil Alète avec transport s'écrie :
"Dieux ! ô dieux protecteurs de ma chère patrie !
Puisque vous nous laissez de si nobles soutiens,
Quelque espoir reste encore aux malheureux Troyens".
Il dit, baigne de pleurs le bienfaiteur de Troie ;
Son âme tout entière en leurs bras se déploie :
"Héroïques enfants, ah ! qui pourra jamais
Acquitter notre dette, et payer vos bienfaits ?
Ah ! le ciel vous en doit la juste récompense,
Et dans votre grand coeur vous la trouvez d'avance.
A ce prix si flatteur pour un vrai citoyen
Le généreux Enée ajoutera le sien ;
Et son jeune héritier, déjà mûr pour la gloire,
D'un si beau dévodment gardera la mémoire.
— Oui, dit Ascagne ému, j'en jure par ces dieux,
Par les dieux d'Ilion, par Vesta, par ses feux,
Tout ce que me promet un destin plus prospère,
Tout ce que je posède, et tout ce que j'espère,
Nisus, entre vos mains, j'en fais l'aveu sacré,
Du retour de mon père est le prix assuré.
Rendez-moi ses conseils, rendez-moi sa présence ;
Qu'il revienne, avec lui reviendra l'espérance.
Je vous donne au retour deux vases d'un grand prix,
Dans la triste Arisba par mon père conquis :
Ce fruit de ses exploits sera le prix des vôtres.
A ces riches présents j'en veux ajouter d'autres :
Deux beaux trépieds d'airain, d'immenses talents d'or ;
Un présent de Didon plus précieux encor,
C'est une coupe antique et chère à ses ancêtres ;
C'est peu ; du Latium si le ciel nous rend maîtres,
Vous avez de Turnus vu le noble coursier,
Son aigrette de pourpre, et son beau bouclier ;
Je ne souffrirai pas que le sort en ordonne,
Nisus, et dès ce jour Ascagne vous les donne.
J'ajoute à ces présents douze jeunes beautés,
Avec leurs douze enfants par leur sein allaités,
Douze esclaves armés ; enfin la riche plaine
Qui du roi des Latins est l'antique domaine.
Et toi, qu'un âge égal rapproche encor de moi,
O respectable enfant ! tout mon coeur est à toi ;
Que me soit la fortune ou propice ou fatale,
Ascagne ne peut plus vivre sans Euryale ;
Ami de mes conseils, ame de mes combats,
Je verrai par tes yeux, je vaincrai par ton bras ;
Le serment en est fait. — Ah ! que les dieux propices
De ma jeune valeur couronnent les prémices !
C'est assez pour mon coeur, je le jure ! et jamais
Rien ne démentira ces glorieux essais,
Dit Euryale en pleurs ; mais il est une grace
Qui vaut tous ces trésors, qui même les surpasse :
Une mère, du sang de notre dernier roi,
A tout fait, tout osé, tout supporté pour moi ;
Pour moi son tendre amour a quitté sa patrie,
A bravé les hasards d'une mer en furie :
Quand je vole pour vous à de nouveaux hasards,
Seul je lui reste encor, je l'adore, et je pars ;
Je pars sans l'avertir ; ma timide tendresse
A craint par des adieux d'affliger sa vieillesse.
Je crois déjà la voir sous ses tristes lambris
A ses foyers déserts redemander son fils.
J'en jure par la nuit, témoin de mon audace ;
J'en atteste, en pleurant, cette main que j'embrasse,
Je puis braver la mort, mais non pas ses douleurs :
Le plus grand des assauts est celui de ses pleurs ;
Mon coeur eût succombé. Vous, à qui je la laisse,
Soignez son abandon, secourez sa vieillesse :
Fort de ce doux espoir, je marche sans effroi,
Et chéris un péril qui n'expose que moi."
Il dit : et les Troyens laissent couler leurs larmes ;
Mais Ascagne surtout, partageant ses alarmes,
N'entend pas, sans pleurer, ces touchants entretiens,
Et les regrets d'un fils renouvellent les siens :
"Eh bien, dès ce moment je l'adopte pour mère,
Oui, je deviens son fils et tu deviens mon frère :
Eh ! qui peut trop chérir la mère d'un tel fils ?
Tout ce que les Troyens par ma voix t'ont promis,
Tout ce que je réserve à ton retour prospère,
J'en jure par mes jours, par qui jurait mon père,
Ne dépend plus du sort : quel que soit le succès,
Ta mère, tous les tiens sont sûrs de mes bienfaits".
Il dit ; et de ses pleurs baigne son beau visage,
Lui donne son épée, ingénieux ouvrage,
Dont le fourreau d'ivoire et l'acier brillant d'or
De l'art de Lycaon s'embellissent encor.
D'un lion dépouillé de sa large fourrure
Mnesthée offre à Nisus la sauvage parure ;
Et pour son jeune front Alète en l'embrassant
Détache avec plaisir son casque éblouissant.
Ils partent, revêtus de leurs brillantes armes :
De leurs voeux, de leurs cris, de leurs touchantes larmes
Les femmes, les vieillards, les chefs et les soldats,
Aux portes de la ville accompagnent leurs pas.
D'Ascagne cependant la précoce prudence,
Devançant les leçons, l'âge, l'expérience,
A son père envoyait mille avis importants :
Vain espoir ! ses discours sont le jouet des vents.
Ils sortent ; des fossés ils passent la barrière,
Dans l'ombre de la nuit poursuivent leur carrière ;
Vers le camp qui sommeille ils dirigent leurs pas :
Mais combien d'ennemis, immolés par leurs bras,
Vont marquer leur passage et leurs traces sanglantes !
Parmi les traits, les chars et les rênes pendantes,
Les vases renversés et les vins répandus,
Les soldats au hasard sommeillaient étendus.
"Cher ami, dit Nisus, voici l'heure propice,
Faisons sur notre route un sanglant sacrifice ;
Voici notre chemin. De ce camp endormi,
Prends garde que soudain un perfide ennemi
Ne fonde sur nos pas : et prudent sentinelle,
Ici, de tous côtés, jette un regard fidèle ;
Moi, sur leurs corps sanglants je te fraie un chemin".
Il dit, se tait, s'élance, et, le glaive à la main,
Perce le fier Rhamnès. Sur la pourpre opulente
Des carreaux que pressait sa mollesse indolente
Le fier Rhamnès, bercé par des songes trompeurs,
Du sommeil à grand bruit exhalait les vapeurs /
Le bandeau du pontife et celui du monarque
De son double pouvoir offraient la double marque.
Turnus le consultait ; mais son savoir divin
Lut tout dans l'avenir, excepté son destin.
Parmi les chars oisifs et les rênes traînantes,
Trois des siens sommeillaient sur ces plaines sanglantes
Tous trois sont immolés. Deux guerriers de Rémus,
Dont les yeux assoupis ne se rouvriront plus,
Dès longtemps partageaient ses exploits, ses alarmes ;
L'un guidait ses coursiers, l'autre portait ses armes.
Leur cou, qui de leur char débordait suspendu,
Par le tranchant acier en deux parts est fendu.
De leur maître bientôt, sa superbe conquête,
Sur leurs corps mutilés Nisus abat la tête ;
Et son sang, qui s'échappe en longs élancements,
Rougit l'herbe et son lit de ses ruisseaux fumants.
Sur Lamus et Lamyre il assouvit sa rage ;
L'aimable Serranus, dans la fleur de son âge,
S'endormait sans s'attendre à ce fatal réveil :
Il venait de quitter le jeu pour le sommeil.
Hélas ! il va dormir d'une nuit éternelle.
Trop heureux s'il eût pu jusqu'à l'aube nouvelle
Prolonger dans la nuit et sa veille et le jeu !
Avec moins de fureur, terrible et l'oeil en feu,
Au sein d'une nombreuse et vaste bergerie,
Un lion, dont la faim excite la furie,
Des muettes brebis et des tremblants agneaux
Saisit, déchire, emporte, engloutit les lambeaux,
Et, frémissant de rage et la gueule écumante,
Répand au loin le sang, la mort et l'épouvante.
Avec non moins d'ardeur son jeune compagnon
Immole à sa fureur mille guerriers sans nom.
Hébésus, Arabis, sont devenus sa proie ;
Fadus mourant ajoute à sa cruelle joie ;
Rhétus le suit de près sans voir venir la mort :
Tout ce peuple endormi s'éveille au sombre bord.
Rhétus plus malheureux veillait, voyait l'épée
Dans le sang du Rutule à tout moment trempée ;
Derrière un large vase en silence tapi,
A chaque mouvement il frissonne pour lui ;
Il se lève pour fuir l'atteinte meurtrière,
Mais l'épée en son corps se plonge tout entière :
La mort entre avec elle, et le sang et le vin
En longs ruisseaux pourprés s'échappent de son sein.
Euryale poursuit, enivré de carnage ;
Jusqu'au camp de Messape, entraîné par sa rage,
Il s'avance, il regarde, il voit de tous côtés
Languir des feux mourants les dernières clartés ;
Il voit ses fiers coursiers paissant les molles herbes,
Et liés à son char, baisser leurs fronts superbes ;
Il s'élancait sur lui, quand Nisus moins ardent
Arrête par ces mots son courage imprudent :
«C'en est assez, bientôt vient l'aurore ennemie,
Laissons pour d'autres temps cette foule endormie ;
Marchons, et traversons ces rangs ensanglantés !"
Ils marchent : l'or, l'argent épars de tous côtés,
Les riches boucliers et les armes brillantes,
Leur présentent en vain leurs pompes séduisantes ;
Euryale, lui seul, saisit avidement
Des coursiers de Rhamnès le superbe ornement,
Son riche baudrier qu'un art savant décore,
Que des globes dorés embellissent encore.
Auprès de Rémulus, Cédicus autrefois,
De l'hospitalité sollicitant les droits,
Envoya de sa foi ce brillant témoignage ;
Le prince son neveu le reçut en partage ;
Celui-ci, par sa mort, de ce précieux don
Au Rutule vainqueur fit le triste abandon.
Euryale le voit, le saisit, et s'en pare ;
Avec la même ardeur sa jeune main s'empare
Du casque de Messape, où d'un panache altier
L'ondoyante parure ombrageait son cimier.
Ils sortent. Cependant un escadron d'élite,
La fleur d'un corps nombreux qu'elle laisse à sa suite,
En ordre s'avançait des murs de Latinus,
Et portait un message au superbe Turnus ;
Volscens le conduisait : déjà d'un pas agile
Ils approchaient du camp et découvraient la ville,
Quand son regard, perçant au sein de la forêt,
A vu de loin fuyant par un sentier secret
Avec son cher Nisus le charmant Euryale.
Vain espoir ! Un rayon de l'aube matinale
Vient tomber sur son casque, et de ce jour douteux
Le perfide reflet les a trahis tous deux.
«Je ne me trompais pas ; arrêtez-vous, s'écrie
L'inflexible Volscens : quelle est votre patrie ?
De quel lieu venez-vous ? où portez-vous vos pas ?
Quels sont vos noms, vos chefs ? parlez, jeunes soldats."
Ils ne répondent rien ; et,se glissant dans l'ombre
De la nuit protectrice et de la forêt sombre,
Ils implorent du lieu la double obscurité.
Mais aux détours connus, placés de tout côté,
De nombreux cavaliers ferment chaque passage.
Dans la noire épaisseur de ce profond ombrage,
A travers les taillis, les rameaux buissonneux
Coupés de loin en loin de sentiers épineux,
Euryale poursuit sa route embarrassée ;
De son pesant butin sa force harassée
Cède à ce riche poids, et la nuit et la peur
Ont égaré ses pas dans un sentier trompeur.
Nisus vole, et s'échappe enfin sur la colline
Qui de Rome au berceau vit la noble origine,
Riche domaine alors du monarque ennemi.
Il s'arrête, il se tourne, il cherche son ami ;
Il ne le trouve plus : "O mon cher Euryale !
Où t'ai-je donc laissé ? par quelle erreur fatale
As-tu quitté mes pas ? comment t'ai-je perdu ?
Où faut-il te chercher ?...» Tremblant, pâle, éperdu,
Il part, s'enfonce encor sous ces épaisses voûtes,
De la forêt muette interroge les routes ;
Et, suivant avec soin la trace de ses pas,
Appelle son ami, qui ne lui répond pas ;
Partout la solitude et son morne silence.
Tout à coup il entend l'escadron qui s'avance,
Il entend des chevaux les pas précipités,
Et des cris menaçants jusqu'à lui sont portés.
Il regarde : ô douleur ! il voit tout ce qu'il aime
Traîné par des soldats ; la nuit, les bois, lui-même,
Et l'excès de son trouble, et l'erreur des chemins,
Malgré ses vains efforts l'ont laissé dans leurs mains.
Malheureux ! que tenter ? que résoudre ? que faire ?
Ira-t-il, provoquant une mort volontaire,
De ces cruels soldats affronter le courroux,
Leur arracher leur proie, ou tomber sous leur coups ?
Soudain, d'un javelot armant sa main guerrière,
Il invoque des nuits la brillante courrière :
«Toi qui pares les cieux, toi qu'adorent les bois,
Si de leurs habitants mon père mille fois,
Vint offrir à tes pieds les dépouilles sanglantes,
Si moi-même souvent, de mes mains triomphantes,
Au faîte de ton temple, à tes sacrés autels,
J'ajoutai mes tributs aux tributs paternels,
Diane ! entends ma voix : que ma main raffermie
Dissipe sous ses coups cette foule ennemie ;
Viens de mon javelot guider le vol heureux !»
Il dit : de tout l'effort de son bras vigoureux
Le trait part, fend les airs, siffle dans l'ombre obscure,
Rencontre, atteint Sulmon d'une large blessure ;
Sur le trait qui se brise il tombe, et de son flanc
La vie en longs sanglots s'échappe avec son sang.
On regarde partout, on s'étonne, on se trouble,
D'audace et de vigueur l'adroit Nisus redouble,
Et du haut de son front, par sa main balancé,
Un trait non moins fatal à Tagus est lancé :
De l'une à l'autre tempe, en traversant la tête,
Dans le cerveau fumant le trait mortel s'arrête.
Furieux, incertain d'où sont partis ces coups,
Volscens ne sait sur qui doit tomber son courroux :
«Eh bien, de ces deux morts tu porteras la peine. »
Soudain,s'abandonnant au courroux qui l'entraîne,
Il fond sur Euryale. A cet aspect affreux,
Egaré, hors de lui, son ami malheureux
Ne peut plus supporter sa pénible contrainte ;
Il se montre, il s'écrie, enhardi par la crainte :
«Moi, c'est moi ! sur moi seul il faut porter vos coups :
Cet enfant n'a rien fait, n'a rien pu contre vous ;
Arrêtez : me voici, voici votre victime ;
Epargnez l'innocence, et punissez le crime.
Hélas! il aima trop un ami malheureux :
Voilà tout son forfait, j'en atteste les dieux."
Inutile discours ! Par la lance mortelle
Déjà frappé de mort, Euryale chancelle ;
Il tombe : un sang vermeil rougit ce corps charmant ;
Il succombe, et son cou, penché languissamment,
Laisse sur son beau sein tomber sa jeune tête :
Tel languit un pavot courbé par la tempête ;
Tel meurt avant le temps, sur la terre couché,
Un lis que la charrue en passant a touché.
Nisus court, Nisus vole, aussi prompt que l'orage :
C'est Volscens que choisit, que demande sa rage.
On l'entoure, on s'oppose à ses transports fougueux :
Inutiles efforts ! le glaive furieux
Tourne rapidement dans sa main foudroyante ;
Volscens pousse un grand cri : dans sa bouche béante
Le fer étincelant plonge, et finit son sort.
Ainsi l'heureux Nisus donne et trouve la mort ;
Percé presque à l'instant de la lance fatale,
Il se jette mourant sur son cher Euryale,
De son dernier regard cherche encor son ami,
Meurt, et d'un long sommeil s'endort auprès de lui.
Couple heureux ! si mes vers vivent dans la mémoire,
Tant qu'à son roc divin, enchaînant la victoire,
L'immortel Capitole asservira les rois,
Tant que le sang d'Enée y prescrira des lois,
A ce touchant récit on trouvera des charmes,
Et le monde attendri vous donnera des larmes.
Le Rutule vainqueur, de dépouilles chargé,
Rapporte son butin et son chef égorgé,
Et baigne de ses pleurs un guerrier qu'il honore.
Mais le deuil dans le camp est plus affreux encore.
Rhamnès et Serranus, leurs membres palpitants,
Les lits de leur massacre encor tout dégouttants,
Ces longs ruisseaux de sang, et ce récent carnage,
D'une nuit désastreuse épouvantable image,
Enfin tant de héros à la fois moissonnés !
Attachent tristement leurs regards consternés.
Plus loin on se console, on revoit avec joie
Tout ce butin repris sur les héros de Troie ;
Ce casque, les harnais qu'arracha l'ennemi
A Rhamnès expirant, à Messape endormi.
Mais déjà, se jouant dans les airs qu'elle dore,
Des bras du vieux Tithon sortait la jeune Aurore,
Et, dans l'air répandant ses premières lueurs,
Rendait à l'univers la vie et les couleurs.
Turnus l'a devancée : en son ardeur extrême
Il arme ses soldats, il s'est armé lui-même ;
Chacun a pris son rang, de sa noble valeur
Chacun à ses guerriers a transmis la chaleur.
Au bout d'un fer sanglant à leurs yeux on étale
Les fronts décolorés de Nisus, d'Euryale :
Déplorable trophée, effroyable débris
Que leur barbare joie insulte par des cris.
Les Troyens toutefois, ranimant leur vaillance,
Sur la gauche du camp redoublent leur défense ;
Le fleuve ceint la droite : aux postes menacés
Une foule nombreuse investit les fossés ;
D'autres du haut des tours sur les piques sanglantes
Contemplent à regret ces têtes dégouttantes
Que voudraient vainement méconnaître leurs yeux.
Cependant la déesse aux regards curieux,
A la bouche indiscrète, à la course légère,
D'Euryale immolé vient accabler la mère.
Soudain, sans mouvement, sans chaleur et sans voix,
Elle tombe : l'aiguille échappe de ses doigts,
Et le lin déroulé fuit de sa main tremblante ;
Mais enfin, ranimant sa force languissante,
Se meurtrissant le sein, arrachant ses cheveux,
Malheureuse, elle part avec des cris affreux,
Fend les rangs des soldats, vole au haut des murailles.
La pudeur, le danger, l'appareil des batailles,
Sa douleur brave tout ; puis élevant la voix :
"Euryale, Euryale, est-ce toi que je vois,
Toi, le dernier espoir de ma triste vieillesse ?
Cruel ! as-tu bien pu délaisser ma faiblesse :
Me laisser seule ici sur des bords étrangers ?
Eh quoi !quand tu partais pour de si grands dangers,
Ta mère n'a donc pu t'exprimer ses alarmes,
Pour la dernière fois te baigner de ses larmes !
Hélas ! par les oiseaux, par les chiens dévoré,
Dans quelque affreux désert ton corps gît ignoré ;
Ta malheureuse mère autour de ces murailles
N'a pu, les yeux en pleurs, suivre tes funérailles
Ou laver ta blessure, ou te fermer les yeux.
En vain donc j'apprêtais ces tissus précieux,
Qui, le jour et la nuit hâtés par ma tendresse,
Consolaient ma douleur, et charmaient ma vieillesse.
Où courir ? où chercher ton malheureux débris,
Et tes lambeaux sanglants et tes restes flétris ?
O mort ! ô désespoir ! ô spectacle funeste !
O mon cher fils ! de toi voilà donc ce qui reste,
Voilà ce qui devait me payer tant de maux,
Mes courses, mes dangers sur la terre et les eaux !
Rutules ! c'est à vous de finir ma misère :
Assassins de mon fils, exterminez sa mère ;
Frappez ! que ma douleur obtienne un prompt trépas !
J'invoque tous vos traits, j'implore tous vos bras.
Ou toi, grand Jupiter ! par pitié prends ta foudre ;
Que ce corps malheureux tombe réduit en poudre !
Oui, tonne, anéantis mes misérables jours,
Puisqu'enfin ma douleur n'a pu finir leur cours."
Tout s'émeut, tout gémit à ce triste langage,
La pitié ralentit le plus ardent courage
Leurs bras restent sans force. Ascagne tout en pleurs
Même en les partageant redouble ses douleurs ;
Et, touché du destin du fils et de la mère,
La fait porter mourante à son toit solitaire.
Mais la trompette sonne, et ses sons belliqueux
Suivis de mille cris ont ébranlé les cieux.
Les Latins, vers les murs se frayant une route,
Joignent leurs boucliers en une épaisse voûte.
Déjà leur main s'apprête à combler les fossés
De leurs palis aigus vainement hérissés :
Aux lieux où, promettant des accès plus faciles,
Des soldats moins serrés s'éclaircissaient les files,
Ils tentent leur approche, et, l'échelle à la main,
Hasardent dans les airs un périlleux chemin.
Lés Troyens, à leur tour, animent leur audace.
L'un repousse et défend, l'autre attaque et menace.
Instruits par un long siège à braver les assauts,
Les Troyens ont pour eux leurs antiques travaux ;
Tautôt de pieux aigus ils forment leur défense ;
Tantôt, de leurs rochers roulant la masse immense,
Sur l'épaisse tortue et ses mobiles toits
De leurs larges éclats précipitent le poids.
Des boucliers unis l'airain impénétrable
Quelque temps en soutient le choc épouvantable ;
Mais enfin ces secours sont rendus impuissant.
Aux lieux où les Latins deviennent plus pressants,
Avec peine roulé par les enfans de Troie
Un énorme rocher en tombant les foudroie,
Enfonce, désunit leur boucliers brisés,
Et tombe en bondissant sur leurs rangs écrasés.
Alors, abandonnant ces abris infidèles,
Les Latins ont recours à des armes nouvelles ;
Des orages de traits, de flèches et de dards,
Pour chasser les Troyens pleuvent sur leurs remparts :
Terrible par son air comme par sa vaillance,
Plus loin, la torche en main, marche l'affreux Mézence ;
Par le feu, par le fer, il poursuit ses assauts,
Tandis que ce guerrier, enfant du dieu des eaux,
Messape, des remparts méditant l'escalade,
Arrache, foule aux pieds leur vaine palissade :
Et, plantant son échelle, ardent, audacieux,
Ressemble à ces géants qui menaçaient les cieux.
Vous, muses des héros, déesses de mémoire,
Vous qui savez garder et raconter leur gloire,
Venez, retracez-moi ces terribles assauts,
Et de ces grands combats déployez les tableaux.
Dites par quels exploits, par quel affreux carnage
L'indomptable Turnus signala son courage.
Une tour élevée en étages nombreux
Joignait à ses hauts murs l'avantage des lieux ;
Contre elle des Latins la force est rassemblée ;
Pour elle des Troyens l'ardeur est redoublée,
Et, des profonds abris de leurs murs entr'ouverts,
D'une grêle de traits ils noircissent les airs.
De Turnus le premier la main impatiente
Fait voler sur la tour une torche fumante :
La flamme siffle, vole, et s'attache à ses flancs ;
Le vent au loin la roule en tourbillons brûlants ;
Sur ses ailes de feu sa fureur se déploie,
Et d'étage en étage elle poursuit sa proie.
Aux rapides progrès du vaste embrasement
Ses défenseurs troublés s'opposent vainement.
Tandis que loin des murs que la flamme dévore
Vers celui que les feux n'ont pas atteint encor
Leurs flots tumultueux se pressent à la fois,
Sous cette charge immense ajoutée à son poids
La tour avec fracas éclate, croule et tombe.
Tout reste enseveli sous cette vaste tombe.
Les uns poussent des cris sous ses ais embrasés ;
Sous ses débris fumants d'autres sont écrasés ;
Percés de bois aigus ou de leur propre lance,
D'autres au pied des murs suivent sa chute immense.
Dans sa masse croulante ensemble enveloppés,
Hélénor et Lycus seuls se sont échappés,
Hélénor, que la jeune et belle Licymnie
Ravit encore enfant au roi de Méonie.
Jeune, esclave, il courut, s'armant malgré les bras,
Des héros d'Ilion partager les exploits ;
N'ayant pour lui ni rang, ni titre, ni victoire,
Ses armes n'ont encor nulle marque de gloire :
Et son simple pavois, son glaive sans honneur,
Sans illustrer son nom ont armé sa valeur.
Dans le camp ennemi sa bravoure enfermée
S'étonne de se voir seule contre une armée.
Partout des traits, partout une enceinte de fer.
Mais tel qu'un léopard qui, menacé, mais fier,
Quand de ses ennemis les toiles l'emprisonnent,
Au-dessus des chasseurs, des pieux qui l'environnent,
D'un bond hardi s'élance, et, certain de son sort,
Appelle le danger et provoque la mort :
Tel frémit ce guerrier ; tel il court, plein de rage,
Où les traits plus pressés irritent son courage.
Tandis qu'il a pour lui son intrépidité,
Devancant les éclairs par sa rapidité,
Parmi les traits, les feux, et cette foule immense,
Lycus, d'un pied léger, part, s'échappe et s'élance
Au rempart protecteur dont il est descendu.
Vers les bras des Troyens son bras est étendu ;
Il cherche à les atteindre : inutile ressource !
Turnus non moins léger l'a suivi dans sa course ;
Et déjà l'approchant de sa terrible main :
« Misérable à tes pieds tu te fiais en vain ;
Pensais-tu m'échapper par ta fuite prudente ?»
Il dit, saisit dans l'air sa tunique pendante,
Et des murs, qui déjà lui montraient leurs abris,
Entraîne avec sa proie un immense débris.
Tel ce terrible oiseau qui porte le tonnerre
Par ses ongles tranchants enlève de la terre
Le cygne au blanc plumage ou le lièvre peureux :
Tel du dieu des combats l'animal valeureux
Ravit un faible agneau qu'au vallon solitaire
Par de longs bêlements redemande sa mère.
On s'écrie, on s'élance, on comble les fossés ;
Au faîte des remparts des flambeaux sont lancés.
Du fier Lucétius l'audace pétulante
Avançait, secouant une torche brûlante :
Ilionée attend et le laisse approcher ;
Sur lui fond tout à coup un énorme rocher.
Asylas foule aux pieds Corynéus qui tombe ;
Attaqué par Liger, Emathion succombe ;
De ce couple vainqueur l'un sait avec plus d'art
Guider un trait ailé, l'autre lancer un dard :
Ortygius périt par la main de Cénée ;
De Cénée à son tour la vie est moissonnée ;
Turnus est son vainqueur ; Turnus immole Itys,
Dioxippe, Clonus, Promolus, Sagaris ;
Idas du haut des tours descend au sombre abîme ;
Priverne est de Capys la sanglante victime :
De Témille d'abord le bras mal assuré
L'avait percé d'un trait, ou plutôt effleuré ;
L'imprudent, pour porter sa main sur sa blessure
Jette son bouclier ; une flèche plus sûre,
Sur son aile légère élancée en sifflant,
Frappe, et perce sa main attachée à son flanc,
Et, pénétrant plus loin, d'un même coup déchire
Les organes secrets par qui l'homme respire ;
Il tombe, perd son sang, pousse encore un soupir,
Et du dernier sommeil la mort vient l'assoupir.
Un jeune fils d'Arcens, fier de sa riche armure,
Brillant par sa beauté, brillant par sa parure
Que l'aiguille a brodée, où d'un sombre incarnat
La pourpre d'Ibérie étale encor l'éclat,
Naquit dans la forêt au dieu Mars consacrée,
Aux rives du Symèthe, où, sans cesse adorée,
Diane incessamment sur ses riches autels
Reçoit et les présents et les voeux des mortels ;
Il brillait au milieu des défenseurs de Troie :
Messape à sa fureur destine cette proie,
Et, désarmant son bras de sa lance d'airain,
En cercle fait siffler la fronde dans sa main.
Le plomb mortel l'atteint dans sa course brûlante ;
Il tombe, et rend son âme à l'arène sanglante.
Jusqu'à ce jour Ascagne à la guerre des bois
Avait borné l'honneur de ses jeunes exploits,
D'un plus noble triomphe obscur apprentissage ;
Mais sa main aujourd'hui, pour un plus digne usage,
Tendit son arc fidèle, et le trait emporté
Du fougueux Numanus terrassa la fierté.
Allié de Turnus, fier de cette alliance,
Devant les premiers rangs sa superbe arrogance
Exhalait sa fureur, et par d'indignes cris
Aux Troyens insultés prodiguait les mépris :
"Les voilà ces guerriers, ces héros de Pergame,
Qui, le fer à la main, demandent une femme !
Pour la seconde fois prisonniers dans vos murs,
Croyez—vous aujourd'hui ces asiles plus sûrs ?
Quel dessein, ou plutôt quelle aveugle folie,
Malheureux ! vous a fait aborder l'Italie ?
Vous n'aurez pas affaire, en ces nouveaux combats,
A l'orateur Ulysse, à ce beau Ménélas,
Mais aux durs rejetons d'une race aguerrie.
A peine nos enfants arrivent à la vie,
D'un peuple vigoureux ces mâles nourrissons
Sont trempés dans les eaux, plongés dans les glaçons ;
La nuit sur les frimas l'enfant attend sa proie,
La suit avec ardeur, la rapporte avec joie ;
Déjà sa main tend l'arc, dompte un coursier fougueux ;
La peine est son plaisir, la fatigue ses jeux ;
La jeunesse à son tour, sombre, laborieuse,
Tantôt des fiers combats revient victorieuse,
Tantôt soumet la terre à ses coutres tranchants :
Le fer guerrier nous suit dans les travaux des champs,
Et, dans nos fortes mains, des taureaux qu'elle presse
La lance belliqueuse excite la paresse.
Chez nous point de vieillards, et le sang et le coeur
Gardent jusqu'à la fin leur robuste vigueur ;
Le casque couvre encor notre tête blanchie ;
D'un butin tout récent chaque jour enrichie,
Noire table dédaigne un facile repas :
Plus doux par les dangers, payés par les combats,
Nos mets sont une proie, et nos biens des conquêtes.
Pour vous, usant vos jours dans d'éternelles fêtes,
Dans la pourpre nourris, de myrtes couronnés,
Vous couvrez mollement vos bras efféminés.
Allez, vils Phrygiens, ou plutôt Phrygiennes ;
Allez, au double son de vos flûtes troyennes,
Des cymbales d'airain, d'un bruit mélodieux,
Fêter dans ses bosquets votre mère des dieux :
Pour son riant Dindyme ou son vert Bérécynthe,
De nos pénibles camps, quittez, quittez l'enceinte,
Et, par vos longs bonnets, noués sous vos mentons,
Remplacez cet airain trop pesant pour vos fronts ;
Mais n'affectez jamais d'être ce que nous sommes :
Gardez les jeux pour vous, laissez la guerre aux hommes !»
Ce discours furieux, ces propos insultants,
Ascagne ne saurait les souffrir plus longtemps.
Sur le crin d'un coursier qui courbe un arc docile,
En arrière amenant la flèche au vol agile,
Il raidit ses deux bras l'un de l'autre éloignés,
Et, prêt à venger seul les Troyens indignés :
"O Jupiter ! dit-il, contre un brigand barbare
Seconde mon audace ; et ma main te prépare
L'hommage d'un taureau fier de ses jeunes ans,
A la corne dorée, au front large, aux poils blancs,
Qui, déjà vigoureux, levant sa tête altière,
Sur le gazon natal marche égal à sa mère,
Frappe l'air de sa corne, et, sous ses bonds fougueux,
Disperse au loin l'arène en tourbillons poudreux.»
Il dit : et tout à coup le maître de la terre
A fait sous un ciel pur éclater son tonnerre.
Ascagne lance au but le trait audacieux ;
L'arc, en se détendant, fait retentir les cieux ;
Et le trait, plus bruyant, plus prompt que la tempête,
Déjà de Numanus a traversé la tête.
"Insolent ! dont l'audace insulte à des guerriers,
Reconnais ces Troyens par deux fois prisonniers :
C'est ainsi que répond la bravoure à l'outrage.»
Le modeste vainqueur n'en dit pas davantage ;
Tout le camp applaudit, et mille cris joyeux
D'Ascagne ont célébré l'essai victorieux ;
Tous admirent Ascagne et sa valeur naissante.
Et cependant le dieu qui dans les eaux du Xanthe
Lave ses beaux cheveux, et du trône des airs
De ses vastes regards embrasse l'univers,
Tranquille, contemplait, assis sur un nuage,
Les deux camps ennemis et les champs du carnage.
"Enfant des dieux, dit-il, de qui naîtront des dieux,
Courage ! c'est ainsi que l'on arrive aux cieux ;
C'est ton sang, c'est ta race en prodiges féconde,
Qui donnera la paix et le bonheur au monde :
Pergame était trop peu pour remplir ton destin,
Et l'univers te doit un empire sans fin.»
A ces mots il descend de la céleste plage,
Et l'air respectueux s'écarte à son passage.
Il marche vers Ascagne, il dépouille ses traits,
Il prend tous les dehors de l'antique Butes,
Qui d'Anchise autrefois fut l'écuyer fidèle,
Et devant son palais vigilant sentinelle,
Mais que le chef troyen récompensa depuis
Par l'honorable emploi qui l'attache à son fils.
Le dieu brillant du jour emprunte sa figure,
Son teint, ses cheveux blancs, sa voix et son armure :
«Applaudis-toi, dit-il à son jeune rival,
Numanus a par toi reçu le coup fatal ;
Moi-même je pourrais envier ta victoire :
Mais ce prélude heureux doit suffire à ta gloire,
Tu dois compte aux destins de tes jours précieux.»
Il dit, et s'évapore, et disparaît aux yeux :
Mais son casque divin, ses traits qui retentissent,
Tout décèle Apollon. Les Troyens obéissent ;
Et, du jeune héros arrêtant la valeur,
Volent où les dangers appellent leur grand coeur.
Aussitôt on entend le long de leurs murailles
Courir les cris affreux, précurseurs des batailles :
Tous les arcs sont tendus, les traits fendent les airs,
Les cieux en sont noircis, les champs en sont couverts.
Là, doublant la vigueur de la main qui la lance,
La courroie en sifflant laisse échapper la lance ;
On entend retentir et casque et bouclier ;
L'acier avec fracas heurte contre l'acier.
Avec moins de fureur la saison orageuse
Epanche en noirs torrents la pluie impétueuse ;
A coups moins redoublés, moins prompts et moins bruyants,
La grêle épaisse tombe et bondit dans les champs,
Quand le grand Jupiter, déchirant les nuages,
Fait partir la tempête et siffler les orages.
Pandare et Bitias, sauvages nourrissons
Des forêts d'Iéra que surpassent leurs fronts,
Tout à coup de leurs murs osent ouvrir les portes,
Et des Latins surpris délier les cohortes :
Du passage chacun protégeant un côté
Au pied de chaque tour se place avec fierté ;
Ils comptent sur leurs bras, sur leur terrible lance ;
Un long panache ajoute à leur stature immense :
Tels près de l'Eridan, ou dans ces lieux si beaux
Que l'aimable Athésis arrose de ses eaux,
Autour d'eux déployant leurs ombres solennelles,
De deux chênes égaux les tiges fraternelles
S'élèvent à la fois et balancent dans l'air
Leur front que n'a jamais déshonoré le fer.
Des Latins provoqués la foule immense vole ;
C'est le mâle Quercens, le brillant Aquicole,
Et l'imprudent Tmarus, et le farouche Hémon ;
Après eux introduite une foule sans nom
A devant ces géants reculé d'épouvante,
Ou du seuil a mordu la poussière sanglante.
Le carnage s'accroît : déjà les assiégés
Par ce premier succès volent encouragés ;
Leur nombre se grossit, leur ardeur les emporte ;
Déjà même plusieurs osent franchir la porte.
Dans ce moment Turnus, poursuivant ses combats,
Semait ailleurs l'effroi, l'horreur et le trépas :
Tout à coup il apprend que les Troyens sans crainte
De leurs murs aux Latins ne ferment plus l'enceinte :
Que, forts de leur audace, et de sang tout couverts,
Ils laissent leurs remparts insolemment ouverts.
Aussitôt la fureur dans ses regards éclate ;
Il accourt, et d'abord il rencontre Antiphate,
Enfant d'une Thébaine et du grand Sarpédon :
Soudain son javelot vers ce fils d'Ilion
Part, atteint le guerrier dans sa course rapide.
Le sang coule à grands flots sous la pointe homicide ;
Il meurt, et dans son sein le fer reste enfoncé,
Mérope perd la vie, Erymanthe est blessé,
Aphidenus succombe ; enfin sur son passage
Turnus voit accourir, l'oeil enflammé de rage,
Un superbe géant, le puissant Bitias :
D'un simple dard alors il n'arme point son bras ;
Qu'eût fait un simple dard ? mais une énorme lance
Qui de son bras nerveux part avec violence,
Plus prompte que l'éclair, suit son bruyant essor ;
Vainement sa cuirasse et ses écailles d'or
Protègent le Troyen ; il tombe sous ce foudre,
Et son corps gigantesque est couché dans la poudre ;
Sous son énorme poids la campagne gémit,
Son bouclier résonne, et l'air au loin frémit.
Telle aux rives de Baie, antique enfant d'Eubée,
Dans le golfe de Cume avec fracas tombée,
Une masse de roc qu'unit un dur ciment
Ebranle au loin la rive en son noir fondement :
Inarime en frémit, et du géant Typhée
Presse d'un nouveau poids la poitrine étouffée ;
L'air en tremble, la mer craint un second chaos,
Et de son vieux limon noircit au loin les flots.
Aussitôt Mars accourt, et, leur soufflant sa rage,
Des Latins abattus ranime le courage,
Et, tandis qu'il envoie aux Troyens la terreur,
Des enfans d'Italie il réveille l'ardeur,
De la soif des combats rallume en eux la flamme,
Et descend tout entier dans le fond de leur âme.
Sitôt que de son frère il a vu le trépas,
Et le Destin changer la face des combats,
Pandare, sur la porte où le carnage augmente,
Posant sa large épaule et sa masse pesante,
La pousse sur ses gonds avec de longs efforts.
Mais, tandis que les siens oubliés au dehors
En vain à leurs remparts demandent un asile,
Ses ennemis en foule accourus dans la ville
Entrent à la faveur de ce trouble imprévu :
Pour comble de malheur, hélas ! il n'a point vu,
Apportant avec lui l'effroi, les funérailles,
Turnus, l'affreux Turnus entrer dans leurs murailles :
Tel qu'un tigre au milieu d'un timide troupeau,
Il vient, il voit sa proie ; alors un feu nouveau
Semble allumer ses yeux d'un regard plus terrible ;
Son armure en marchant rend un son plus horrible ;
Son panache sanglant s'agite dans les airs,
Et de son bouclier partent d'affreux éclairs.
Terrible, dans leur camp à peine il se présente,
A son air menaçant, à sa taille imposante,
Aux regards qu'a lancés son farouche dédain,
Les Troyens consternés l'ont reconnu soudain.
Pandare alors s'élance enflammé de colère :
Il est temps de venger le meurtre de son frère.
« Regarde, lui dit-il, ici tu ne vois plus
Ou le palais d'Amate, ou la cour de Daunus ;
C'est un camp ennemi : je t'y retiens, barbare ;
Rien ne peut t'en sauver.» Au courroux de Pandare
Répondant froidement par un sourire amer :
« Eh bien ! éprouvons donc ce courage si fier,
Dit Turnus. Va conter au père de Troïle
Que la nouvelle Troie a son nouvel Achille :
Je saurai quel guerrier se mesure avec moi ;
Viens, je t'attends. » Pandare, incapable d'effroi,
Lui lance, en redoublant et d'audace et de force,
Un bois noueux couvert de son épaisse écorce.
Turnus échappe au trait, l'air seul en est blessé ;
Il vole, et dans la porte il demeure enfoncé ;
Junon même en avait détourné la blessure.
« J'attendais, dit Turnus, une attaque plus sûre ;
Mais contre celui-ci ton effort sera vain ;
L'arme est plus redoutable, et part d'une autre main."
Il élève, à ces mots, sa redoutable épée.
La tête du géant en deux parts est coupée,
Son tronc démesuré retombe appesanti ;
Sous son énorme poids la terre a retenti ;
Et l'on voit, rejetant sa cervelle sanglante,
La tête en deux moitiés de deux côtés pendante.
Tout tremble à cet aspect, tout s'enfuit de terreur ;
Et si du fier Turnus l'imprudente fureur
N'eût oublié d'ouvrir ou de briser les portes,
S'il eût su des Latins rassembler les cohortes,
Dans ce vaste tombeau de tous les Phrygiens
Ce jour eût vu finir la guerre et les Troyens.
Mais l'ardeur du combat, mais la soif du carnage,
Ont égaré ses sens, ont aveuglé sa rage.
Phalaris mord la poudre, et Gygès chancelant
A peine à se traîner sur son genou sanglant :
Il désarme, il poursuit la foule qui l'évite,
Et de leurs propres traits les atteint dans leur fuite ;
Junon sert sa fureur. Halys n'échappe pas ;
Phégée et son pavois sont percés par son bras.
D'autres Troyens rangés le long de leurs murailles,
Occupés des assauts, ignoraient ces batailles.
Alcandre, Noémon, Halius, Prytanis,
A leurs compagnons morts sont bientôt réunis.
Intrépide au milieu de l'immense carnage,
Lyncée ose à Turnus opposer son courage,
Et de ses compagnons appelle le secours
Du sommet des remparts et du pied de leurs tours :
Le glaive étincelant, plus prompt que la tempête,
Bien loin avec son casque a fait voler sa tête.
Plus loin tombe Amycus, la terreur des forêts,
Savant dans l'art cruel d'empoisonner ses traits.
Clytius, fils d'Eole, et l'aimable Crétée,
Dont la lyre, toujours par les muses montée,
Charmait l'ennui des camps ; Crétée ami des vers,
Dont le luth, dont la voix, sur mille tons divers,
Chantait Mars, les combats, les guerriers intrépides,
Et le char de la guerre, et les coursiers rapides.
Enfin, au bruit lointain de ces mortels combats,
Et Mnesthée et Séreste accourent à grands pas.
Quel spectacle ! Turnus au milieu de leur ville,
Et les Troyens forcés dans leur dernier asile !
Mnesthée alors, bouillant de honte et de courroux :
"Où fuyez-vous, Troyens ? guerriers, où courez-vous ?
Chassés de ces remparts, quel refuge vous reste ?
Et qui donc a produit ce désordre funeste ?
Un homme, un homme seul, dans vos murs prisonnier,
Turnus impunément, de son bras meurtrier,
Avec tant de héros égorgés sans défense,
Aura donc de l'état moissonné l'espérance !
Quoi ! vos dieux, quoi ! vos rois, flétris par ces affronts,
N'ont point touché vos coeurs, point fait rougir vos fronts ?
Où sont donc ces Troyens jadis si magnanimes ?"
Ce discours enhardit leurs coeurs pusillanimes ;
Leur foule se rallie et revient sur ses pas.
Le héros, qu'à la fois accablent tant de bras,
Devant ses ennemis, que l'espoir aiguillonne,
Recule jusqu'au lieu que le fleuve environn e:
Tous ils fondent sur lui, seul il combat contre eux,
Ainsi, quand de chasseurs un escadron nombreux
Entoure un fier lion : dans sa colère horrible,
Vaincu mais menaçant, effrayé mais terrible,
Retenu par la honte, écarté par la peur,
Il éprouve à la fois et répand la terreur :
Tel l'orgueilleux Turnus, qu'un fier courroux dévore,
En cédant aux Troyens les épouvante encore.
Trois fois, cédant au nombre, il recule à pas lents,
Et trois fois il revient sur les Troyens tremblants.
Mais le camp tout entier contre lui se rassemble :
Turnus cède à la force, et Junon même tremble ;
Elle craint, si Turnus, par elle encouragé,
N'abandonne le camp par ses mains ravagé,
D'irriter son époux, dont Iris elle-même
Vient de lui déclarer la volonté suprême.
Turnus ne songe plus lui-même à l'invoquer.
Ne pouvant se défendre, et n'osant attaquer,
De traits multipliés une horrible tempête
Retentit sur son corps, siffle autour de sa tête ;
Son bouclier d'airain lui-même a succombé !
Et de son front hautain son panache est tombé.
Point de paix, point de trêve ; acharné sur sa proie,
Le terrible Mnesthée à grands coups le foudroie ;
Son bras languit, son fer trahit ses vains efforts,
La sueur en longs flots coule de tout son corps,
Sa bouche est haletante, et sa brûlante haleine
De ses flancs palpitants ne sort plus qu'avec peine.
Aussitôt, tout armé, cédant, mais en héros,
Dans le Tibre il s'élance ; et le dieu, dans ses flots
Purifiant son corps souillé d'un long carnage,
Le porte mollement et le rend au rivage,
Où ses braves guerriers l'accueillent dans leurs bras,
Et sous leur noble chef revolent aux combats.


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Texte numérisé par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.