Livre X - traduction de l'Abbé Delille (1834)

Cependant s'est ouvert, pour le conseil des dieux,
De l'Olympe immortel le palais radieux :
Jupiter les convoque en son enceinte immense ;
Et du trône éternel d'où sa toute-puissance
Surveille l'univers, et contemple à la fois
Les vaincus, les vainqueurs, les peuples et les rois,
Le dieu leur parle ainsi d'une voix solennelle :
Ornements glorieux de ma cour éternelle,
Quel intérêt nouveau, changeant vos volontés,
A rallumé la guerre et rompus vos traités ?
De Laurente et de Troie, inquiètes rivales,
J'ai voulu prévenir les discordes fatales ;
Moi-même aux deux partis j'avais dicté la paix :
Par quelle défiance ou quels motifs secrets
Ose-t-on, au mépris de mes lois paternelles,
Allumer de nouveau ces discordes cruelles ?
Les temps arriveront, ne les prévenez pas,
Où l'Afrique, aux Latins envoyant le trépas,
De leurs monts protecteurs s'ouvrira le passage,
Et contre les Romains déchaînera Carthage.
Alors vous combattrez, alors chacun de vous
Pourra donner carrière à son libre courroux.
Jusque là reposez dans une paix profonde,
Et de vos différents ne troublez plus le monde. »
Ainsi le roi des dieux d'une imposante voix
Annonce en peu de mots ses souveraines lois.
Mais, craignant pour son fils, la reine de Cythère
Répand plus longuement les plaintes d'une mère
«Roi du monde et des dieux ! car enfin aujourd'hui
De quel autre que vous puis-je implorer l'appui ?
Vous voyez nos malheurs, jusqu'à quelle licence
Du superbe Turnus s'emporte l'insolence.
C'est peu que ses coursiers, dans les champs des combts,
Ecrasent les Troyens renversés sous ses pas ;
Les portes de leurs murs, les remparts de leur ville,
Sont contre sa fureur un refuge inutile ;
Dans leurs fossés sanglants les morts sont entassés.
Enée absent l'ignore. Eh ! n'est-ce point assez
Qu'Ilion une fois ait péri par la flamme ?
Faut-il trouver partout les malheurs de Pergame ?
De ses nobles bannis le reste infortuné
A d'éternels assauts est-il donc condammé ?
Troieà peine renaît de sa cendre immortelle,
Des ennemis nouveaux renaissent avec elle !
Que dis-je ? Soulevant les habitants d'Argos,
Le fougueux Diomède est las de son repos ;
Il faut m'attendre encore à ses coups sacriléges,
Le sang de Jupiter n'a plus de priviléges.
Ah ! si malgré vos lois, si malgré les destins
Leur audace aborda les rivages latins,
Otez-leur votre appui, retirez vos miracles ;
Mais si, fendant les flots sur la foi des oracles,
Ils n'ont fait qu'obéir, en traversant les mers,
Aux puissances des cieux, à celles des enfers,
Qui donc peut vous soumettre à son voeu téméraire,
Et créer des destins au gré de sa colère ?
Rappellerai-je ici les éléments armés,
Leurs malheureux vaisseaux par les feux consumés,
Eole et ses fureurs, Iris et ses messages?
C'était trop peu des feux, des flots et des orages ;
L'enfer restait encore ; et voilà qu'Alecton,
S'élançant en courroux des gouffres de Pluton,
De ses fatales mains sème en tous lieux la guerre !
Je ne vous parle plus du sceptre de la terre ;
Nous l'espérions jadis dans les jours du bonheur ;
Un tel orgueil, hélas ! ne sied plus au malheur :
La victoire dépend de votre main puissante.
Mais, par les saints débris de Troie encore fumante,
Puisqu'une haine injuste, insultant ces débris,
Leur ferme l'univers, que l'enfant de mon fils,
Aux rigueurs du Destin s'il faut livrer son père,
D'un héros malheureux console au moins la mère !
Souffrez que mon amour ne l'abandonne pas
Au tumulte des camps, au hasard des combats.
J'ai Paphos, Amathonte et les bois de Cythère ;
Permettez qu'en ces lieux un bosquet solitaire,
De ses jours ignorés dépositaire obscur,
Lui procure un destin moins brillant, mais plus sûr.
Que la terre obéisse à la fière Carthage ;
A sa grandeur jalouse il ne peut faire ombrage :
Et que peut un enfant du fond de ces déserts ?
Voilà donc notre sort après tant de revers !
Hélas !de quoi nous sert qu'un dieu, sauveur de Troie,
Ait arraché des feux une si belle proie,
D'avoir sur tant de mers, tant de bords étrangers,
De la terre et des eaux, épuisé les dangers,
Si, traînant en tous lieux leur misère importune,
Ils ont changé de ciel sans changer de fortune ?
Ah ! s'il fallait périr, ne valait-il pas mieux
Mourir où périt Troie, où sont morts nos aïeux ?
Non,ce n'est plus un trône où les Troyens prétendent,
C'est le choix des malheurs que leurs pleurs vous demandent :
Rendez-leur les combats, rendez-leur les assauts,
Et la rage des Grecs et leurs mille vaisseaux ;
Qu'ils puissent, en mourant, voir encor le Scamandre,
Combattre encor pour Troie, et mourir sur sa cendre.»
Junon, muette, écoute auprès de son époux ;
Enfin, ne pouvant plus contenir son courroux :
« Pourquoi me forcez-vous par votre violence
D'exhaler des douleurs qu'enfermait mon silence ?
Quel mortel ou quel dieu, funeste aux deux états,
A contraint votre fils à chercher les combats ?
Les destins... disons mieux, les fureurs de Cassandre
L'ont poussé sur ces bords des rives du Scamandre.
Mais l'avons-nous forcé d'abandonner ses camps,
De confier ses jours aux caprices des vents,
De charger un enfant du hasard des batailles,
D'aller, quittant le soin de ses propres murailles,
Du feu de la discorde embraser tous les coeurs,
Et forcer les Toscans à servir ses fureurs ?
Quel dieu lui conseilla ces imprudents voyages ?
Qu'ont fait ici Junon, Iris et ses messages ?
Pour ses murs renaissants vous alarmez les cieux !
Mais Turnus est lui-même issu du sang des dieux :
Quand ce Troyen ravit des terres étrangères,
Seul ne peut-il s'armer pourles champs de ses pères ?
Et qui ne connaît pas ces insolents bannis,
Barbares assassins et brigands impunis,
Qui, s'offrant pour époux, malgré la foi donnée,
Viennent en menaçant nous parler d'hyménée,
Et l'olive à la main, méditant des forfaits,
Sur des vaisseaux armés sollicitent la paix ?
Eh quoi ! vous avez pu, fière de vos oracles,
Pour ce fils adoré prodiguer les miracles ;
Tantôt, montrant aux Grecs un fantôme trompeur,
En place d'un héros offrir une vapeur ;
Tantôt, divinisant leurs poupes vagabondes,
Transformer un bois vil en puissances des ondes !
Seule ne puis-je rien ? De vos murs investis
Votre fils est absent : accusez votre fils.
Vous avez Amathonte, et Paphos, et Cythère;
Pourquoi venir braver une cité guerrière ?
On se plaint du malheur de vos Troyens chéris :
Est-ce moi qui l'ai fait, ou bien votre Pâris ?
Est-ce moi qui causai la fière jalousie
Qui fit combattre ensemble et l'Europe et l'Asie ?
Est-ce moi que l'on vit, par d'indignes secours,
Dans Sparte protéger d'adultères amours ?
Me vit-on allumer, pour embraser la terre,
Au flambeau de l'Amour les torches de la guerre ?
C'est alors qu'il fallait, écoutant vos frayeurs,
Pour prévenir leurs maux, prévenir leurs fureurs :
Aujourd'hui que vous presse un repentir stérile,
Le reproche est injuste, et la plainte inutile. »a
Ainsi parle Junon : des frémissements sourds
Dans les cieux partagés ont suivi ce discours.
Tels du vent, précurseur des tempêtes futures,
Dans les bois frémissants préludent les murmures.
Alors leur souverain d'un ton majestueux
Se prépare à parler. Du ciel respectueux
A sa puissante voix les bruits confus s'apaisent,
Dans les plaines de l'air les tempêtes se taisent,
Les bois sont sans zéphirs, les vagues sans fureur,
Et la terre en silence attend dans la terreur.
«Écoutez tous, dit-il ; et que dans vos pensées
Mes lois soient à jamais profondément tracées:
Puisqu'il n'est pas de terme à vos fâcheux débats,
Que Troyens et Latins s'obstinent aux combats ;
Soit que le Phrygien, sur de trompeurs présages,
Du fatal Latium ait cherché les rivages ;
Soit qu'en les repoussant, des malheureux Latins
Les efforts impuissants irritent les destins,
C'en est fait : que chacun, sur cette vaste scène,
Ainsi qu'en son amour soit libre dans sa haine ;
De tous également Jupiter est le roi,
Et Troyens et Latins seront égaux pour moi.
Quel que soit leur succès, dans sa course indomptable
Le Destin atteindra son but inévitable. »
Il dit : et, par les eaux de son frère Pluton,
Par les gouffres brûlants du sacré Phlégéthon,
Ratifiant du sort l'immuable sentence ,
Du décret éternel de sa toute-puissance
Par un signe de tête il avertit les cieux,
Et l'Olympe ébranlé s'incline avec les dieux ;
Puis des divinités de la terre et de l'onde
La foule reconduit le monarque du monde.

Cependant les Latins, redoublant leurs assauts,
Du siège commencé poursuivent les travaux,
On voit au pied des murs les échelles dressées,
Les feux étincelants, les lances hérissées.
Les malheureux Troyens déjà perdent l'espoir ;
Déjà la fuite même est hors de leur pouvoir :
On voit au haut des tours leur troupe consternée; ;
La garde de leur camp languit abandonnée;
Et le long de leurs murs les combattants épars
De leurs rangs éclaircis ont bordé leurs remparts.
Quelques chefs cependant relèvent leur courage :
C'est Castor ; c'est Thymbris, bravant le poids de l'âge ;
Asius, d'Imbrasis illustre rejeton ;
Thymète, digne sang du fier Hicétaon :
Guidant des Lyciens les phalanges guerrières,
Du vaillant Sarpédon s'avancent les deux frères ;
C'est Thémon, c'est Clarus ; dignes de ces rivaux,
Les deux Assaracus secondent leurs travaux ;
Acmon soutient l'honneur de Clytius son père,
Et n'a point oublié que Mnesthée est son frère :
Lyrnesse est sa patrie ; heureux s'il peut venger
Des murs que par Achille il a vu ravager !
Des débris d'un rocher portant le poids immense,
Tout prêt à le lancer, vers les murs il s'avance.
Les pierres et les feux, les flèches et les dards,
Et des murs et des tours pleuvent de toutes parts.
Ascagne, au milieu d'eux affontant la tempête,
Sans casque, à tous les traits offre sa jeune tête,
Et dans tout son éclat déploie aux yeux surpris
Et la valeur d'Enée et les traits de Cypris.
Un fil d'or, renouant ses tresses vagabondes,
Sur les lis de son cou laisse flotter leurs ondes,
Et sa vive blancheur n'en éclate que mieux.
Tel, environné d'or, un rubis précieux
D'une jeune beauté relève encor la grace ;
Tel le brillant ivoire élégamment s'enchàsse
Dans le noir térébinthe ou dans le buis doré.
Vénus tremble en secret pour ce fils adoré.
Là tu brillais aussi, toi, de qui la main sûre
D'un trait empoisonné dirige la blessure,
Ismare, digne sang des rois méoniens,
Digne élève de Mars, digne ami des Troyens ;
Toi que l'on vit pour eux déserter ta patrie,
Où la riche nature et l'heureuse industrie
Font rouler à la fois, dans de riches vallons,
Et l'or de son Pactole, et l'or de ses moissons.
Près d'eux marche Caphys, qu'avec orgueil avoue
Pour son illustre auteur l'opulente Capoue.
Enfin paraît l'honneur du sang des Memmius,
Mnesthée, encor tout fier du combat de Turnus.

Tandis que l'on poursuit l'attaque et la défense,
Au milieu de la nuit le chef troyen s'avance;
Il vogue, il fend les mers. A peine des Toscans,
Pour instruire Tarchon, il a franchi les camps,
Sa noble loyauté, docile aux lois d'Evandre,
A leur nouveau monarque avait eu soin d'apprendre
Son nom, sa nation, ses dangers, ses moyens,
Les secours qu'aux Toscans demandent les Troyens,
Quels sont ses ennemis, par quel vil subterfuge
Mézence chez Turnus sut trouver un refuge,
Ce que peut de Turnus la farouche valeur,
L'inconstance du sort et les droits du malheur.
Enée à ces discours joint sa noble prière.
Tarchon n'hésite pas: sa nation guerrière,
Scellant par un traité son heureuse union,
S'allie avec plaisir aux enfants d'Ilion.
C'est un chef étranger que veut la destinée:
Pour l'envoyé du sort tous choisissent Énée.
De leur brillante élite ils chargent ses vaisseaux.
Le héros, à leur tête, a volé sur les eaux.
Sa proue étale aux yeux les lions de Cybèle
En pompe sur son char conduisant l'immortelle ;
Plus haut, l'Ida fixait ses regards consolés,
L'Ida si doux aux yeux des Troyens exilés !
Là leur chef est assis, méditant en silence
Ce que peut sa valeur, ce que doit sa prudence.
Pallas, à ses côtés, apprend de ce héros
A lire dans les cieux sa route sur les flots,
A diriger son cours sur la plaine profonde,
A vaincre sur la terre, à naviguer sur l'onde.
O muses ! maintenant ouvrez-moi l'hélicon;
De ces nombreux guerriers apprenez-moi le nom ;
Dites de quels héros la glorieuse élite
Accompagnait Énée, et voguait à sa suite.
Massique est le premier : sur l'airain menaçant
Sa proue offre aux regards un tigre rugissant ;
Mille jeunes guerriers, armés d'un trait rapide,
De leur léger carquois, de leur arc homicide,
Des murs de Clusium, des remparts de Cosas,
Pareils d'âge et d'ardeur, le suivent aux combats.
Le fier Abas y joint une brillante troupe :
Un Apollon d'or pur resplendit sur sa poupe ;
Pour lui Populonie a tiré de son sein
De six cents combattants un généreux essaim.
Ilva, qui des métaux est la mère féconde,
Ilva, qui pour ceinture a l'empire de l'onde,
Y joint trois cents guerriers exercés anx combats,
Et fournit à la fois son fer et ses soldats.
Asylas après eux s'avance le troisième ;
L'interprète Asylas, dont le talent suprême
Sait lire l'avenir dans les flancs des taureaux,
Dans les feux de l'éclair, qui de tous les oiseaux
Connaît les vols divers et les divers langages,
Et du ciel aux humains révèle les présages :
Pour lui mille guerriers, armés de javelots,
D'une moisson de fer ont hérissé les flots ;
Toscane par son sol, grecque par sa naissance,
Fille heureuse d'Elis, Pise arma leur vaillance ;
Son nom atteste encor le lieu de son berceau.
Après eux s'avançait des guerriers le plus beau,
Astur, enorgueilli des dons de la nature,
De son coursier docile et de sa riche armure.
Les champs de Minion et des vieux Pyrgiens,
Gravisque qui détruit ses propres citoyens,
Et Cérète, ont fourni cette jeunesse armée.
Tous sont égaux en zèle, égaux en renommée.
Puis-je oublier vos noms de la gloire connus,
Illustre Cinyras, et toi, fils de Cycnus ?
Ton camp est peu nombreux ; mais la fidèle histoire
De ton malheureux père a gardé la mémoire :
Parmi ces peupliers où tes plaintives soeurs,
Imprudent Phaéton ! ont caché leurs douleurs,
Cycnus, ton tendre ami, que ta mort désespère,
Charmait par ses doux chants son chagrin solitaire.
Bien plus que par les ans vieilli par le regret,
Il vit son corps blanchi se couvrir de duvet,
Et dans l'air, en chantant, s'éleva sur ses ailes.
Un panache formé des plumes paternelles
Distingue encor son fils ; et ses jeunes guerriers
D'un semblable ornement ombragent leurs cimiers.
Sur sa proue un Centaure, effroi des mers profondes,
Suspend un lourd rocher qui menace les ondes ;
Et,guidant en son cours trente légers vaisseaux,
D'une longue carène il sillonne les eaux.
Ocnus, le fier Ocnus quitte aussi sa patrie :
La prêtresse Manto du fleuve d'Etrurie
Eut cet enfant divin ; et lui-même, dit-on,
De sa mère à Mantoue a donné le beau nom ;
Mantoue, ouvrage heureux de plus d'un chef illustre ;
Tous, nés en divers lieux, ont augmenté son lustre :
Trois peuples, divisés par leurs quatre tribus,
A ses murs souverains apportent leurs tributs ;
Et tous ceux dont ses lois formèrent la vaillance
Aux champs de l'Etrurie ont reçu la naissance.
Cinq cents autres guerriers non moins audacieux,
Armés contre Mézence, et nés aux mêmes lieux,
Voguent sous Mincius ; et Bénacus son père
Orna de ses roseaux une tête si chère.
Auleste enfin s'avance ; et ses cent matelots
Sous leurs cent avirons font bouillonner les flots.
Un vieux Triton le porte, et sa conque bruyante
Surmonte encor le bruit de la vague écumante :
La mer même s'effraie à ce terrible son.
Joignant des traits humains aux formes d'un poisson,
La moitié de son corps va se cacher dans l'onde,
Et sous ses larges flancs la mer blanchit et gronde.
Tels sont ces braves chefs ; tels leurs trente vaisseaux
Au secours des Troyens s'élancent sur les eaux.

Le jour ne brillait plus ; la nocturne courrière
Sur son char inconstant poursuivait sa carrière.
Plein de ses grands projets, assis au gouvernail,
Le héros des nochers dirigeait le travail :
Tout dort autour de lui, mais sa prudence veille,
Son vaisseau suit son cours. Tout à coup, ô merveille !
Ces nymphes dont l'Ida fut le premier séjour,
Ouvrage de Cybèle, objet de son amour,
De loin avec plaisir ont reconnu leur maître ;
Et, devant ses regards s'empressant de paraître,
S'offrent en nombre égal à celui des vaisseaux
Que le Tibre avait vu reposer dans ses eaux.
Toutes, l'environnant de leur brillante escorte,
Paraissent envier le vaisseau qui le porte,
L'amusent de leurs jeux, et, lui prouvant leur foi,
De son heureux retour félicitent leur roi.
De toutes la plus belle et la plus éloquente,
S'attachant d'une main à la poupe flottante,
Et de l'autre fendant l'azur mouvant des flots,
S'élève sur les mers et lui parle en ces mots :
«Veilles-tu, fils des dieux ? Veille, le moment presse.
Tu vois ces pins sacrés, présent d'une déesse,
Ces verts enfans des monts qu'autrefois te céda
L'immortelle forêt qui couronne l'Ida.
Pour nous soustraire au fer, à la flamme cruelle,
Cybèle nous donna cette forme nouvelle ;
Déesses de la mer, autrefois tes vaisseaux,
Nos fidèles regards te cherchent sur les eaux.
Apprends donc que ton fils, non sans peine, protége
Tes remparts impuissants que le Rutule assiège.
D'Evandre et des Toscans déjà les cavaliers
Ont au poste prescrit arrêté leurs coursiers ;
Leur troupe vous attend, et déjà Turnus tremble
Que vos camps séparés ne l'attaquent ensemble.
Préviens donc ses efforts, et dès l'aube du jour
Que tes soldats armés signalent ton retour ;
Saisis ce bouclier immense, impénétrable,
Dont l'acier brillant d'or te rend invulnérable.
Demain des ennemis, si tu crois mon conseil,
L'épouvante et la mort seront l'affreux réveil. »
A ces mots, rappelant sa longue expérience,
La nymphe en reculant, aux vaisseaux qu'elle lance
Donne le mouvement qu'elle-même autrefois
Dans l'empire des eaux a reçu tant de fois :
Soudain, servant d'exemple à la flotte docile,
La nef part comme un trait, et fuit d'un vol agile.
Etonné, mais soumis, le monarque pieux
Accepte le présage, et regardant les cieux :
«Toi que tes hautes tours couronnent de leur cime,
Toi que tes fiers lions conduisent à Dindyme,
Accomplis ton augure ; et, secondant mon bras,
Viens, et que les Troyens triomphent sur tes pas !»
Il dit : déjà la nuit fuit devant la lumière,
Et le jour renaissant rentre dans la carrière.
Par son ordre aussitôt flottent les étendards ;
Déjà son oeil charmé reconnaît ses remparts,
Reconnaît ses Troyens. A l'instant, de sa poupe
Il donne le signal, il exhorte sa troupe :
Déjà brille élevé son bouclier divin
Qu'aux antres de Lemnos a façonné Vulcain.
Son camp le reconnaît; aussitôt il envoie
Mille cris redoublés et d'amour et de joie.
Déjà sifflent leurs traits, déjà l'espoir vainqueur
Rend la force à leurs bras,le courage à leur coeur.
Tels, traversant les airs, des bataillons de grues
De leur vol à grands cris obscurcissent les nues
Tels semblent des Troyens les bataillons épais ;
Ainsi partent leurs cris, ainsi volent leurs traits.
Turnus est étonné. Sur la liquide plaine
Soudain s'offre l'armée, et la flotte troyenne
Qui s'apprête à lancer ces guerriers sur ces bords.
Le héros à leur tête anime leurs efforts ;
Son casque étincelant, son aigrette ondoyante
Dardent en longs éclairs leur lumière effrayante ;
Son bouclier vomit des torrents de clarté :
Telle d'un rouge ardent, lugubre, ensanglanté,
La nuit dans l'air brûlant la comète étincelle ;
Tel apportant la soif et la fièvre cruelle,
De l'ardent Sirius l'astre pernicieux
Vient embraser la terre et dessécher les cieux.
Mais Turnus brave tout ; son superbe courage
Veut contre les Troyens s'assurer du rivage.
«Allons, amis, dit-il, remerciez les dieux ;
Ceux que vous attendiez, les voilà sous vos yeux ;
Profitez du bonheur que le ciel vous envoie ;
Mars lui-même en vos mains amène votre proie ;
Marchez ; rappelez-vous vos femmes, vos enfants,
Et vos braves aïeux, et leurs faits triomphants.
Profitez du moment où leur foule craintive
D'un pied tremblant encor se confie à la rive ;
Que la mort soit le prix de leurs premiers essais :
C'est à l'audace, amis, qu'appartient le succès. »
A ces mots, il choisit et ceux dont le courage
Doit aux hardis Toscans disputer le rivage,
Et ceux qui contiendront les Troyens assiégés.
Aussitôt sur des ponts vers la rive allongés
Enée ordonne aux siens d'aborder sur la plage.
Plusieurs devancent l'ordre ; et leur bouillant courage,
Dans le moment propice où d'un cours languissant
Dans la rive à son lit la vague redescend,
Sur l'arène fatale impatient s'élance ;
Sur la rame qui ploie un autre se balance.
L'audacieux Tarchon, à l'endroit où son oeil
N'aperçoit point de fond et ne croit point d'écueil,
Mais où la mer sans bruit gonflant ses eaux profondes
Amène mollement et ramène ses ondes,
Tourne à l'instant sa proue : «Illustres matelots !
Voici l'heureux moment, courbez-vous sur les flots ;
Saisissez l'aviron dans vos mains vigoureuses ;
Poussez, lancez, portez vos nefs victorieuses ;
Dans ce sol ennemi plongez leur bec d'airain ;
Que la carène même y creuse son chemin :
Une fois abordés, qu'importe le naufrage ?
Marchez ; sur leurs débris je vous suis au rivage.»
Il dit : tous à l'envi se penchent sur les eaux ;
Tous, d'un commun effort, ont lancé leurs vaisseaux :
Leurs becs frappent le bord, il s'ouvre ; et leur carène,
Libre enfin du péril, vient s'asseoir sur l'arène.
Mais toi, brave Tarchon, le tien fut moins heureux :
Rencontré dans son cours par un roc désastreux,
Sur son dos inégal quelque temps mal assise
Sa carène pendante, ébranlée, indécise,
De son poids chancelant fatigue en vain les flots,
S'ouvre, et livre à la mer soldats et matelots.
Ils luttent à travers les débris du naufrage,
Et le flot qui revient les arrache au rivage.
Turnus saisit l'instant ; et rassemblant les siens
Il les pousse, il les place au-devant des Troyens.
La charge sonne. Enée au même instant s'élance :
Par lui, présage heureux ! l'affreux combat commence ;
Le fer en main, il fond sur ces nouveaux soldats
Que Cérès à regret cède au dieu des combats.
Déjà du fier Théron la défaite sanglante
Dans les rangs ennemis a porté l'épouvante ;
Malgré le fer, l'airain, et l'or étincelant,
Le glaive entre, pénètre, et lui perce le flanc.
Lichas le suit ; Lichas, heureux dans son enfance,
Lichas qui doit au fer la mort et la naissance ;
Par le tranchant acier, au gré d'un art savant,
De sa mère expirante il fut tiré vivant ;
Au père d'Esculape on consacra sa vie,
Par le fils de Vénus, hélas ! trop tôt ravie.
Le robuste Cisséc et l'informe Gyas
D'Enée à coups pressés écrasaient les soldats ;
Mais leurs terribles mains, la massue homicide
Dont s'enorgueillissaient ces héritiers d'Alcide,
Leur père, ami d'Hercule, et qui suivait ses pas
Quand les monstres tremblaient au bruit de ses combats,
Rien ne peut les soustraire au bras fatal d'Enée.
Bientôt Pharon subit la même destinée ;
Il criait : le fer plonge, et détruit à la fois
L'organe de la vie et celui de la voix.
Et toi, que Clytius à la fleur du bel âge
Entraîne sur ses pas dans les champs du carnage,
O malheureux Cydon ! ce terrible ennemi
T'eût ravi d'un seul coup le jour et ton ami,
Si les fils de Porcus, ces frères magnanimes,
N'eussent sauvé dans toi l'une de ces victimes.
Tous les sept sur Enée ont fait voler leurs dards ;
Sur lui les traits lancés fondent de toutes parts :
Les uns sont repoussés par la divine armure ;
Des autres Cythérée amortit la blessure,
Et le corps de son fils à peine est effleuré.
Alors du sang latin encor plus altéré,
« Des armes, cria-t-il ; oui, donnez-moi ces armes
Qui sous les murs troyens répandaient tant d'alarmes !
Aucuns des traits par qui les Grecs furent percés
Ne seront aux Latins impunément lancés. »
Achate alors lui tend sa redoutable lance ;
Il la voit, la saisit, la soulève, et la lance :
Elle vole ; et Méon, malgré son bouclier
Et malgré sa cuirasse, est percé tout entier.
Alcanor tend le bras à son frère qui tombe :
Le trait sort tout fumant du guerrier qui succombe
Poursuit, l'atteint lui-même ; et du corps séparé
A ses nerfs languissants pend son bras déchiré.
Numitor veut venger le meurtre de son frère ;
Il tire de son corps la flèche meurtrière ,
La lance sur Enée : Achate en est atteint,
Mais de son noble sang le fer à peine est teint.
Clausus accourt, tout fier des forces du jeune âge :
Dryope ose braver son superbe courage.
L'impétueux Clausus, coupant du même fer
Le passage des sons et le chemin de l'air,
Arrête du guerrier la bravade hardie,
Et lui ravit d'un coup la parole et la vie :
Il bat du front la terre, et la teint de son sang.
Trois frères thraciens sentent ce bras puissant :
Trois autres à leur tour éprouvent sa furie ;
Idas était leur père, Ismare leur patrie.
Soudain fondent sur lui ces Aurunces si fiers,
Et le brave Halésus, et toi, du dieu des mers
Impétueux enfant, Messape, dont l'adresse
Dompte des fiers coursiers la fougueuse jeunesse.
Des deux parts même espoir, même ardeur, même effort ;
Les deux partis rivaux, ensanglantant ce bord,
Du fatal Latium se disputent la porte ;
Nul d'eux ne veut céder, nul encor ne l'emporte.
Tels dans les champs des airs luttent deux vents égaux ;
Les courants opposés, les nuages rivaux,
Soutiennent sans céder leur choc opiniâtre :
Tels Troyens et Latins sur ce sanglant théâtre
Se poussant, s'approchant, s'éloignant de la mer,
Luttent pied contre pied, le fer contre le fer.
Plus loin combat Pallas : mais, ô douleur extrême !
Un rapide torrent, qui sur ce terrain même
Emporta des débris de rochers, d'arbrisseaux,
Condamne ses soldats à quitter leurs chevaux :
Dans le combat à pied leur inexpérience
Bientôt des rangs troublés a détruit l'ordonnance ;
Et devant les Latins leurs bataillons sans art
Résistaient en désordre et fuyaient au hasard.
Leur chef emploie alors, pour ressource dernière,
Les reproches sanglants, la touchante prière:
« Amis, où fuyez-vous ? Par vous, par vos exploits,
Par les hauts faits d'Evandre admirés tant de fois,
Par l'espoir dont Pallas peut se flatter peut-être
Et d'imiter son père, et d'égaler son maître,
Revenez, suivez-moi, marchons le fer en main !
Voyez ces rangs épais, c'est là notre chemin ;
Là la patrie en pleurs, là l'honneur vous appelle :
Où l'obstacle est plus grand la victoire est plus belle.
Ici nous n'avons pas à combattre des dieux :
N'avons-nous pas des bras, un coeur, du fer, comme eux ?
Hommes, pour ennemis nous n'avons que des hommes :
Vous savez ce qu'ils sont, montrez-leur qui nous sommes.
Eh ! quel moyen d'ailleurs d'échapper aux combats ?
D'un côté c'est la mer qui s'oppose à vos pas ;
De l'autre vos remparts, les Troyens et la gloire.
Votre arrêt est dicté: la mort, ou la victoire.»
Il dit, et tout à coup sa bouillante valeur
Les entraîne avec lui. Lagus, pour son malheur,
Vient s'offrir à ses coups : tandis que du rivage
Il enlève un rocher que veut lancer sa rage,
Il le perce à l'endroit où, traversant le dos,
Des deux flancs recouverts de leurs robustes os
L'épine en s'allongeant occupe l'intervalle.
Pour retirer le fer de la lance fatale
Par son bras vigoureux avec force enfoncé,
Sur l'ennemi mourant tandis qu'il s'est baissé,
Pour venger son ami levant sur lui le glaive,
Hisbon va le frapper : le héros se relève,
Et, perçant ses poumons encor gros de courroux,
Par un coup plus rapide a prévenu ses coups.
Sthénélus lui succède. Il poursuit, il immole,
Sans respect pour son nom, le superbe Anchemole ;
Lui qui, de sa marâtre infame suborneur,
De ta couche, ô Rhétus ! osa souiller l'honneur.
Et vous, au même jour nés de la anênic mère,
Double objet de regrets pour un malheureux père,
O Thymber ! ô Laris ! ce jour vous vit mourants.
Vos traits pareils en tout de vos propres parents
Embarrassaient l'amour et la vue indécise,
Et leurs yeux se plaisaient à leur douce méprise.
Mais par deux coups divers également affreux,
Pallas sut trop, hélas ! vous distinguer tous deux.
La tête de Thymer roule sur la poussière ;
Et toi, jeune Laris, l'atteinte meurtrière
A fait tomber ta main, dont les doigts defaillants
Serrent encor le fer de leurs nerfs tressaillants.
Cette main en mourant semble te reconnaître,
Et ses derniers efforts semblent chercher son maître.
Les exploits de son chef, encor plus que sa voix,
Et de honte et de rage enflamment à la fois
Le fier Arcadien, digne enfin de le suivre.
Rhétus au fer mortel de lui-même se livre,
Et de l'heureux Ilus sa mort sauve les jours ;
La lance de Pallas allait trancher leur cours,
Lorsque Rhétds, fuyant sur son essieu rapide
Les armes de Teuthras et son frère intrépide,
Intercepte le coup, et mourant pour autrui
Tombe et périt d'un trait qui n'était pas pour lui.
Ainsi, lorsqu'un berger a de la flamme avide
Dispersé dans les bois la semence rapide,
De rameaux en rameaux par les vents emporté
Le vaste embrasement s'étend de tout côté;
Lui, du haut d'un rocher voit leurs touffes brûlantes,
Et suit d'un oeil content les flammes triomphantes :
Ainsi, brave Pallas, tout s'enflamme à ta voix,
Et les tiens à l'envi secondent tes exploits.
Mais, rappelant sa force et sa valeur guerrière,
Halésus à leur rage oppose une barrière :
Déja tombent ensemble aux gouffres de Pluton
Le fier Démodocus, et Phérèle et Ladon.
Sur lui Strymon levait sa redoutable épée ;
Mais par un coup plus promt sa main tombe frappée.
Un roc atteint Thoas : avec ses os meurtris
De son cerveau sanglant s'envolent les débris.
Ecoutant de son coeur les alarmes trop sûres
(Le coeur devine mieux souvent que les augures,)
Le père d'Halésus le cacha dans les bois ;
Mais, quand du sort lui-même il eut subi les lois,
La Parque sur son fils jetant sa main cruelle
A Pallas dévoua sa victime nouvelle.
« O fleuve de ces lieux ! dit le brave Pallas,
Viens et conduis le trait que balance mon bras,
Conduis-1e dans le sein de ce guerrier farouche :
Si tu remplis le voeu que t'adresse ma bouche,
Si ta faveur le livre à mes heureux efforts,
J'orne de sa dépouille un chêne de tes bords. »
Le dieu reçoit ses voeux : tandis que sa jeunesse
Du vieillard Imaon protégeait la faiblesse,
Halésus à la mort livre un sein désarmé.
Par ce coup éclatant Lausus est alarmé:
Pour ranimer des siens l'audace défaillante,
Lausus, dont le succès suit la valeur brillante,
Frappe l'énorme Abas, et terrasse avec lui
Des Troyens effrayés le plus solide appui :
Toscans, Arcadiens, et les héros de Troie,
Vainqueurs même des Grecs, sont devenus sa proie.
L'un sur l'autre portés, l'un de l'autre rivaux,
Les deux camps, chefs, soldats, font des efforts égaux ;
Dans Pallas, dans Lausus, même ardeur, même audace ;
Tous deux jeunes, tous deux éclatants de beauté.
Mais hélas ! du Destin telle est la cruauté !
Tous les deux sans retour ont quitté leur patrie !
Ils ne la verront plus. Mais, malgré leur furie,
Par les coups l'un de l'autre ils ne périront pas :
Un dieu garde leur chute à de plus nobles bras.
Dans ce même moment, Turnus à pas rapides
Pousse parmi les rangs ses coursiers intrépides,
Sa soeur l'a fait voler au secours de Lausus.
Il arrive : «Arrêtez, dit-il, c'est à Turnus
A combattre Pallas ; moi seul du téméraire
Je dois tirer vengeance : eh ! que ne peut son père
Voir comment un guerrier traite un jeune orgueilleux.»
Il dit, et tout fait place à ce combat fameux.
Pallas du fier Turnus admire l'arrogance,
Son superbe dédain, son port, sa taille immense ;
Et son oeil, répondant à son regard altier,
Avec un froid courroux le parcourt tout entier.
« Viens, dit-il, que ma main t'arrache la victoire ;
Ou qu'un trépas illustre honore ma mémoire ;
A mon père, crois-moi, l'un ou l'autre est égal:
Cesse donc la menace, et connais ton rival. »
Il dit, et sans effroi, sans arrogance vaine,
Au-devant de Turuus s'avance dans la plaine.
De ses braves soldats tout le sang s'est glacé.
Mais déjà de son char Turnus s'est élancé ;
C'est à pied, c'est de près, et sans vaine assistance,
Qu'il veut contre Pallas mesurer sa vaillance.
Et tel qu'un fier lion, qui, dans un pré lointain,
Voit un taureau farouche au front large et hautain
Préparer au combat sa corne menaçante,
Part, les crins hérissés et la gueule écumante,
Turnus fond sur Pallas, par la rage emporté.
Inégal en vigueur, mais égal en fierté,
Pallas le voit venir, et l'attend sans rien craindre,
Et s'arrêtant au lieu d'où le trait peut l'atteindre,
« Toi qui daignas t'asseoir aux festins paternels,
Hercule ! entends ma voix des palais éternels,
Dit-il ; que ce Turnus à sa main expirante
Me voie ici ravir son armure sanglante
Qu'il descende aux enfers 1a rage dans le coeur,
Et que ses yeux mourants contemplent son vainqueur !»
Hercule en gémissant écoute sa prière
La pitié de ses pleurs a mouillé sa paupière.
«Mon fils, dit Jupiter, dans cet humain séjour
Chaque mortel paraît, disparaît sans retour ;
Mais par d'illustres faits vivre dans la mémoire
Voilà la récompense et le droit de la gloire.
Ilion vit périr plus d'un enfant des dieux,
Et Sarpédon mon fils n'est-il pas mort comme eux ?
Ce fier Turnus lui-même, il faudra bien qu'il meure ;
Et la Parque déjà file sa dernière heure.»
Ainsi dit Jupiter, et des voûtes des cieux
Vers les champs des Latins il rejette ses yeux.
Ces deux fameux rivaux déjà sont en présence :
Pallas d'un bras nerveux a fait voler sa lance ;
Et, tandis qu'il saisit son glaive étincelant,
Le trait impétueux qui s'élance en sifflant
Va tomber à l'endroit où l'épaule cachée
Supporte la cuirasse autour d'elle attachée;
Et, malgré le pavois dont il perce les bords,
Son fer du grand Turnus vient effleurer le corps.
Pallas avec transport accepte ce présage,
Et cet heureux essai redouble son courage.
Turnus d'un bois pesant hérissé d'un long fer
Arme son bras puissant, le balance dans l'air :
«Tiens, vois qui de nos traits est le plus redoutable !»
Il dit : au même instant le dard inévitable,
Malgré l'airain, le fer, dans la flamme durcis,
L'un sur l'autre ployés, l'un par l'autre épaissis,
Malgré les doubles peaux que son tissu rassemble,
Traverse sa cuirasse et son coeur tout ensemble.
Le courageux Pallas l'arrache tout sanglant ;
Et sa vie aussitôt s'échappe avec son sang.
Sous l'inutile poids de sa brillante armure
Le jeune infortuné tombe sur sa blessure,
Et mord, en insultant au bras qui l'a dompté,
De ces bords ennemis le sable ensanglanté.
Turnus, d'un pied cruel foulant ce triste reste :
« Vous, témoins d'une audace à son fils si funeste,
Soldats d'Evandre, allez, remettez-le en ses bras ;
C'est ainsi que j'ai du lui renvoyer Pallas.
Cependant je veux bien, pour consoler un père,
Accorder à son corps l'asile funéraire
Qu'il lui dresse un tombeau, j'y consens ; mais ce fils
Aura payé bien cher ses funestes amis !»
Il dit, et, sur son corps posant son pied barbare,
Saisit son baudrier, l'en dépouille, et se pare
De ce riche trophée où l'art a reproduit
Cet hymen exécrable et cette horrible nuit
Qui, cachant les forfaits des lâches Danaïdes,
Inondèrent de sang leurs couches homicides,
Du travail de Clonus superbe monument.
Turnus s'en applaudit. Fatal aveuglement !
Combien de son bonheur l'homme aisément s'enivre !
Sans prévoir l'avenir au présent il se livre.
Hélas ! le moment vient, il ne tardera pas,
Où l'orgueilleux Turnus paîra cher ce trépas,
Et, teignant de son sang ces marques de sa gloire
Maudira, mais trop tard, sa fatale victoire.
Cependant de Pallas les amis gémissants
Poussent en longs sanglots de lugubres accents,
L'environnent en foule, et l'arrosant de larmes,
Rapportent ce guerrier etendu sur ses armes.
O cher et triste objet ! ô combien ton cercueil
Va porter chez Evandre et de gloire et de deuil !
Hélas ! à peine entré dans la lice guerrière,
La mort avant le temps vient finir ta carrière !
Console-toi ; le sort, en abrégeant son cours,
Ajoute à ton grand nom ce qu'il ôte à tes jours.

Bientôt un avis sûr au généreux Enée
Du malheureux Pallas apprend la destinée,
Lui dit quel grand danger environne les siens,
Qu'il est temps de voler au secours des Troyens.
Il part, moissonne tout sur son sanglant passage.
C'est toi, Turnus, c'est toi que demande se rage :
Pallas et son trépas, Evandre et sa douleur,
Sont présents à ses yeux, sont présents à son coeur,
Il n'a pas oublié les services d'Evandre,
Sa table hospitalière et son accueil si tendre.
De Salmon et d'Ufens huit malheureux enfants
Par ses terribles mains sont saisis tout vivants;
Du bûcher de Pallas, dont l'ombre les réclame,
Bientôt leur sang captif arrosera la flamme.
Magus, au même instant, se présente à ses coups ;
Le trait vole : aussitôt, tombant sur ses genoux,
L'adroit Maous échappe à la mort qui s'apprête,
Et le fer en passant a sifflé sur sa tête.
Soudain il se prosterne implorant le héros,
Et d'un ton suppliant il lui parle en ces mots :
«Par les mânes d'Anchise, et par la tendre enfance
De ce fils adoré, votre douce espérance,
N'arrachez pas, d'un bras sans gloire triomphant,
Un enfant à son père, un père à son enfant !
S'il faut le racheter, ma richesse est immense ;
Mon palais est rempli de ma magnificence ;
Des amas d'or, d'argent, travaillés, bruts encor,
Dans la terre enfouis composent mon trésor.
Ce n'est pas de ma mort que dépend la victoire ;
Et seul je ne puis mettre obstacle à votre gloire.
- Epargne pour tes fils tous ces vains amas d'or,
Ou bruts ou travaillés, qu'enferme ton trésor.
Tu parles de pitié : Pallas attend vengeance,
Et Turnus le premier abolit la clémence.
Point de paix aux Latins, de grace à leurs amis !
Voilà le voeu d'Anchise et celui de son fils. »
Il dit, saisit sa tète et jusqu'à la poignée
Plonge le fer qui brille en sa main indignée.
Non loin il aperçoit le brave fils d'Hémon,
Pontife de Diane et prêtre d'Apollon.
Son auguste tiare, et sa riche parure,
Et l'or éblouisssant de sa superbe armure,
L'annoncent à ses yeux par leur brillant éclat.
Il le poursuit, l'atteint dans le champ du combat ;
Il tombe ; et, sans pitié pour le sang qui le souille,
D'un prêtre d'Apollon Mars saisit la dépouille :
Séreste la rapporte en ployant sous le poids.
Deux guerriers au héros s'opposent à la fois :
L'un d'eux est Céculus, que Vulcain a fait naître ;
L'autre est le Marse Ombron, orgueilleux de connaître
De ses monts paternels les végétaux fameux.
Enée avec fureur s'avance au-devant d'eux.
Le bouclier d'Anxur, avec sa main coupée,
D'abord vole en éclats sous sa terrible épée.
Ombron, fier de son art, par de magiques mots
Sans doute a cru charmer la fureur du héros :
Peut-être il espérait, vainqueur des destinées,
Une heureuse vieillesse et de longues années ;
Mais le glaive troyen en abrége le cours.
Le brave Tarquitus volait à son secours :
De Dryope et de Faune, en un réduit champêtre,
Pour un destin plus doux l'amour l'avait fait naître.
Fier de sa riche armure et de son sang divin,
Il accourt ; le héros étend sur lui sa main,
Perce son bouclier et sa forte cuirasse :
Il fuit, traînant le poids du fer qui l'embarrasse ;
Et, malgré sa prière et tous ses vains discours,
L'acier tranche d'un coup et sa tête et ses jours ;
Et, repoussant son tronc sur la poudre sanglante :
«Reste là, malheureux ! ta mère gémissante
Au tombeau paternel ne t'enfermera pas :
Reste là ! des vautours sois l'horrible repas ;
Ou que des vastes mers, ta digne sépulture,
Les monstres affamés déchirent ta blessure :
Pallas du moins aura les honneurs du tombeau.»
Ainsi dit le vainqueur ; et, plein d'un feu nouveau,
Fendant des premiers rangs la foule épouvantée,
Il poursuit et Lycas, et le robuste Antée,
Et le brave Numas, et le blond Camertès,
Qui, fils du grand Volscens, et rappelant ses traits,
Unit à ce beau nom, à son domaine immense,
Le trône d'Amyclas, l'école du silence.
Partout le fier Troyen fait voler le trépas.
Tel courait Egéon, aux cent mains, aux cent bras ;
Tel, se multipliant sous mille aspects farouches,
Il vomissait des feux de ses cinquante bouches,
De ses cinquante dards lançait autant d'éclairs,
Et, sous ses pieds tonnants faisant trembler la terre,
Seul affrontait l'Olympe et bravait le tonnerre :
Tel était le héros ; tel son fougueux transport
Multipliait ses coups, le ravage et la mort.
Son épée, au carnage une fois échauffée,
Court, vole, brave tout, renverse tout. Nippée,
Sur son sanglant passage, hélas ! pour son malheur,
Guidait quatre coursiers : soudain, saisis de peur
A l'aspect du héros tout fumant de carnage,
Ils renversent leur guide, et courant au rivage,
De son char fracassé dispersent les débris.
Par leurs beaux coursiers blancs, aux combats aguerris,
Liger au ton superbe, et Lucagus son frère,
Rapidement traînés dans des flots de poussière,
Foulaient des rangs entiers ; et tandis que l'un d'eux
De ses coursiers ardents guide l'élan fougueux,
Son frère, d'une main au carnage occupée,
Fait tourner dans les airs sa foudroyante épée.
Enée, à son aspect, ne s'émeut pas en vain ;
Terrible il fond sur eux une lance à la main.
«Tourne ici, dit Liger, ta vue intimidée:
Ces coursiers ne sont pas ceux du fils de Tydée ;
Ce char n'est pas celui de l'enfant de Thétis,
Dont Vénus tant de fois a préservé ton fils ;
ils t'apportent la mort et la fin de la guerre,
Et ton sang odieux va rougir cette terre
Plus funeste pour toi que les champs phrygiens.»
Ainsi parle Liger. Le héros des Troyens
Laisse perdre dans l'air ces menaces frivoles,
Et répond par un dard à de vaines paroles.
Lucagus à l'instant, un javelot en main,
Excitant ses coursiers, se penche sur leur crin :
Superbe il se relève, et, redressant sa tête,
Le pied gauche en avant, au combat il s'apprête ;
Mais déjà du Troyen le pénétrant acier
Traverse par les bords son épais bouclier,
Et court plonger son fer dans sa cuisse sanglante.
Le héros, insultant à sa chute pesante :
«Lucagus, lui dit-il, tu n'accuseras pas
Tes chevaux et ton char d'avoir fui les combats :
Toi-même en descendant leur as laché les rênes ;
Et c'est toi dont le sang doit arroser ces plaines.»
Il dit, et dans l'instant saisit ses deux coursiers.
Liger, se corrigeant de ses discours altiers,
Tombe aux genoux d'Enée, et vers sa main sanglante
Elevant et ses bras et sa voix suppliante :
«Par toi, par les auteurs de tes jours glorieux,
Troyen, ne m'ôte pas la lumière des cieux,
Et qu'un guerrier soumis désarme ton courage !
- Tu n'avais pas tantôt ce modeste langage,
Lui répond le vainqueur : meurs sur ton frère mort ;
Et né du même sang subis le même sort. »
Il dit ; et, sans égard pour sa bassesse infame,
A sa vile demeure il arrache son ame,
Sur son frère, à ces mots, il le jette mourant.
Plus fougueux que l'orage, et plus prompt qu'un torrent,
Tel Enée à Pallas prodiguait les victimes.
Soudain, encouragés par ses faits magnanimes,
Ascagne et les Troyens, faiblement assiégés,
S'elancent des remparts qui les ont protégés.

Aussitôt à Junon le roi des dieux s'adresse :
«O vous ! qu'à double titre honore ma tendresse,
Mon épouse, ma soeur, vous ne vous trompiez pas ;
C'est Vénus qui conduit les Troyens aux combats :
Vous le voyez, ils sont sans force, sans courage ;
Sans elle leur frayeur céderait à l'orage.»
Junon, d'un ton soumis, lui répond : «Cher époux !
De ces cruels discours pourquoi m'accablez-vous ?
Mon coeur, vous le savez, craint votre humeur sévère.
Ah ! si comme autrefois Junon savait vous plaire !
Eh ! quel motif a pu vous refroidir pour moi ?
Vous-même, pour Turnus partageant mou effroi,
Souffririez que Junon, à bon droit alarmée,
L'arrachat au péril, l'écartât de l'armée ,
Et le rendît vivant à sou père Daunus ;
Mais sa vie est promise aux fureurs de Vénus,
Je me soumets. Pourtant notre sang l'a fait naître
Du sang de Pylumnus, son glorieux ancêtre;
Et, s'il faut dire plus, nul parmi les mortels
D'aussi riches présents n'a chargé nos autels.»
Alors le souverain de la voûte céleste
Réplique, en peu de mots : «Si du terme funeste
Vous voulez pour Turnus retarder le moment,
S'il faut vous rassurer par mon consentement,
Je l'accorde. Endormez son audace guerrière,
Et de quelques instants prolongez sa carrière :
Voilà ce que je puis. Mais, si vos voeux secrets
Prétendent attaquer de plus grands intérêts,
Troubler l'ordre du sort, votre espérance est vaine.»
Alors, les veux en pleurs, l'auguste souveraine
Lui répond : «Mon désir craint de vous offenser ;
Mais si ce que tout haut vous n'osez prononcer,
Votre coeur l'accordait ! si Turnus pouvait vivre !
Que dis-je ? A cet espoir vainement je me livre ;
Par le sceau du trépas il est déjà marqué ;
Si pourtant cet arrêt peut être révoqué !
Hélas ! vous pouvez tout, et votre épouse pleure !»
Junon quitte à ces mots la céleste demeure,
S'entoure d'un nuage, et vole vers les champs
Oà la rage et la mort parcourent les deux camps,
Là, d'une fausse vie animant un nuage,
Elle forme d'Enée une trompeuse image :
Du même bouclier le spectre arme son bras ;
Avec les mêmes traits il s'élance aux combats ;
Semblable est sa cuirasse, et semblable est sa lance ;
Un panache pareil sur son front se balance ;
Enfin, trompant l'oreille et les yeux à la fois,
L'ombre a pris du héros et la taille et la voix :
Tels les spectres légers sortent des noirs royaumes,
Tels nos rêves la nuit composent leurs fantômes.
Devant les premiers rangs le simulacre vain,
Superbe, se présente une lance à la main,
Et semble de Turnus défier la vaillance.
Turnus au faux guerrier a fait voler sa lance ;
L'ombre fuit : triomphant de cette feinte peur,
Turnus vole, et poursuit le fantôme trompeur.
«Arrête! criait-il ; arrête, brave Enée !
Abandonnes-tu donc ton brillant hyménée ?
Reviens ; je veux ici te donner de ma main
Ces champs que si longtemps t'a promis le Destin.»
Il dit, et ne voit pas, dans sa crédule joie,
Que l'air emporte au loin ses discours et sa proie.

Un vaisseau, qui porta le roi des Clusiens,
Dans l'instant arrivait des bords étruriens ;
Et ses ponts, appliqués aux rochers du rivage,
Favorisaient sur ronde un facile passage :
Là, par sa lâche fuite abusant le héros,
La vaine ombre s'échappe, et, volant sur les flots,
Dans le vaisseau qui fuit cherche un obscur asile.
Après elle Turnus vole d'un pas agile :
Mais du navire à peine il a franchi le bord,
Junon coupe le câble; et l'onde, sans effort,
Emporte sur les mers, en revenant sur elle,
Et la nef, et Turnus, et l'image infidèle.
Toutefois, poursuivant son ravage fatal,
Le véritable Enée appelait son rival ;
Lorsqu'enfin, détrompant une attente frivole,
Le faux Enée en l'air se dissipe et s'envole,
Et laisse errer Turnus à la merci des flots.
Furieux, ignorant la cause de ses maux,
Détestant les secours qui protégent sa vie,
Il lève au ciel ses mains, il gémit, il s'écrie :
«O puissant Jupiter ! par quel forfait affreux
Ai-je pu mériter un sort si malheureux ?
D'où viens-je ? où vais-je ? où suis-je ? et comment reparaître
Aux yeux qui dans Turnus ne verront plus qu'un traître ?
Ils combattaient pour moi, je les livre à la mort !
Je les entends d'ici me reprocher leur sort ;
J'entends leurs cris plaintifs et leur voix expirante ;
J'entends rouler les chars sur leur foule mourante ;
Que faire ?Malheureux ! dans quel gouffre profond
Ensevelir la honte empreinte sur mon front ?
Et vous, vous qui m'avez arraché du rivage,
Vents jaloux, flots cruels ! j'implore votre rage ;
Prenez, prenez pitié du malheureux Turnus !
Passez-moi, jetez-moi sur des bords inconnus
Où je puisse cacher mon déshonneur extrême,
Fuir les regards des miens, l'univers, et moi-même !
Couvrez de mes débris quelques sauvages lieux :
Turnus en expirant remercîra les dieux.»
Eu prononçant ces mots son coeur ardent s'enflamme ;
Cent sinistres projets combattent dans son ame :
Doit-il tourner sur lui son inutile fer ?
Doit-il cacher sa honte aux gouffres de la mer ?
Doit-il, au sein des eaux se jetant à la nage,
Pour se rendre aux combats affronter le naufrage ?
Trois fois il s'y résout, et la reine des cieux
Trois fois rompt par pitié son projet furieux.
Enfin il s'abandonne à la pente de l'onde,
La mer conduit sa poupe, et le vent la seconde ;
Et l'antique cité de son père Daunus
A reçu malgré lui l'infortuné Turnus.

Alors le roi des dieux arme le fier Mézençe ;
Il veut que, de Turnus remplaçant la vaillance,
Il s'oppose aux projets des Troyens triomphants.
Aussitôt contre lui les généreux Toscans
Unissent à l'envi leur ligue courageuse.
Tel qu'un rocher battu par la vague orageuse,
Qui, s'avançant dans l'onde et s'élançant dans l'air,
Et defiant les vents, et la foudre, et la mer,
Résiste à leur fureur, insulte à leur menace :
Tel se monte Mezence. Il repousse, il terrasse
Un intrépide fils du vieux Dolichaon.
Il jette à ses côtés deux enfants d'Ilion,
Latagus, qu'il atteint, et Palmus, qui s'échappe :
Mais de deux coups divers leur ennemi les frappe.
Du hardi Latagus le lourd débris d'un mont
Vient frapper le visage, et lui brise le front ;
Palmus, d'un fer tranchant étendu sur l'arène,
Sur son jarret sanglant avec effort se traîne.
Il laisse dans son sang ramper ce vil guerrier ;
Mais sa belle cuirasse et son panache altier
Sont donnés à Lapsus ; et cette riche armure
Sert de trophée au père, à son fils de parure.
Bientôt le fier vainqueur fait tomber sous son bras
Evas le Phrygien, et le Troyen Mimas,
Mimas né dans la nuit où, tristement féconde,
Hécube mit au jour, pour le malheur du monde,
Pàris, son tendre ami, si fatal aux Troyens :
Mais Pàris dort en paix dans les champs phrygiens ;
Mimas mord en tombant une terre étrangère :
Fils du grand Amycus, Théano fut sa mère.
Tous sur son fier vainqueur s'élancent à la fois ;
Mais, tel qu'un sanglier qu'en ses antiques bois
Recèle le Vésule, ou qu'une meute ardente
Arrache aux vieux roseaux des marais de Laurente,
S'il voit la lance nue et les filets dressés,
Terrible, l'oeil ardent, et les crins hérissés,
Il s'émeut, il frémit, il écume de rage :
Contre lui les chasseurs excitent leur courage ;
Mais leur courroux prudent, n'osant le voir de près,
Jette de loin des cris et d'inutiles traits :
Ainsi les ennemis de l'odieux Mézence
N'osent, le glaive en main, provoquer sa vaillance ;
Des dards lancés de loin et de longues clameurs
Signalent sans péril leurs timides fureurs :
Lui, secouant des traits la tempête bruyante,
Grondant, grinçant les dents, vers la foule tremblante
N'a fait que se tourner ; les ennemis ont fui,
Et leurs traits impuissants viennent mourir sur lui.
Acron, dont les aïeux étaient nés dans la Grèce,
Pour éviter des siens la fureur vengeresse,
Avait quitté Corythe ; et ses tendres désirs
D'un hymen imparfait regrettaient les plaisirs.
Sur lui brillaient de loin, donnés par son amante,
Un vêtement de pourpre, une aigrette éclatante ;
Il courait dans les rangs, échauffait ses soldats.
Mézence l'aperçoit, et s'applaudit tout bas ;
Et, tel qu'un fier lion dont la faim vagabonde
Parcourt au loin les champs et la forêt profonde,
Si d'un mont élevé se découvre à son oeil
Un cerf au front superbe, un timide chevreuil,
Soudain, les crins dressés et mugissant de joie,
Ouvre une gueule immense, arrive sur sa proie,
Et, couché tout entier sur son corps palpitant,
Mord, déchire et dévore, et se gorge de sang :
Tel et p1us furieux fond l'horrible Mézence.
Le malheureux Acron, qu'immole sa vaillance,
Tombe, et brise en tombant le trait ensanglanté.
Orode à cet aspect fuyait épouvanté ;
Du superbe vainqueur le dédain magnanime
Ne veut pas dans sa fuite atteindre sa victime ;
D'un trait lancé de loin il pouvait le percer ;
Mais de près, mais lui-même il veut le terrasser.
L'arrêter, le saisir, l'étendre sur la poudre,
N'est pour lui qu'un moment : moins rapide est la foudre ;
Puis appuyant sa lance et son pied sur son sein :
«Amis,le grand Orode est tombé sous ma main,» ;
Dit-il ; et ses soldats, pleins d'une noble ivresse,
Répondent à son cri par des cris d'allégresse.
Alors, poussant à peine une mourante voix,
Le malheureux guerrier lui dit : «Qui que tu sois,
Hàte-toi de goûter ce court moment de gloire ;
Tu ne jouiras pas longtemps de ta victoire ;
La mort marque sa proie, et t'en prépare autant :
Tremble, ton heure approche, et la Parque t'attend.»
Mézence en retirant la lance meurtrière
Sourit tout à la fois de dédain, de colère :
«Mon destin, lui dit-il, est l'affaire des dieux ;
Mais toi, meurs maintenant, voilà l'ordre des cieux.»
Orode entend sa voix, et la douce lumière
Abandonne aussitôt sa tremblante paupière ;
La Mort vient sur son sein poser sa main de fer,
Et verse sur ses yeux les pavots de l'enfer.
Sous le fier Cédicus Alcathoüs succombe ;
Sacrator à ses pieds foule Hydaspe qui tombe ;
Sous les coups de Rapon Parthénius périt ;
Orsès, le fier Orsès, au même instant le suit.
Le fils de Lycaon, le vaillant Ericate ,
Précède Clonius chez la terrible Hécate :
Messape est leur vainqueur. Mais l'un meurt sous sa main,
Renversé tout à coup de son coursier sans frein,
Et, de prés attaqué par son bras redoutable,
L'autre du coup mortel va tomber sur le sable.
Le généreux Agis volait à son secours ;
Mais, digne rejeton des auteurs de ses jours,
Valérus le premier l'envoie au sombre empire.
Des mains de Salius Anthronius expire ;
Salius à son tour frappé par Nealcès
Maudit son arc terrible et ses rapides traits.

Ainsi, dans les deux camps semant les funérailles,
Mars balance longtemps le destin des batailles,
Une égale fureur semble les posséder ;
Tous désirent de vaincre, aucun ne veut céder ;
Des deux côtés le deuil, des deux côtés la gloire ;
Partout des cris de mort et des chants de victoire.
Les dieux au haut du ciel, témoins de tant d'horreurs,
Des malheureux humains déplorent les fureurs :
Mais, que dis-je ? par eux leur rage est animée ;
Vénus a ses soldats, et Junon son armée ;
Et, pressant à grands pas sa sanglante moisson,
Tisiphone au hasard les envoie à Pluton.

Tout à coup, au milieu de ce carnage immense,
Paraît, la lance en main, le terrible Mézence.
Aussi terrible aux yeux, aussi grand, aussi fier
Que l'énorme Orion, quand, de la vaste mer
Traversant à grands pas les campagnes profondes,
De sa large poitrine il domine les ondes,
Ou, d'un frêne appuyant ses pas audacieux,
Du pied foule la terre, et du front touche aux cieux :
Tel paraît ce héros. La foule est consternée :
Seul au-devant de lui marche le grand Enée.
Superbe, inébranlable, et fier d'un tel rival,
Mézence se promet un combat plus égal.
Il s'arrête, et de l'oeil mesurant la distance :
«Mes dieux,à moi, dit-il, c'est mon bras et ma lance !
Si je puis terrasser ce brigand odieux,
Paré du bouclier, du casque radieux
Arrachés par mon bras à sa rage étouffëe,
Toi-même, cher Lausus, porteras mon trophée.» ;
Il dit : le trait lancé suit son bruyant essor ;
Le bouclier l'écarte, il va frapper Antor
A l'endroit où des flancs le côté se sépare,
Antor à qui le ciel dut un sort moins barbare :
Ami du grand Alcide, il avait mille fois,
Ainsi que ses périls, partagé ses exploits ;
Mais quand les feux d'Oeta l'eurent réduit en cendre,
Il fut de ce héros consolé par Evandre :
Et, consacrant sa vie à ses nobles destins,
Quitta sa chère Argos pour les champs des Latins.
Aujourd'hui, de son sort bizarre destinée !
Grec, ami des Troyens, et compagnon d'Enée,
En vain il a cent fois affronté le trépas ;
Il tombe, atteint d'un trait qui ne le cherchait pas,
Regarde encor le ciel, et, loin de sa patrie,
Songe à sa chère Argos, soupire, et rend la vie.
Mais bientôt le combat renaît plus furieux.
Se fiant à sa force, et protégé des dieux,
Le Troyen se rapproche, et sur le fier Mézence
D'une main vigoureuse il fait voler sa lance,
Qui, malgré le pavois muni d'un triple airain,
Et malgré ses trois peaux que couvre un triple lin,
Va percer du Toscan la cuisse ensanglantée :
La du trait amorti la force est arrêtée.
A peine le Troyen a vu couler son sang,
Il s'élance, il saisit le glaive menaçant,
Et veut mettre à profit son trouble et sa blessure.
Alors Lausus entend les cris de la nature ;
Il se trouble, il frémit ; des pleurs mouillent ses yeux.
O guerrier magnanime ! o fils tendre et pieux !
A tes faits étonnants si l'avenir peut croire,
De ton touchant destin je conterai l'histoire ;
Et ta chute héroïque et tes nobles malheurs
Iront de siècle en siècle attendrir tous les coeurs.
Faible, et traînant le poids de la fatale lance,
Déjà hors de combat, le farouche Mezence
Séloignait lentement, la rage dans le coeur.
Déjà prêt à frapper, son superbe vainqueur
Lève et suspend sur lui l'épée étincelante.
Lausus vole, Lausus à ses coups se présente ;
Et d'un bras arrêtant la pointe du poignard,
De l'autre de son père assure le départ.
Son armée à grands cris applaudit son courage ;
De leurs traits sur Enée ils font pleuvoir l'orage.
Son bouclier s'oppose à leurs coups répétés.
Ainsi, lorsque la grêle à coups précipités
Tombe et frappe la plaine au loin retentissante,
Soudain, pour éviter la tempête bruyante,
Bergers et voyageurs, tout fuit, tout va chercher
Ou l'abri d'un rivage, ou le creux d'un rocher,
Attendant que le ciel, dissipant le nuage,
Les rende à leurs travaux, les rende à leur voyage :
Tel le héros troyen, en butte à tous les coups,
Laisse en paix la tempête épuiser son courroux.
Cependant, de Lauses gourmandant l'imprudence :
«Malheureux ! où t'emporte une aveugle espérance ?
Lui dit-il.Ta tendresse égare ta valeur.
Mesure mieux ta force, et préviens ton malheur.«
Lausus n'écoute rien ; son terrible adversaire
De moment en moment sent croître sa colère ;
Pluton attend Lausus au séjour infernal,
Et la Parque déjà tient le ciseau fatal.
Trop faible pour le bras qu'irrite sa menace,
Son léger bouclier a trahi son audace ;
Le héros, à travers son impuissant airain,
Plonge le fer mortel, et perce, avec son sein,
Sa riche cotte d'or, ouvrage de sa mère :
Sa vie alors s'enfuit comme une ombre légère ;
Son sang coule, et, cessant d'animer ses ressorts,
Son âme avec regret abandonne son corps.
Dès que ses yeux ont vu pâlir ce beau visage,
Le héros consterné sent gémir son courage,
Etend vers lui sa main, et, les sens interdits,
Se souvient qu'il est père en immolant un fils.
«Assemblage touchant de grandeur et de chames !
Dit il ; ton ennemi répand sur toi des larmes.
Quel prix peut dignement payer tant de vertus ?
Et comment consoler un héros qui n'est plus ?
Ces armes qui devaient, hélas ! mieux te défendre,
Qui te charmaient vivant je les donne à ta cendre.
Va, rejoins, j'y consens, tes illustres aieux ;
J'accorde à leur tombeau tes restes glorieux.
Enfin, pour adoucir ta triste destinée,
Souviens-toi que tu meurs des mains du grand Enée.»
Il dit, remet aux siens cet objet de douleurs,
Lui-même il le soulève, et baigne encor de pleurs
Ce beau corps, ces beaux yeux privés de la lumière,
Et ces cheveux sanglants traînés dans la poussière.

Mézence cependant, près du Tibre étendu,
Contre un chêne appuyé, de son sang répandu
Etanchait les ruisseaux, et son bouillant courage
Brûlait de revoler dans les champs du carnage.
Aux rameaux est pendu son casque ensanglanté,
Et son glaive à regret repose à son côté ;
Ses amis près de lui consolent sa tristesse.
Lui, faible, haletant, et de sa barbe épaisse,
De ses cheveux blanchis laissant pendre les flots,
Accusait son malheur, les dieux et son repos.
Pour comble de douleur, sa tendre inquiétude
Craint pour son cher Lausus : dans son incertitude
Il interroge tout ; il veut que ses amis
Lui ramènent Lausus, lui ramènent son fils.
Cependant des soldats pâles, fondant en larmes,
Rapportent tout sanglant l'objet de tant d'alarmes,
Héros infortuné vaincu par un héros !
Rien ne paraît encor ; mais au bruit des sanglots
Mézence a pressenti l'accablante nouvelle,
Et sent déjà frémir son ame paternelle.
D'une horrible poussière il couvre ses cheveux,
Se déchire le sein, lève les mains aux cieux,
Se jette sur Lausus, entre ses bras le presse :
«O mon fils ! mon cher fils! quelle indigne faiblesse
M'a fait, pour me sauver, consentir à ton sort ?
Quoi ! tu meurs, et je vis ! et je vis par ta mort !
C'est moi qui te donnai, moi qui t'ôte la vie !
Sort cruel ! ai-je assez épuisé ta furie ?
J'ai bravé tes rigueurs avant ce coup affreux,
Ah ! c'est de ce moment que je suis malheureux,
Que je sens mon exil, mes affronts, mon injure,
Que jusqu'au fond du coeur a saigné ma blessure !
Mon crime est sans exemple ainsi que sans pardon :
J'ai terminé tes jours, et j'ai souillé ton nom ;
Ce sont mes attentats, mes excès sanguinaires,
Mon fils, qui t'ont chassé du trône de tes pères.
Ah ! j'aurais dû cent fois, par mille affreuses morts,
Expier mes forfaits, et calmer mes remords.
Misérable ! et je vis, et je respire encore !
Et je n'ose sortir du monde que j'abhorre !
J'en sortirai.» Soudain oubliant sa langueur,
Et trouvant dans sa rage un reste de vigueur,
Sur sa cuisse sanglante en fureur il se lève,
Demande sa cuirasse, et son casque, et son glaive ;
Fait venir son coursier, son coursier généreux,
Seul ami qui lui reste en son sort malheureux :
C'est son consolateur, son compagnon de gloire,
Dont l'essor l'a toujours conduit à la victoire.
Triste, il paraît sentir et partager ses maux ;
Mézence le ranime, et lui parle en ces mots :
«Toi, qui me consolas de la haine des hommes,
Si rien peut sembler long sur la terre où nous sommes,
Ensemble assez longtemps tous deux avons vécu,
Tous deux assez longtemps ensemble avons vaincu ;
Mais un dernier triomphe à nos efforts s'apprête :
Il me faut du Troyen la dépouille et la tête.
Viens, partage avec moi ce combat hasardeux :
Ou nous vaincrons ensemble, ou nous mourrons tous deux ;
Car enfin je te crois trop fier pour reconnaître
Les ordres d'un Troyen, et pour changer de maître.»
II dit, monte à l'instant, de colère enflammé.
Le coursier a senti son poids accoutumé.
Des javelots aigus arment ses mains vaillantes ;
Les crins de son cheval, en aigrettes flottantes,
Balancent sur son front leur ornement guerrier.
Soudain partent d'un vol le maître et le coursier ;
Il cherche son rival : la honte, la colère,
La fureur d'un héros, le désespoir d'un père,
Et la vengeance aveugle, et la folle douleur,
Bouillonnent à la fois dans le fond de son coeur ;
Il fond sur les Troyens, prodigue de sa vie ;
Trois fois appelle Enée, et trois fois le défie.
Enée avec transport a reconnu sa voix ,
Et se promet de vaincre une seconde fois :
«Fasse le roi des dieux, l'auteur de la lumière,
Que ta folle valeur m'attaque la première !»
Il dit, et marche à lui, sa lance dans la main.
«Assassin de mon fils, tu me braves en vain,
Dit Mézence ; tes coups ne peuvent plus m'atteindre ;
Mon fils n'est plus, de toi qu'aurais-je encor à craindre ?
Son sort pouvait lui seul te soumettre mon sort !
Je ne crains point les dieux, et viens chercher la mort ;
Mais tiens, reçois avant les adieux de Mézence.»
Soudain son bras vengeur a fait partir sa lance,
Puis vole un second trait, puis un autre le suit.
Dans le cercle poudreux que son coursier décrit,
Il vole, il tourne, frappe. Enée à cet orage
Avec son bouclier oppose son courage.
Trois fois autour de lui Mézence prend l'essor,
Et l'accable de traits, et l'en accable encor ;
Trois fois l'orbe d'airain où leur forêt s'arrête,
Tout hérissé de dards, tourne avec la tempête.
Enfin, impatient de tous ces longs détours,
Et d'arracher des traits qui renaissent toujours,
Pour finir un combat qui lasse sa vaillance,
Dans le front du coursier que fait tourner Mézence
Le fier Troyen enfonce un trait armé de fer.
L'ardent coursier se cabre, et, s'agitant dans l'air,
Chancelle, se renverse, et tombe sur son maître.
Avant que le Toscan puisse se reconnaître,
Au milieu d'un long cri de toutes parts lancé,
Son terrible ennemi soudain s'est élancé ;
Puis, le glaive àla main : « Eh bien ! fougueux Mézence,
Où donc est ce grand coeur, cette fière vaillance ?»
Lui dit-il. Le guerrier à peine respirant,
Mais le bravant encor de son regard mourant :
«Barbare ! pourquoi donc menacer ta victime ?
Cesse de m'insulter, ma mort n'est point un crime.
Je n'attends point de grace étant vaincu par toi,
Et Lausus à ce prix n'a pas traité pour moi.
Mais, si ton coeur connaît les saints droits de la guerre,
Au malheureux Mézence accorde un peu de terre.
Je sais que contre moi tous les coeurs sont aigris ;
Dérobe à leur fureur mes malheureux débris ;
Et, puisque par tes mains le trépas nous rassemble,
Fais que Lausus et moi nous reposions ensemble.»
Il dit, il tend la gorge au glaive suspendu,
Le reçoit, tombe, et meurt dans son sang étendu.



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Texte numérisé par Agnès Vinas à partir d'un exemplaire personnel et mis en ligne le 4/4/2009. Les internautes qui désirent l'emprunter sont priés d'en mentionner explicitement la provenance. Cette disposition s'applique en particulier à tous les contributeurs de Wikisource.