Livre II, chapitre 9

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Ce que devient Ione dans la maison d'Arbacès. Premier signe de la rage du terrible Ennemi

Lorsque Ione entra dans la vaste salle de l'Egyptien, l'effroi qui avait agité le cœur de son frère s'empara du sien ; il lui sembla, comme à lui, qu'il y avait quelque chose de mauvais augure, et qui lui criait de prendre garde, dans les figures tristes de ces monstres thébains, dont le marbre rendait si bien les traits majestueux et sans passion :

Leurs yeux, des temps anciens exprimaient la pensée ;
L'éternité semblait en eux s'être fixée.

Le grand esclave éthiopien sourit en lui ouvrant la porte, et marcha devant elle pour la conduire. Elle était à peine au milieu de la salle, qu'Arbacès s'avança en habits de fête étincelant de pierrerie. Quoiqu'il fit grand jour au dehors, la maison, selon la coutume des voluptueux, était plongée dans une demi-obscurité, et des lampes jetaient une lumière odorante sur les riches pavés et sur les plafonds d'ivoire.

«Belle Ione, dit Arbacès en s'inclinant pour toucher sa main, c'est vous qui avez éclipsé le jour ; ce sont vos yeux qui éclairent cette salle ; c'est votre haleine qui la remplit de parfums.

- Vous ne devriez pas me parler ainsi, dit Ione en souriant ; vous n'ignorez pas que votre sagesse a suffisamment instruit mon âme pour la mettre au-dessus de ces trop gracieux éloges ; ils me déplaisent ; c'est vous qui m'avez appris à mépriser l'adulation. Voulez-vous donc faire oublier vos leçons à votre pupille ? »

Il y avait quelque chose de si franc et de si charmant dans les manières et dans les paroles d'Ione, que l'Egyptien n'en devint que plus épris d'elle, et plus disposé à renouveler le tort qu'il venait de commettre. Cependant, il répondit légèrement et gaiement, et se hâta de continuer la conversation sur d'autres sujets.

Il la conduisit à travers les différentes chambres de sa maison, qui paraissaient aux yeux d'Ione, accoutumés seulement aux élégances modérées des villes de la Campanie, contenir les richesses du monde.

Des peintures d'un art achevé ornaient les murs ; des lumières éclairaient des statues des plus beaux temps de la Grèce. Des armoires pleines de bijoux (chaque armoire travaillée elle-même comme un bijou) remplissaient les intervalles des colonnes. Les bois les plus précieux couronnaient les seuils et fermaient les portes ; l'or et les joyaux abondaient de tous côtés. Quelquefois Arbacès et Ione étaient seuls dans ces chambres ; quelquefois ils passaient au milieu d'une haie d'esclaves, qui s'agenouillaient lorsqu'elle s'approchait, et lui présentaient des bracelets, des chaînes, des diamants, que l'Egyptien s'efforçait en vain de lui faire accepter.

«J'ai souvent entendu dire, reprit-elle avec étonnement, que vous étiez riche ; mais j'étais loin de me douter de la valeur de vos trésors.

- Je voudrais les faire fondre en une seule couronne pour la placer sur votre tête, répliqua l'Egyptien.

- Hélas ! ce poids m'écraserait ; je serais une seconde Tarpeïa, répondit Ione en riant.

- Mais vous ne dédaignez pas les richesses, Ione ? Ceux qui ne sont pas riches ne connaissent pas ce que la vie renferme de bonheur. L'or est le grand magicien de la terre... il réalise nos songes... il nous donne le pouvoir d'un dieu... Il y a de la grandeur, de la sublimité, dans sa possession... C'est le plus puissant et le plus obéissant de nos esclaves.»

L'artificieux Arbacès espérait éblouir la jeune Napolitaine par ses trésors et par son éloquence ; il essayait d'éveiller en elle le désir d'être la souveraine de tout ce qu'elle voyait ; il se flattait qu'elle confondrait le possesseur avec les possessions, et que les charmes deson opulence se réfléchiraient sur lui-même. Mais Ione était secrète-ment mécontente des éloges qui sortaient de ces lèvres, jusqu'alors peu accoutumées, en apparence, à payer un tribut à la beauté. Avec un art que les femmes possèdent à merveille, elle s'efforça de déconcerter sa galanterie en n'ayant pas l'air d'y croire, et en riant de ses propos comme s'ils n'étaient qu'un jeu. Rien n'est plus aimable au monde que cette manière de se défendre ; c'est le charme du nécromant africain qui se fait fort de changer la direction des vents avec une plume.

L'Egyptien était enivré et plus subjugué peut-être encore par sa grâce que par sa beauté. Il ne contenait qu'avec peine ses émotions hélas ! la plume n'avait de puissance que contre les brises de l'été elle devait être le jouet de la tempête ! Aussitôt qu'ils arrivèrent dans une salle entourée de draperies blanches, à broderies d'argent, l'Egyptien frappa dans ses mains, et, comme par enchantement, une table splendide se dressa devant eux un lit, ou plutôt une espèce de trône, couronné d'un dais cramoisi, s'éleva également aux pieds d'Ione, et au même instant on entendit derrière les rideaux une invisible musique d'une douceur extrême.

Arbacès se plaça aux pieds de la Napolitaine, et des enfants beaux comme l'Amour servirent le festin.

Après le repas, la musique s'affaiblit peu à peu, et Arbacès s'adressa ainsi à sa belle hôtesse :

«N'avez-vous jamais, en ce monde sombre et incertain, n'avez-vous jamais, ô ma pupille, essayé de plonger vos yeux dans l'avenir ? ... N'avez-vous jamais désiré écarter le voile de la destinée... et voir dans son empire inconnu l'ombre des choses qui doivent exister ? ... car le passé n'est pas seul à avoir des fantômes ; chaque événement qui va se produire possède ses spectres... son ombre. Lorsque l'heure arrive, la vie entre en lui, l'ombre prend un corps et fait son apparition dans le monde... Ainsi dans la terre, par-delà le tombeau, existent comme deux armées impalpables et spirituelles, les choses qui doivent être, les choses qui ont été. Si par notre science nous pouvons pénétrer jusqu'à cette région, nous voyons l'une et l'autre armée, et nous apprenons, ainsi que je l'ai appris, non seulement les mystères de la mort, mais aussi les destinées des vivants.

- Comme vous l'avez appris ! ... La science peut-elle aller jusque-là ?

- Voulez-vous éprouver mon art, Ione, et assister à la représenta-tion de ce qui doit vous arriver à vous-même ? C'est un drame plus intéressant que ceux d'Eschyle. Je l'ai préparé pour vous, si vous désirez voir ces ombres jouer leurs rôles...»

La Napolitaine trembla ; elle pensa à Glaucus, et soupira en frissonnant. Leurs destinées devaient-elles être unies ? Moitié incrédule et moitié convaincue, frappée pour ainsi dire de respect et d'effroi en écoutant son hôte étrange, elle resta un moment silencieuse, puis répondit :

«Cela peut révolter, cela peut terrifier. La connaissance de l'avenir doit, en tout cas, empoisonner le présent.

- Non, Ione ; j'ai moi-même jeté les yeux sur votre avenir, et les ombres qui représentent vos destinées habitent les jardins de l'Elysée. Au milieu des asphodèles et des roses, ils préparent pour votre front de douces guirlandes ; et le sort, si dur pour tant d'autres, ne vous tisse que des jours de bonheur et d'amour. Voulez-vous me suivre et voir ce qui vous est réservé, afin de jouir d'avance de votre félicité ? »

Le cœur d'Ione murmura de nouveau : Glaucus ! Elle laissa deviner un consentement presque imperceptible. L'Egyptien se leva en la prenant par la main, la conduisit à travers la salle du banquet : les rideaux s'ouvrirent comme par magie, et la musique fit entendre des sons plus joyeux et plus marqués. Ils passèrent entre des rangées de colonnes, aux deux côtés desquelles deux fontaines répandaient les eaux les plus parfumées. Ils descendirent dans le jardin par un large et facile escalier. La soirée commençait, la lune s'élevait déjà dans les cieux, et les douces fleurs qui dorment le jour et mêlent aux brises de la nuit d'ineffables odeurs, croissaient dans les allées ombreuses légèrement éclairées, ou bien, rassemblées en corbeilles, étaient placées, comme des offrandes, aux pieds des nombreuses statues qu'ils rencontraient à chaque pas.

«Où me conduisez-vous, Arbacès ? demanda Ione avec un peu d'étonnement.

- Ici près, répondit-il en désignant un petit édifice en perspective, à ce temple consacré aux Destinées... Nos rites exigent un terrain consacré.»

Il entrèrent dans une étroite salle au bout de laquelle était suspendu un rideau noir. Arbacès l'écarta. Ione et lui se trouvèrent dans l'obscurité.

«Ne vous alarmez pas, dit l'Egyptien ; la lumière ne tardera pas à briller.»

Pendant qu'il parlait, une lueur douce, et qui communiquait une agréable chaleur, se répandit insensiblement autour d'eux. A mesure que chaque objet se détachait de l'obscurité, Ione s'apercevait qu'elle était dans un appartement de moyenne grandeur, et tendu de noir de tous les côtés. Des draperies de la même couleur recouvraient le lit préparé pour qu'on pût s'y asseoir. Au centre de la chambre sedressait un petit autel avec un trépied de bronze. D'un côté une haute colonne de granit était surmontée d'une tête colossale en marbre noir, dont la couronne d'épis de blé fit reconnaître à Ione la grande déesse égyptienne. Arbacès se tenait devant l'autel, sur lequel il avait déposé sa guirlande. Il semblait occupé à verser dans le trépied une liqueur renfermée dans un vase de cuivre. Tout à coup s'élança du trépied une flamme bleue, vive et irrégulière. L'Egyptien revint près d'Ione et prononça quelques paroles dans un langage étranger. Le rideau placé derrière l'autel s'agita confusément ; il s'ouvrit avec lenteur, et par cette ouverture Ione aperçut vaguement un paysage qui, à mesure qu'elle regardait, accusait des formes plus distinctes. Elle découvrit clairement des arbres, des rivières, des prairies, et la plus magnifique variété de la plus opulente campagne.

Joseph M. Gleeson, 1891

Enfin, devant le paysage, une ombre glissa et s'arrêta devant elle ; le charme qui agissait sur le reste de la scène sembla agir également sur cette ombre : elle s'anima, prit un corps, et Ione reconnut ses propres traits et toute sa personne dans ce fantôme.

Alors le paysage du fond s'évanouit et fit place à la représentation d'un riche palais. Un trône était au milieu de la salle ; autour du trône étaient rangées des formes d'esclaves et de gardes, et une main pâle soutenait au-dessus du trône l'apparence d'un diadème.

Un nouvel acteur apparut : il était vêtu de la tête aux pieds d'une robe noire ; sa figure était cachée. Il s'agenouilla aux pieds de l'ombre d'Ione ; il lui prit la main, il montra le trône, comme s'il l'engageait à s'y aller asseoir.

Le cœur de la Napolitaine battait violemment.

«Voulez-vous que l'ombre se fasse connaître ? demanda Arbacès, qui était à côté d'elle.

- Oh ! oui, murmura doucement Ione.

Arbacès leva la main... Le fantôme sembla écarter le manteau qui le couvrait, et Ione frémit... C'était Arbacès lui-même qui était à genoux devant elle.

«Voilà ta destinée, murmura de nouveau la voix de l'Egyptien à son oreille. Tu seras la femme d'Arbacès.»

Ione frissonna. Le noir rideau se referma sur cette fantasmagorie, et Arbacès lui-même, le vivant Arbacès, tomba aux pieds d'Ione.

«O Ione, dit-il en la contemplant avec passion ; écoute un homme qui depuis longtemps lutte avec son amour. Je t'adore. Les destins ne sauraient mentir... Tu seras à moi. J'ai parcouru le monde entier, et je n'ai trouvé personne qui t'égalât. Dès ma jeunesse j'ai soupiré après un être comme toi. Je n'ai fait que rêver jusqu'au jour où je t'ai rencontrée ; je me réveille, et je te vois ! Ne te détourne pas de moi, Ione, ne me regarde plus comme tu m'as regardé : je ne suis pas cet être froid, insensible, morose, que j'ai dû te paraître ; jamais femme n'eut un amant si dévoué, si passionné que je le suis et que je le serai toujours pour Ione. Ne cherche pas à arracher ta main de mon étreinte... Vois, je la laisse libre. Retire-la si tu veux, soit ; mais ne me repousse pas légèrement. Juge de ton pouvoir sur celui que tu as pu transformer à ce point : moi qui ne me suis jamais agenouillé devant un être mortel, je suis à tes pieds, moi qui ai commandé au sort, j'attends le mien de ta bouche Arbacès n'aura pas d'autre ambition que celle de t'obéir ; il y mettra son orgueil. Ione, tourne les yeux de mon côté, éclaire-moi de ton sourire. Mon âme est sombre lorsque ta figure se cache à ma vue ; brille donc, ô mon soleil, mon ciel, la lumière de mes jours ! ... Ione, Ione, ne rejette pas mon amour.»

Seule, et au pouvoir de cet homme singulier et redoutable, Ione n'éprouvait pas pourtant de terreur. Son langage respectueux, la douceur de sa voix la rassurèrent : elle se sentait d'ailleurs protégée par sa propre pureté, mais elle était confuse, étonnée : il lui fallut quelques moments pour qu'elle pût retrouver ses idées et répondre.

«Levez-vous, Arbacès», dit-elle enfin ; et elle se résigna à lui tendre la main, qu'elle retira promptement, du reste, lorsqu'elle y sentit la pression ardente de ses lèvres ; «si ce que vous me dites est sérieux, si votre langage est vrai...

- S'il est vrai ! reprit-il avec tendresse.

- C'est bien. Ecoutez-moi donc. Vous avez été mon tuteur, mon ami, mon conseiller ; je ne suis pas préparée au nouveau caractère sous lequel vous vous montrez à moi. Ne pensez pas, ajouta-t-elle vivement en voyant l'éclair d'une sombre passion traverser ses yeux, ne pensez pas que je méprise votre amour... que je n'en suis pas touchée... que je ne me trouve pas honorée de votre hommage... Mais... répondez-moi... pouvez-vous m'écouter avec calme ?

- Oui, tes paroles dussent-elles être la foudre et m'écraser.

- J'en aime un autre, dit Ione en rougissant, mais d'une voix assurée.

- Par les dieux, par les enfers, s'écria Arbacès en se relevant de toute sa hauteur, ne me parle pas ainsi ; ne te joue pas de moi c'est impossible ! Qui as-tu vu ? qui as-tu connu ? Oh ! Ione, c'est un artifice de femme ! Oui, une ruse féminine. Tu veux gagner du temps. Je t'ai surprise, tu as eu peur. Fais de moi ce que tu voudras, dis-moi que tu ne m'aimes pas ; mais ne me dis pas que tu en aimes un autre.

- Hélas ! soupira Ione, et, effrayée de cette violence soudaine et inattendue, elle fondit en larmes.

Arbacès se rapprocha d'elle ; son haleine brûlante effleurait lesjoues d'Ione. Il la saisit dans ses bras. Elle se déroba à son étreinte. Dans cette lutte, des tablettes s'échappèrent de son sein sur le pavé. Arbacès les aperçut et s'en empara. C'était la lettre qu'elle avait reçue le matin même de Glaucus. Ione tomba sur le lit, à moitié morte.

Les yeux d'Arbacès parcoururent rapidement l'écrit ; la Napolitaine n'osait lever les yeux sur lui : elle n'aperçut pas la pâleur terrible qui se répandit sur sa figure ; elle ne remarqua pas le froncement de ses sourcils, ni le tremblement de ses lèvres, ni les convulsions de sa poitrine. Il lut la lettre tout entière, et puis, la laissant glisser de sa main, il dit avec un calme décevant :

«Est-ce l'auteur de cette lettre que tu aimes ? »

Ione soupira et ne répondit pas.

«Parle.» Et ce fut un cri plutôt qu'une parole.

«C'est lui, c'est lui.

- Et son nom... est écrit ici... Son nom est Glaucus ? » Ione joignit les mains et regarda autour d'elle, comme pour chercher du secours ou un moyen de fuir.

«Ecoute-moi, dit Arbacès à voix basse, avec une sorte de murmure. Tu iras à la tombe plutôt que dans ses bras. Quoi ! te figures-tu qu'Arbacès souffrira pour rival ce faible Grec ? Quoi ! penses-tu qu'il aura laissé mûrir le fruit pour le céder à un autre ? non, belle insensée ! tu m'appartiens, à moi, à moi seul... Je te saisis et je te prends, voilà mes droits.»

En parlant ainsi, il serra fortement Ione contre son sein, et dans ce terrible embrassement il y avait autant de haine que d'amour. Le désespoir donna à Ione une force surnaturelle ; elle se délivra encore de son étreinte et courut vers l'endroit de la chambre par lequel elle était entrée : elle en souleva le rideau, mais elle se sentit ressaisie par Arbacès. Elle s'échappa encore ; puis tomba épuisée, en jetant un grand cri, au pied de la colonne qui supportait la tête de la déesse égyptienne. Arbacès s'arrêta comme pour reprendre haleine, avant de se précipiter de nouveau sur sa proie.

En ce moment le rideau fut tiré violemment, et l'Egyptien sentit une main forte et exaspérée se poser sur son épaule ; il se retourna et vit derrière lui les yeux flamboyants de Glaucus et la pâle, morne, mais menaçante figure d'Apaecidès.

«Ah ! s'écria-t-il en les regardant l'un et l'autre, quelle furie vous a envoyés ici ?

- Até, répondit Glaucus ; et il essaya aussitôt de renverser l'Egyptien.

Pendant ce temps-là, Apaecidès relevait sa soeur, demeurée sans connaissance ; mais ses forces épuisées par les longs labeurs de la pensée ne lui suffirent pas pour l'emporter, toute légère et délicate qu'elle était ; il la posa sur le lit, et se plaça devant elle un poignard à la main, épiant la lutte de Glaucus et de l'Egyptien, et prêt à plonger son arme dans le sein d'Arbacès, s'il obtenait l'avantage sur son rival. Il n'y a peut-être rien de plus terrible sur la terre que le combat de deux êtres qui n'ont d'autres armes que celles que la nature peut donner à la rage. Les deux antagonistes se tenaient étroitement embrassés, les mains de chacun d'eux cherchant la gorge de son ennemi, le visage en arrière. Les yeux pleins de flammes ; les muscles roidis ; les veines gonflées ; les lèvres entrouvertes ; les dents serrées, ils étaient doués l'un et l'autre d'une force extraordinaire et d'une haine égale ; ils s'étreignaient, se tordaient, se déchiraient, se poussaient çà et là dans leur étroite arène ; jetaient des cris de rage et de vengeance ; tantôt devant l'autel, tantôt au pied de la colonne où la lutte avait commencé ; ils se séparèrent pour respirer, Arbacès s'appuyant contre la colonne, Glaucus un peu plus loin.

Joseph M. Gleeson, 1891

«O déesse antique ! s'écria Arbacès en levant les yeux vers l'image sacrée qu'elle supportait ; protège ton élu, proclame ta vengeance contre le disciple d'une religion née après la tienne, dont la sacrilège audace profane ton sanctuaire et attaque tes serviteurs ! »

A ces paroles, les traits jusqu'alors immobiles de la figure parurent s'animer ; à travers le marbre nu, comme à travers un voile, courut une lumière rouge et brûlante. Autour de la tête des éclairs livides se jouèrent, et ses yeux, étincelants comme des globes de feu, se fixèrent avec une expression d'indicible colère sur le Grec. Etonné, épouvanté par cette soudaine et prodigieuse réponse qu'obtenait la prière de son ennemi, Glaucus, qui n'était pas exempt des superstitions héréditaires de sa race, pâlit ; en présence de cette subite animation du marbre, ses genoux s'entrechoquèrent... il demeura saisi d'une terreur religieuse, confus, éperdu, sans forces devant son adversaire. Arbacès ne lui laissa par le temps de se remettre de sa frayeur.

«Meurs, misérable ! s'écria-t-il, d'une voix de tonnerre, en s'élançant sur le Grec. La puissante mère te réclame comme un vivant sacrifice ! »

Attaqué ainsi, dans le premier moment de la consternation causée par sa crainte superstitieuse, le Grec perdit son équilibre ; le pavé de marbre était uni comme une glace, il glissa, il tomba. Arbacès mit le pied sur le sein de son adversaire abattu. Apaecidès, à qui sa profession sacrée, non moins que sa connaissance du caractère d'Arbacès avaient appris à se méfier de ces miraculeuses intercessions, n'avait pas partagé l'effroi de son compagnon. Il se précipita enagitant son poignard ; mais l'Egyptien, sur ses gardes, arrêta son bras et arracha vigoureusement l'arme de la faible main du prêtre, qu'il renversa en même temps à ses pieds : il brandit à son tour le poignard avec la joie du triomphe. Glaucus considérait le sort qui lui était réservé d'un air froid, avec la résignation dédaigneuse d'un gladiateur vaincu, lorsque, en cet instant décisif, le pavé frémit sous eux d'une façon convulsive et rapide ; un esprit plus puissant que celui de l'Egyptien était déchaîné ; un pouvoir gigantesque devant lequel s'effaçaient sa passion et ses artifices. Il s'éveillait, il se déclarait, l'affreux démon des tremblements de terre, se riant à la fois des ruses de la magie et de la malice des colères humaines. Semblable au Titan sur qui sont accumulées des montagnes, il se réveillait du sommeil des ans, se mouvait sur sa couche d'angoisses, pendant que les cavernes poussaient des gémissements et s'agitaient sous le mouvement de ses membres. Au moment où Arbacès se croyait sûr de la victoire et se félicitait de sa puissance, comme un demi-dieu, il retomba dans sa poussière primitive. Au loin, sous le sol, se fit entendre le roulement d'un bruit sourd ; les rideaux de la salle se tordirent comme au souffle de la tempête ; l'autel s'ébranla ; le trépied chancela ; et au-dessus du lieu du combat, la colonne vacilla de côté et d'autre ; la tête de la déesse se détacha et tomba de son piédestal ; et, dans le moment où l'Egyptien se baissait sur la victime pour la frapper, la masse de marbre atteignit son corps plié en deux, entre les épaules et le cou. Le choc l'étendit sur le pavé, comme si le coup était mortel, sans qu'il pût jeter un cri ou faire un mouvement ; on eût dit qu'il était écrasé par la divinité que son impiété avait animée et invoquée.

«La terre a préservé ses enfants, dit Glaucus en se relevant. Bénie soit cette terrible convulsion ! Adorons la puissance des dieux ! »

Il aida Apaecidès à se lever, et retourna ensuite le visage d'Arbacès, qui paraissait inanimé ; le sang jaillissait de la bouche de l'Egyptien sur ses riches vêtements ; le corps retomba des bras de Glaucus à terre, et le sang continua à se répandre sur le pavé. La terre trembla de nouveau sous les pas d'Apaecidès et de Glaucus. Ils furent contraints de se soutenir l'un l'autre. La convulsion cessa presque aussitôt. Ils ne s'arrêtèrent pas plus longtemps. Glaucus prit dans ses bras Ione, poids léger pour lui, et ils sortirent de ce profane séjour. A peine furent-ils entrés dans le jardin, qu'ils rencontrèrent de tous côtés une troupe de femmes et d'esclaves, fuyant en groupes désordonnées, et dont les habits de fête contrastaient, comme une moquerie, avec la terreur de cette heure solennelle. Ils avaient assez de leur frayeur pour les occuper. Après soixante ans de tranquillité, ce sol brûlant et dangereux menaçait de nouveau ses habitants de leur destruction. On n'entendait qu'un cri : Le tremblement de terre ! le tremblement de terre !

Passant au milieu de cette foule sans qu'elle prît garde à eux, Apaecidès et Glaucus n'entrèrent pas dans la maison ; ils se hâtèrent de descendre une des allées du jardin, passèrent par une petite porte, et, au dehors, retrouvèrent, assise sur un tertre ombragé par de sombres aloès, la jeune fille aveugle, qu'un rayon de la lune leur fit reconnaître. Elle pleurait amèrement.


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