Le rival de Glaucus gagne du terrain
Ione était un de ces brillants caractères
qui, une fois ou deux, se montrent à nous dans le
cours de notre existence ; elle réunissait dans une
haute perfection les plus rares des dons terrestres, le
génie et la beauté ! ... Nul ne posséda
jamais des qualités intellectuelles d'un ordre
supérieur sans le savoir ; l'association du
mérite et de la modestie est assez belle ; mais
lorsque le mérite est grand, le voile de la modestie
que nous admirons ne déguise jamais l'étendue
de ce mérite au possesseur. C'est la conscience
orgueilleuse de certaines qualités non
révélées au monde habituel, qui donne au
génie cet air timide, réservé et
troublé, qui vous étonne et vous flatte lorsque
vous le rencontrez.
Ione donc connaissait son génie ; mais avec cette
charmante facilité qui appartient de droit aux femmes,
elle avait le talent, si rare chez les hommes d'un
génie égal, d'abaisser sa gracieuse
intelligence au niveau des gens qu'elle rencontrait. La
source brillante répandait également ses eaux
sur le sable, dans les cavernes, sur les fleurs ; elle
rafraîchissait, elle souriait, elle éblouissait
partout. Elle portait aisément l'orgueil, qui est le
résultat nécessaire de la
supériorité ; il se concentrait en
indépendance dans son sein. Elle poursuivait ainsi sa
carrière brillante et solitaire ; elle n'avait pas
besoin de matrone pour la diriger et la guider ; elle
marchait seule à la lueur de sa pureté
inaltérable. Elle n'obéissait point à
des usages tyranniques et absolus ; elle appropriait les
usages à sa volonté, mais avec un charme si
délicat, si féminin, si exempt d'erreur,
qu'elle ne semblait jamais outrager la coutume, mais bien lui
commander. Le trésor de ses grâces était
inépuisable ; elle embellissait l'action la plus
commune ; un mot, un regard d'elle paraissaient magiques.
L'aimer, c'était entrer dans un monde nouveau, sortir
de cette terre vulgaire et plate, pénétrer dans
une région où l'on voyait toute chose à
travers un prisme enchanté ; on croyait, en sa
présence, entendre une exquise harmonie ; on
éprouvait ce sentiment qui n'a presque plus rien de
terrestre, et que la musique exprime si bien ; cet enivrement
qui épure et élève, qui agit, il est
vrai, sur les sens, mais qui leur communique quelque chose de
l'âme.
Elle était particulièrement formée pour
fasciner et dominer les hommes les moins ordinaires et les
plus audacieux ; elle faisait naître deux passions :
celle de l'amour et celle de l'ambition. On aspirait à
s'élever en l'adorant : il n'était donc pas
étonnant qu'elle eût complètement
enchaîné et soumis l'âme ardente et
mystérieuse de l'Egyptien, dans laquelle s'agitaient
les passions les plus terribles. Sa beauté et son
esprit l'enchaînaient à la fois.
S'étant mis à part du monde ordinaire, il
aimait cette hardiesse de caractère qui savait aussi,
s'isoler au milieu des choses vulgaires. Il ne voyait pas, ou
ne voulait pas voir que cet isolement même
éloignait encore plus Ione de lui que de la foule.
Leurs solitudes étaient aussi lointaines que les
pôles, aussi différents que le jour et la nuit.
Il était solitaire avec ses vices sombres et solennels ; elle, avec sa riche imagination et la pureté de sa
vertu.
Il n'était donc point étrange qu'Ione eût
captivé l'Egyptien ; il était bien moins
étrange encore qu'elle eût subjugué
soudainement et irrévocablement le brillant esprit et
le cœur généreux de l'Athénien. La
vivacité d'un tempérament qui semblait
réfléchir les rayons de la lumière,
avait précipité Glaucus dans les plaisirs. En
s'abandonnant aux dissipations de son temps, il
n'obéissait pas à des instincts vicieux, il
n'écoutait que la voix de la jeunesse ; il ne suivait
que les lois d'une heureuse organisation ; il illuminait de
l'éclat de sa nature chaque abîme, chaque
caverne qui se trouvait sur ses pas. Son imagination
l'éblouissait, mais son cœur n'était pas
corrompu. Avec plus de pénétration que ne lui
en supposaient ses compagnons, il vit que leur dessein
était d'exploiter sa fortune et sa jeunesse ; mais il
n'estimait l'argent que comme un moyen de se procurer les
joies de la vie, et la sympathie de l'âge était
le seul lien qui l'unît à eux. Il sentait, il
est vrai, l'impulsion de plus nobles pensées et de
plus hautes espérances que celles qui naissent des
voluptés satisfaites ; mais le monde était une
vaste prison ayant pour geôlier le souverain
impérial de Rome, et les mêmes vertus qui, dans
les libres jours d'Athènes, l'auraient rendu
ambitieux, le condamnaient, dans l'escla-vage de la vertu,
à l'inaction et à l'oisiveté. Car, dans
cette civilisation contre nature et tendue à
l'excès, tout ce qu'il y avait de noble dans
l'émulation était prohibé. L'ambition
dans les régions d'une cour despotique et voluptueuse
n'était que la lutte de la flatterie et de la ruse ; l'avarice était devenue la seule ambition ; on
désirait les prétures et le gouvernement des
provinces pour se livrer au pillage, et l'administration
n'était que l'excuse des rapines. Dans les petits
Etats, l'opinion est concentrée et forte. Chaque oeil
voit vos actions ; vos motifs publics se lient intimement
à votre vie privée ; tout est plein dans cette
étroite sphère de personnes qui vous sont
familières depuis votre enfance. L'applaudissement de
vos concitoyens est comme une caresse de vos amis. Mais dans
les grands Etats, la cité, c'est la cour. Les
provinces vous sont inconnues ; elles n'ont quelquefois ni le
même langage ni les mêmes moeurs ; leur droit
à votre patriotisme est presque nul ; les
ancêtres de leurs habitants ne sont pas les
vôtres. A la cour, vous désirez la faveur, et
non la gloire ; loin de la cour, l'opinion publique vous est
indifférente, et l'intérêt personnel n'a
pas de contrepoids.
Italie ! Italie ! pendant que j'écris, tes cieux me
regardent, tes mers s'étendent à mes pieds...
N'écoute pas cette politique aveugle qui voudrait
réunir toutes tes cités, en deuil de leurs
républiques, dans un seul empire : fausse,
pernicieuse, illusion ! Ton seul espoir de
régénération est dans ta division ; Florence, Milan, Venise, Gênes, peuvent être
libres encore, pourvu que chacune de ces villes soit libre ; mais ne songe pas à la liberté du tout avec des
parties esclaves ; le cœur doit être le centre du
système, le sang doit circuler librement partout. Et,
dans la vaste communauté que tu rêves, on ne
voit qu'un géant faible et bouffi, dont le cerveau est
imbécile, dont les membres sont morts, et qui paye en
malaise et en faiblesse la faute d'avoir voulu
dépasser les proportions naturelles de la santé
et de la vigueur.
Rejetées ainsi sur elles-mêmes, les
qualités les plus ardentes de Glaucus ne trouvaient
pas d'issue, excepté dans cette imagination
exubérante qui donnait de la grâce au plaisir et
de la poésie à la pensée ; le repos
était moins méprisable que la lutte avec des
parasites et des esclaves, et la volupté pouvait avoir
ses raffinements lorsque l'ambition ne pouvait être
ennoblie. Mais tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus
brillant dans son âme s'était
éveillé du moment qu'il avait connu Ione :
là était un empire digne de l'effort des
demi-dieux ; là était une gloire que les
vapeurs impures d'une société corrompue ne
pouvaient ni souiller ni obscurcir. L'amour, de tout temps,
en tout lieu, trouve ainsi de la place pour ses autels d'or ; et dites-moi si, même dans les époques les plus
favorables à la gloire, il y a jamais eu un triomphe
plus capable d'enivrer et d'exalter que la conquête
d'un noble cœur ? Soit qu'il fût inspiré par ce
sentiment ou par tout autre, Glaucus, en présence
d'Ione, sentait ses idées plus rayonnantes, son
âme plus active, et en quelque sorte plus visible ; s'il était naturel qu'il l'aimât, il
n'était pas moins naturel qu'elle le payât de
retour. Jeune, brillant, éloquent, amoureux, et
Athénien, il était pour elle comme une
incarnation de la poésie du pays de ses
ancêtres. Ce n'étaient plus les créatures
d'un monde dont les combats et les chagrins sont les
éléments ; c'étaient des choses
légères que la nature semblait avoir pris
plaisir à créer pour ses jours de fête,
tant leur jeunesse, leur beauté, leur amour,
possédaient de fraîcheur et d'éclat. Ils
semblaient hors de leur place au milieu de cette terre rude
et commune ; ils appartenaient à l'âge de
Saturne et aux songes des demi-dieux et des nymphes.
C'était comme si la poésie de la vie se
recueillait et se nourrissait en eux-mêmes, comme si
dans leurs cœurs se concentraient les derniers rayons du
soleil de Délos et de la Grèce.
Mais si elle montrait de l'indépendance dans le choix
de son genre de vie, son modeste orgueil demeurait vigilant
en proportion et s'alarmait aisément. Les mensonges de
1'Egyptien avaient été inspirés par une
profonde connaissance de la nature d'Ione. Son récit
de la grossièreté, de l'indélicatesse de
Glaucus, l'avait blessée au vif : elle le ressentit
comme un reproche à son caractère et à
sa façon de vivre, et surtout comme une punition de
son amour. Elle comprit pour la première fois combien
elle avait cédé vite à cette passion ; elle rougit d'une faiblesse dont elle commençait
à apercevoir l'éten-due ; elle s'imagina que
c'était cette faiblesse qui avait produit le
mépris chez Glaucus ; elle endura le mal le plus cruel
des nobles natures... l'humiliation. Cependant son amour
n'était peut-être pas moins alarmé que
son orgueil ; si un instant elle murmurait des reproches
contre Glaucus, si elle renonçait à lui, et le
haïssait presque, un moment après elle versait
des larmes passionnées, son cœur cédait
à sa tendresse, et elle disait avec l'amertume de
l'angoisse : «Il me méprise ; il ne m'aime
pas.»
Aussitôt après le départ de l'Egyptien,
elle s'était retirée dans sa chambre la plus
secrète ; elle avait renvoyé ses femmes, elle
s'était refusée à recevoir qui que ce
fût ; Glaucus avait été exclu avec les
autres ; il s'étonnait, il ne devinait pas le motif de
cette solitude ; il était loin d'attribuer à
son Ione, sa reine, sa déesse, ces caprices de femmes
dont les poètes amoureux d'Italie ne cessent de se
plaindre dans leurs vers. Il se la figurait, dans la
majesté de sa candeur, au-dessus de tout artifice qui
se plaît à torturer les cœurs. Il était
troublé, mais ses espérances n'en
étaient pas obscurcies, car il savait
déjà qu'il aimait et qu'il était
aimé. Que pouvait-il désirer de plus comme
talisman contre la crainte ?
Au milieu de la nuit,
lorsque les rues furent désertes et que la lune seule
put être témoin de son adoration, il alla vers
le temple de son cœur, la maison d'Ione (1), et il lui fit la cour selon
la manière ravissante de son pays. Il couvrit son
seuil des plus magnifiques guirlandes, et dans chaque fleur
il y avait un volume de douces passions. Il charma une longue
nuit d'été par les accords du luth de Lycie et
des vers que l'inspiration du moment lui faisait
improviser.
Mais la fenêtre ne s'ouvrit point ; aucun sourire ne
vint éclairer cette longue nuit ; tout était
sombre et silencieux chez Ione ; il ignorait si ses chants
étaient les bienvenus et si son amour était
agréé. Cependant Ione ne dormait point, elle ne
dédaignait pas de l'écouter ; ces doux chants
montaient jusqu'à sa chambre, et l'apaisaient
momentanément sans la subjuguer. Tant qu'elle
écouta ces chants, elle ne crut plus son amant
coupable ; mais lorsqu'ils eurent cessé et que les pas
de Glaucus ne se firent plus entendre, le charme se brisa, et
dans l'amertume de son âme, elle prit cette
délicate prévenance pour un nouvel
affront...
J'ai dit qu'elle avait fermé sa porte à tout le
monde, à une exception près pourtant. Il y
avait une personne qui ne se laissait pas exclure, et qui
avait presque sur ses actions et dans sa maison
l'autorité d'un parent : Arbacès
réclamait, s'affranchissait de cette interdiction
portée contre les autres ; il passait le seuil d'Ione
avec la liberté d'un homme qui comprenait ses
privilèges et qui était pour ainsi dire chez
lui. Il forçait sa solitude avec un air tranquille et
assuré, comme s'il ne faisait qu'accomplir une chose
ordinaire.
Malgré l'indépendance du caractère
d'Ione, il s'était acquis par son adresse un secret et
puissant empire sur ses volontés. Elle ne pouvait le
renvoyer ; parfois elle en eut le désir, mais elle
n'en eut jamais la force : elle était fascinée
par son oeil de serpent. Il la retenait, il la dominait par
la magie d'un esprit accoutumé à commander,
à se faire craindre. Ne connaissant ni le
caractère réel ni l'amour caché de son
tuteur, elle éprouvait pour lui le respect que le
génie ressent pour la sagesse, et la vertu pour la
sainteté ; elle le regardait comme un de ces anciens
sages qui acquéraient la connaissance des
mystères de la nature par le sacrifice des passions de
l'humanité. A peine le considérait-elle comme
un être appartenant, ainsi qu'elle, à la terre.
C'était à ses yeux un oracle à la fois
sombre et sacré ! Il ne lui inspirait pas de l'amour,
mais de la crainte. Sa présence ne lui était
rien moins qu'agréable. Il assombrissait les plus
brillants éclairs de son esprit. On eût dit,
à son aspect imposant et glacial, une de ces hautes
montagnes qui jettent une ombre sur le soleil ; aussi, ne
pouvant pas empêcher ses visites, elle demeurait
passive sous une influence qui faisait naître dans son
sein, non pas la répugnance, mais une terreur muette
et glacée.
Arbacès était alors résolu à
mettre en oeuvre tous ses artifices pour posséder un
trésor ardemment convoité par lui. Il
était animé encore par l'orgueil de sa victoire
sur le frère d'Ione. Depuis l'heure où
Apaecidès avait succombé sous les voluptueux
enchantements de la fête que nous avons décrite,
son pouvoir sur le jeune prêtre n'avait fait que
s'accroître et lui paraissait assuré. Il savait
qu'il n'y a pas de victime plus fortement
enchaînée qu'un jeune homme ardent qui
cède pour la première fois à l'esclavage
des sens.
Lorsque Apaecidès se réveilla, avec la
lumière du jour, du profond sommeil qui avait
succédé au délire de l'étonnement
et du plaisir, il se sentit à la vérité
honteux, terrifié, égaré ; ses voeux
d'austérité et de célibat
résonnaient à son oreille, sa soif de
sainteté, à quelle source impure ne l'avait-il
pas apaisée ? Mais Arbacès connaissait bien les
moyens d'assurer sa conquête. De la connaissance du
plaisir, il conduisit le jeune prêtre à celle
d'une mystérieuse sagesse. Il découvrit
à ses yeux étonnés l'obscure philosophie
du Nil, et l'initia à ses secrets tirés des
astres et à son étrange alchimie, qui, à
une époque où la raison elle-même se
confondait avec l'imagination, pouvait bien passer pour la
connaissance d'une magie divine. Il paraissait aux yeux du
jeune homme un être au-dessus de la race humaine, un
être doué de qualités surnaturelles. Ce
désir intense et ardent de connaître ce qui
n'appartient pas à la terre, qui avait
brûlé dans le cœur du prêtre depuis son
enfance, était excité au point de surprendre et
d'éblouir son bon sens. Apaecidès se livrait de
lui-même à l'artifice, qui se servait, pour le
séduire, des deux plus fortes passions humaines,
celles du plaisir et de la science. Lui était-il
possible de croire qu'un homme si sage pût errer, qu'un
homme si fort pût descendre à tromper ? Enlacé dans le sombre réseau des
moralités métaphysiques, il s'accommoda de
l'excuse au moyen de laquelle l'Egyptien convertissait le
vice en vertu. Son orgueil était flatté
à son insu de ce qu'Arbacès avait daigné
l'élever au même rang que lui, le mettre
au-dessus des lois qui enchaînent le vulgaire, en faire
un auguste compagnon des mystiques études et des
fascinations enchanteresses de sa solitude. Les pieuses et
austères leçons de cette croyance, à
laquelle Olynthus avait essayé de le convertir,
avaient été chassées de sa
mémoire par le torrent des passions nouvelles ; et
l'Egyptien, qui était versé dans les dogmes de
la foi véritable et qui avait appris de son disciple
l'impression que ses adeptes avaient faite sur son âme,
chercha à vaincre cette impression par des
raisonnements moitié sarcastiques et moitié
sérieux.
«Cette foi, lui
dit-il, n'est qu'un grossier emprunt fait à une des
nombreuses allégories de nos anciens prêtres.
Remarquez, ajouta-t-il en lui montrant un tableau
hiéroglyphique, remarquez dans ces anciennes figures
l'origine de la Trinité chrétienne. Il y a
aussi trois dieux : le Père, l'Esprit et le Fils.
Remarquez que l'épithète du Fils est
«Sauveur». Remarquez que le signe par lequel ses
qualités humaines sont manifestées est la croix
(2). Considérez
également ici l'histoire d'Osiris, comment il est mis
à mort, comment il est couché dans la tombe, et
comment, accomplissant ainsi une solennelle expiation, il
vient à ressusciter. Ces histoires ont pour but de
peindre, sous une forme allégorique, les
opérations de la nature et les évolutions des
cieux éternels. Mais le sens de l'allégorie
étant demeuré incompris, les types
eux-mêmes ont fourni à la
crédulité des nations les matériaux de
leurs nombreuses croyances. Ils sont parvenus jusqu'aux
vastes plaines de l'Inde ; ils se sont mêlés aux
spéculations visionnaires des Grecs. Prenant de plus
en plus un corps à mesure qu'ils s'éloignent
des ombres de leur antique origine, ils ont revêtu une
forme humaine et palpable dans cette nouvelle foi ; et les
sectateurs du Galiléen ne sont, sans le savoir, que
les imitateurs d'une des superstitions du Nil.»
C'était ce dernier argument qui subjuguait
complètement le prêtre. Il sentait le besoin,
comme tous les hommes, d'une croyance quelconque ; et, sans
résister davantage, il s'abandonnait
entièrement à cette foi qu'Arbacès lui
inculquait, et dans laquelle servait à le pousser et
à le maintenir tout ce qu'il y a d'humain dans la
passion, de flatteur dans la vanité, et de
séduisant dans le plaisir.
Cette conquête si aisément faite et
assurée, l'Egyptien pouvait se livrer
complètement à la poursuite d'un objet bien
plus important et bien plus cher : il voyait dans son
triomphe sur le frère un présage de son
triomphe sur la soeur.
Il était allé chez Ione le lendemain du jour
où s'était passée la fête dont
nous avons donné une idée au lecteur, de ce
jour où il avait également distillé le
poison de ses calomnies contre son rival. Il la visita aussi
les deux jours suivants, et chaque fois il s'étudia,
avec un art consommé, soit à exciter son
ressentiment contre Glaucus, soit à préparer
l'impression qu'il espérait produire pour son propre
compte. La fière Ione prit soin de cacher la
souffrance qu'elle endurait, et l'orgueil de la femme
possède une hypocrisie qui peut tromper l'homme le
plus pénétrant et défier le plus
rusé ; d'ailleurs Arbacès ne jugeait rien moins
que prudent de revenir sur un sujet qu'il lui semblait plus
habile de traiter comme une bagatelle. Il savait que
s'appesantir sur les torts d'un rival, c'est lui donner de
l'importance aux yeux de sa maîtresse : le plan le plus
sage consiste donc à ne montrer ni trop de haine ni
trop de mépris ; le plan le plus sage est de le
ravaler par un ton d'indifférence, comme si vous ne
croyiez pas possible qu'on se sentît de l'amour pour
lui. Il est de votre intérêt de dissimuler la
blessure de votre vanité et d'alarmer insensiblement
celle de l'arbitre de votre destin : telle doit être
dans tous les temps la politique de celui qui a quelque
connaissance des femmes ; telle fut la politique de
l'Egyptien.
Il ne reparla pas des présomptueuses espérances
de Glaucus ; il mentionna son nom, mais pas plus
fréquemment que ceux de Claudius ou de Lépidus ; il affecta de les mettre sur la même ligne, comme des
êtres d'une race inférieure, des insectes
éphémères, de vrais papillons, moins
l'innocence et la grâce. Parfois il faisait
légèrement allusion à quelque
débauche de son invention, où il les mettait de
compagnie ; parfois il les signalait comme les antipodes de
ces natures éthérées, à l'ordre
desquelles appartenait Ione. Aveuglé à la fois
par l'orgueil d'Ione et peut-être par le sien, il ne
soupçonnait pas qu'elle eût déjà
aimé, mais il craignait qu'elle n'eût
éprouvé pour Glaucus ces vagues
prédispositions qui conduisent à l'amour. Il se
mordait secrètement les lèvres de rage et de
jalousie, lorsqu'il se prenait à
réfléchir sur la jeunesse, les brillantes et
séduisantes qualités du formidable rival qu'il
prétendait écarter.
Trois jours après la scène que nous avons
décrite à la fin de notre premier livre,
Arbacès et Ione étaient assis ensemble.
«Vous portez votre voile chez vous, dit l'Egyptien ; ce
n'est pas aimable pour ceux que vous honorez de votre
amitié.
- Mais pour Arbacès, répondit Ione, qui en
effet avait ramené son voile sur ses traits afin de
cacher que les pleurs avaient rougi ses yeux, pour
Arbacès, qui ne s'occupe que de l'âme,
qu'importe que le visage soit voilé ?
- Si je ne m'occupe que de l'âme, reprit l'Egyptien,
montrez-moi donc votre visage, c'est là que je la
verrai le mieux.
- L'air de Pompéi vous rend galant, dit Ione en
s'efforçant d'être gaie.
- Pensez-vous donc, belle Ione, que c'est seulement à
Pompéi que j'aie appris à apprécier
votre valeur ? »
La voix de l'Egyptien trembla ; il s'arrêta un moment,
puis il reprit :
«Il y a un amour, belle Grecque, qui n'est pas
seulement l'amour de la jeunesse inconsidérée ; il y a un amour qui ne voit pas avec les yeux, qui n'entend
pas avec les oreilles, mais chez lequel l'âme est
amoureuse de l'âme. Le compatriote de vos
ancêtres, ce Platon, nourri dans une caverne,
rêvait d'un tel amour... Ses disciples ont
cherché à l'imiter, mais c'est un amour que la
foule ne comprend pas. Il n'est fait que pour les hautes et
nobles natures ; il n'a rien de commun avec les sympathies et
les noeuds d'une basse affection ; les rides ne le
révoltent pas ; la laideur ne le repousse pas. Il
demande la jeunesse, c'est vrai, mais il ne la demande que
pour la fraîcheur de ses émotions ; il demande
la beauté, c'est vrai, mais la beauté de
l'esprit et de la pensée. Tel est l'amour, Ione, qui
est digne de vous être offert par un homme froid et
austère. Vous me croyez austère et froid. Tel
est l'amour que je me hasarde à déposer sur
votre autel. Vous pouvez l'accepter sans rougir.
- Son nom est l'amitié», répliqua
Ione.
Sa réponse était innocente ; cependant elle
semblait un reproche, comme si elle avait en vue les desseins
secrets de l'interlocuteur.
«L'amitié ! répondit Arbacès avec véhémence ; non ! C'est un mot trop souvent profané pour
l'appliquer à un sentiment si sacré ! L'amitié, c'est un lien qui unit les fous et les
débauchés ! L'amitié, c'est le noeud qui
attache les cœurs frivoles d'un Glaucus et d'un Claudius ! L'amitié ! non ! c'est une affection de la terre, un
symbole d'habitudes vulgaires, de sordides sympathies ! Le
sentiment dont je parle vient des astres (3). Il participe de ce
désir mystique et ineffable, que nous ressentons
à les contempler ; il brûle, et cependant il
purifie. C'est la lampe de naphte dans un vase
d'albâtre, répandant les parfums qui
l'embrasent, mais ne brillant qu'au travers des
matières les plus pures. Non, ce n'est pas de l'amour,
ce n'est pas de l'amitié qu'Arbacès
éprouve pour Ione. Ne donnez pas de nom à ce
sentiment ; la terre n'a pas de nom pour lui ; il
n'appartient pas à la terre. Pourquoi le rabaisser par
des épithètes et des raisonnements terrestres ? »
Jamais Arbacès ne s'était encore avancé
si loin, mais il sondait le terrain pas à pas. Il
savait qu'il proférait un langage qui, bien
qu'étrange et hardi, pouvait, dans ce temps de
platonisme affecté, résonner aux oreilles de la
beauté sans qu'on y attachât un sens très
précis ; il lui était permis, en le tenant,
d'avancer ou de reculer, selon l'occasion, dans ses
alternatives d'espérances ou de crainte. Ione trembla
sans savoir pourquoi. Son voile cachait ses traits, et
masquait une expression qui, si elle avait été
aperçue de l'Egyptien, l'aurait
découragé et courroucé au-delà de
toute mesure. Dans le fait, il ne lui avait jamais autant
déplu ; les harmonieuses modulations de la voix la
plus persuasive qui ait jamais déguisé des
désirs profanes semblaient fausses à ses
oreilles ; toute son âme était encore remplie de
l'image de Glaucus, et l'accent de la tendresse chez un autre
ne faisait que la révolter et l'effrayer. Cependant
elle ne pensa pas qu'une passion plus ardente que ce
platonisme exprimé par Arbacès se cachât
sous ses paroles. Elle crut qu'il ne parlait, en effet, que
de l'affection et de la sympathie de l'âme ; mais
n'était-ce pas précisément cette
affection et cette sympathie qui avaient eu une part dans les
émotions qu'elle avait ressenties pour Glaucus ? Et
quel autre pouvait, après lui, espérer
d'approcher du sanctuaire de son cœur ?
Désirant changer la conversation, elle poursuivit d'un
ton froid et d'une voix indifférente :
«Qui que ce soit qu'Arbacès honore du sentiment
de son estime, il est naturel que sa sagesse
élevée colore ce sentiment de ses propres
nuances ; il est naturel que cette amitié soit plus
pure que celle des autres, dont il ne daigne pas partager les
occupations ni les erreurs. Mais dites-moi, Arbacès,
avez-vous vu mon frère, depuis quelque temps ? Il y a
plusieurs jours qu'il ne m'a rendu visite, et, la
dernière fois que j'ai causé avec lui, ses
manières m'ont troublée et alarmée
beaucoup. Je crains qu'il ne se soit trop pressé
d'adopter une profession sévère, et qu'il ne se
repente de s'être avancé sans pouvoir revenir
sur ses pas.
- Rassurez-vous, Ione, reprit l'Egyptien ; il a
été effective-ment troublé, et d'un
esprit chagrin pendant quelque temps ; il a été
assiégé de ces doutes qui tourmentent les
caractères ardents et incertains comme le sien,
passant dans leurs vibrations perpétuelles de
l'enthousiasme à l'abattement. Mais lui, Ione, lui est
venu à moi dans son anxiété et dans sa
tristesse ; il a pensé à celui qui l'aimait et
pouvait le consoler. J'ai calmé son esprit. J'ai
écarté ses doutes. Du seuil de la sagesse, je
l'ai fait entrer dans son temple ; et, devant la
majesté de la déesse, son âme s'est
relevée et adoucie. Ne craignez rien ; il ne se
repentira plus. Ceux qui se fient en Arbacès ne se
repentent jamais qu'un instant.
- Vous me faites grand plaisir, reprit Ione. Mon cher
frère, je suis si heureuse de son bonheur ! »
La conversation roula alors sur des sujets plus légers ; l'Egyptien s'exerça à plaire, il ne
dédaigna pas même d'amuser. La prodigieuse
variété de ses connaissances lui permettait
d'orner et d'éclairer tous les sujets qu'il touchait ; et Ione, oubliant l'effet désagréable des
premiers discours, se laissa entraîner, malgré
sa tristesse, par la magie de cette intelligence
séduisante. Ses manières devinrent moins
contraintes, son langage reprit de l'animation, et
Arbacès s'empressa de saisir une occasion qu'il
attendait.
«Vous n'avez jamais vu, dit-il, l'intérieur de
ma maison ; elle ne vous déplairait pas. Vous y
trouveriez plusieurs chambres qui vous expliqueraient ce que
vous m'avez plusieurs fois demandé de vous
décrire, la distribution d'une habitation
égyptienne. Les petites et mesquines proportions de
l'architecture romaine n'ont point de rapport, il est vrai,
avec la construction domestique des palais de Thèbes
et de Memphis ; mais on retrouve çà et
là quelque chose de cette antique civilisation, qui a
fait faire tant de progrès à l'humanité.
Accordez à l'ami de votre jeunesse une de ces
brillantes soirées d'été, et laissez-moi
m'enorgueillir d'avoir vu ma sombre demeure honorée de
la présence de la belle et admirée
Ione.»
Sans se douter des souillures de cette maison ni des dangers
qui l'attendaient, Ione accepta sa proposition. Le jour
suivant fut fixé pour la visite ; et l'Egyptien, le
visage serein, mais le cœur palpitant d'une joie
féroce et profane, prit congé de la
Napolitaine. A peine était-il sorti, qu'une autre
personne étrangère se fit annoncer. Mais
retournons maintenant vers Glaucus.
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(1) Athénée
dit : «Le véritable temple de
l'Amour est la maison de la personne
aimée.»
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(2) Le
croyant tirera de cette vague coïncidence
des corollaires bien différents de ceux de
l'Egyptien.
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(3) Platon.
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