Livre II, chapitre 5

Chapitre 4 Sommaire Chapitre 6

La pauvre tortue : nouveau changement pour Nydia

Le soleil du matin éclairait le petit et odorant jardin renfermé dans le péristyle de la maison de l'Athénien. Glaucus était couché, triste et distrait, sur le gazon lisse et frais, semé par intervalles dans le viridarium. Un dais léger protégeait sa tête contre les rayons du soleil d'été.

Lorsque cette maison fut exhumée dans les fouilles de Pompéi, on trouva dans le jardin la carapace d'une tortue, qui en avait été un des êtres familiers (1). Cet animal, étrange chaînon des êtres dans la création, à qui la nature semble avoir refusé les plaisirs de la vie, excepté la perception de la vie passive et rêveuse, avait été l'hôte de cette maison, longtemps avant que Glaucus y vînt demeurer ; si longtemps même que les années que la tortue avait vécues dépassaient la mémoire des hommes, et que la tradition leur assignait une incroyable date.

Joseph M. Gleeson, 1891

La maison avait été bâtie et rebâtie, elle avait changé bien des fois de possesseurs ; les générations avaient fleuri et disparu, et la tortue n'en continuait pas moins sa lente et peu sympathique existence. Dans le tremblement de terre qui, seize ans auparavant, avait détruit une partie des édifices publics de la cité, et fait fuir les habitants effrayés, la maison que Glaucus habitait présentement avait été terriblement atteinte. Les propriétaires l'abandonnèrent pendant plusieurs jours ; à leur retour, ils déblayèrent les décombres qui couvraient le viridarium, et retrouvèrent leur tortue intacte, et ignorante de la destruction dont elle avait été environnée. On eût dit qu'une vie enchantée résidait dans son sang languissant et dans ses mouvements imperceptibles. Elle suivait sa marche régulière et monotone ; elle traversait pas à pas la petite étendue de son domaine, mettant des mois à accomplir son évolution. C'était une voyageuse sans repos que cette tortue ! elle continuait ses courses de chaque jour avec autant de patience que de peine, sans prendre garde aux choses qui l'entouraient ; tortue philosophe concentrée en elle-même ! Il y avait quelque chose de grand dans son égoïsme solitaire. Le soleil dont les rayons l'inondaient, l'eau qui tombait sur elle tous les jours, l'air qu'elle aspirait insensiblement, formaient ses seules et éternelles jouissances ; les doux changements de saison dans cet heureux climat ne l'affectaient point ; elle se renfermait dans son écaille comme le saint dans sa piété, comme le sage dans son espérance.

Elle ne s'apercevait ni des secousses ni des changements du temps. Elle était elle-même l'image du temps : lent, régulier, perpétuel, lequel ne prend nul intérêt aux passions qui se pressent autour de lui, et reste indifférent aux souffrances et aux larmes de l'humanité ! La pauvre tortue ! il ne fallut rien moins que l'éruption des volcans, les convulsions d'un monde qui se déchire, pour éteindre la faible étincelle qui l'animait. La mort inexorable, qui n'épargne ni la grandeur ni la beauté, passait sans toucher à une chose à laquelle elle ne semblait. devoir apporter, du reste, qu'une légère modification. Le Grec, en qui surabondait la vie, éprouvait pour cet animal cette tendresse mêlée d'étonnement qui naît des contrastes. Il passait des heures à suivre des yeux sa marche rampante et à moraliser sur sa construction. Joyeux, il méprisait ; triste, il enviait son sort.

Regardant en ce moment, du lieu où il était couché, cette grosse masse qui s'avançait sans avoir presque l'air de se mouvoir, l'Athénien murmura en lui-même :

«L'aigle laisse tomber une pierre de ses serres, croyant briser cette coquille ; la pierre écrase la tête d'un poète. Telle est l'allégorie du destin. Etrange créature ! tu as eu un père et une mère ? Peut-être, dans les temps passés, tu as eu aussi une compagne ? Tes parents aimaient-ils ? As-tu aimé toi-même ? Ton sang paresseux circulait-il avec plus de force lorsque tu rampais à côté de ton amante ? Etais-tu capable d'affection ? Souffrais-tu loin d'elle ? Sentais-tu sa présence ? Que ne donnerais-je pas pour connaître l'histoire de ton sein écaillé, pour contempler les ressorts de tes faibles désirs, pour remarquer la différence, aussi légère qu'un cheveu, qui sépare ta joie de ta douleur ? Il me semble que, si Ione était présente, tu le saurais. Tu la sentirais venir comme un air plus léger... comme un rayon de soleil plus chaud. Je t'envie pour le moment, car tu ignores qu'elle n'est pas là. Et je voudrais être comme toi tout le temps que je ne puis la voir. Quel doute, quel pressentiment me tourmente ! Pourquoi ne vient-elle pas ? Des jours ont passé sans que j'aie entendu sa voix ! Pour la première fois, la vie me pèse. Je ressemble à un homme demeuré seul dans un banquet quand les lumières sont éteintes, quand les fleurs sont flétries. O Ione ! si tu pouvais savoir combien je t'aime ! »

Edition Gleeson, vol.I, p.18 (1891)


Glaucus se vit interrompu dans ses amoureuses rêveries par l'entrée de Nydia. Elle s'avança, de son pas léger et prudent, par le tablinum de marbre. Elle traversa le portique et s'arrêta devant les fleurs qui bordaient le jardin. Elle tenait à la main un arrosoir, et elle versa de l'eau sur les fleurs altérées, qui semblaient se réjouir de son approche. Elle se pencha pour respirer leur odeur, elle les toucha d'une façon timide et caressante. Elle chercha, le long de leurs tiges, si quelque feuille morte ou quelque insecte rampant ne déparait pas leur beauté. Pendant qu'elle allait ainsi de fleur en fleur, avec un air empressé et joyeux, de la manière la plus gracieuse, on l'aurait prise pour la plus aimable nymphe de la déesse des jardins.

«Nydia, mon enfant ! » dit Glaucus.

Au son de cette voix elle s'arrêta, écoutant, rougissant, respirant à peine, les lèvres entrouvertes, le visage tourné dans la direction de la voix qui l'appelait ; elle laissa tomber l'arrosoir, et fit quelques pas rapides du côté de Glaucus. C'était merveilleux de voir comme elle trouvait son chemin à travers les fleurs, pour arriver plus vite près de son nouveau maître.

«Nydia, dit Glaucus en rejetant en arrière avec douceur les longs et beaux cheveux de la jeune fille ; voilà trois jours que tu es sous la protection des dieux de ma maison. T'ont-ils souri ? es-tu heureuse ?

- Oh ! oui, heureuse, dit l'esclave en soupirant.

- Et maintenant, continua Glaucus, que tu es un peu remise des détestables souvenirs de ta condition précédente ; maintenant qu'on t'a revêtue d'habillements (et il toucha sa tunique brodée) plus convenables à ton corps délicat ; maintenant que tu t'es accoutumée à un bonheur que je prie les dieux de te conserver toujours, je vais te demander un service.

- Ah ! que puis-je faire pour vous ? dit Nydia en joignant ses mains.

- Ecoute-moi, reprit Glaucus ; toute jeune que tu es, tu seras ma confidente. As-tu jamais entendu prononcer le nom d'Ione ? »

La jeune aveugle demeura oppressée et pâle comme une des statues qui entouraient le péristyle. Après un moment de silence, elle répondit avec effroi :

- Oui, j'ai entendu dire qu'elle est de Néapolis et qu'elle est belle.

- Bien belle ! Une beauté à éblouir le jour. Elle est de Néapolis, oui, mais Grecque d'origine ; la Grèce seule peut produire de si admirables créatures. Nydia, je l'aime.

- Je le pensais, dit Nydia avec calme.

- Je l'aime, et tu le lui diras. Je vais t'envoyer chez elle. Heureuse Nydia ! tu pénétreras dans sa chambre... tu t'enivreras de la musique de sa voix... tu te baigneras dans l'air radieux qui l'entoure...

- Eh quoi ! vous voulez me séparer de vous ?

- Tu seras chez Ione», poursuivit Glaucus, d'un ton qui voulait dire : «Que peux-tu désirer de plus ? »

Nydia fondit en larmes.

Glaucus, se levant, l'attira vers lui avec les douces caresses d'un frère.

«Mon enfant, ma douce Nydia, tu pleures dans l'ignorance du bonheur que je te ménage ; Ione est aimable et bonne, et douce comme le souffle du printemps. Elle sera une soeur pour ta jeunesse. Elle appréciera tes talents enchanteurs... elle aimera plus que personne tes grâces simples, parce qu'elles ressemblent aux siennes. Tu pleures toujours. Je ne prétends pas te forcer, ma douce enfant ; ne veux-tu pas me faire cette faveur ?

- Je suis ici pour vous servir ; commandez. Voyez, je ne pleure plus. Je suis calme.

- Je reconnais ma Nydia, reprit Glaucus en lui baisant la main. Va donc vers Ione. Si je t'ai abusée sur sa tendresse... si c'est une erreur de ma part, tu reviendras chez moi quand tu le voudras. Je ne te donne pas à une autre ; je ne fais que te prêter. Ma maison sera toujours ton refuge, douce fille. Oh ! que ne peut-elle abriter tous les malheureux sans amis ! Mais, si mon cœur ne me trompe pas, tu reviendras bientôt chez moi, mon enfant ! ma maison sera celle d'Ione, et tu demeureras avec nous.»

Un frisson parcourut de la tête aux pieds le corps de la pauvre aveugle ; mais elle ne pleura pas. Elle était résignée.

«Va donc, ma Nydia, à la demeure d'Ione... on t'en montrera le chemin. Prends les plus belles fleurs que tu pourras cueillir. Je te donnerai le vase qui les contiendra. Tu m'excuseras de son peu de valeur. Tu prendras aussi le luth que je t'ai donné hier, et dont tu sais si bien éveiller le doux esprit. Tu lui remettras aussi cette lettre, dans laquelle, après bien des efforts, j'ai essayé d'introduire quelques-unes de mes pensées. Que ton oreille écoute chaque accent, chaque modulation de sa voix, et tu me diras, lorsque nous nous reverrons, si leur musique est favorable ou décourageante. Je n'ai point été admis près d'Ione depuis quelques jours ; il y a quelque chose de mystérieux dans cette exclusion. Je suis tourmenté par des doutes et des craintes ; apprends, car tu es adroite et l'intérêt que tu prends à moi augmentera ton adresse, apprends la cause de cette cruauté ; parle de moi aussi souvent que tu le pourras ; que mon nom erre toujours sur tes lèvres ; insinue mon amour plutôt que de le proclamer. Ecoute si elle soupire pendant que tu parles, si elle te répond, ou si elle te blâme ; de quelle manière elle le fait. Sois mon amie ; plaide en ma faveur. Oh ! combien tu payeras au centuple le peu que j'ai fait pour toi ! Tu me comprends, Nydia ? Mais tu es encore un enfant. Peut-être en ai-je dit plus que tu ne peux comprendre ?

- Non.

- Et tu me serviras ?

- Oui.

- Viens me retrouver lorsque tu auras cueilli les fleurs, et je te donnerai le vase dont je t'ai parlé. Je serai dans la chambre de Léda. Ma jolie Nydia, tu n'as plus de chagrin ?

- Glaucus, je suis une esclave ; ai-je le droit d'avoir de la joie ou du chagrin ?

- Ne parle pas ainsi. Non, Nydia. Sois libre. Je te donne la liberté ; jouis-en comme tu voudras, et pardonne-moi si j'ai compté sur ton désir de me rendre service.

- Vous êtes offensé ? Oh ! je ne voudrais pas, pour toutes les faveurs de la liberté, vous offenser, Glaucus... Mon gardien, mon sauveur, mon protecteur, pardonne à la pauvre fille aveugle... Elle ne se plaindra pas même de te quitter, si elle peut contribuer à ton bonheur.

- Que les dieux bénissent ton cœur tendre ! » dit Glaucus profondément ému ; et, sans se douter de la flamme qu'il excitait, il embrassa Nydia plusieurs fois sur le front.

«Vous me pardonnez donc ? lui dit-elle ; et vous ne me parlerez plus de liberté. Mon bonheur est d'être votre esclave, et vous avez promis que vous ne me donnerez pas à un autre.

- Je l'ai promis.

- Maintenant, je vais cueillir des fleurs.»

Nydia prit bientôt en silence des mains de Glaucus le vase riche et artistement travaillé, dans lequel les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums ; elle reçut sans verser une larme ses dernières instructions. Elle s'arrêta un moment lorsqu'il se tut. Elle n'osa pas répondre. Elle chercha sa main, la porta à ses lèvres, couvrit sa figure de son voile et s'éloigna de lui. Elle s'arrêta de nouveau sur le seuil, étendit ses mains vers la maison, et dit à voix basse :

«Trois jours heureux... trois jours d'un inexprimable bonheur se sont écoulés depuis que je t'ai franchi, ô seuil béni ! puisse la paix demeurer toujours avec toi pendant mon absence ! Pour moi, mon cœur se déchire en te quittant, et le soupir qu'il fait entendre semble me dire de mourir.»


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(1)  La carapace d'une tortue fut trouvée dans la maison que nous assignons dans cet ouvrage à Glaucus. Je ne sais si on l'a conservée, je l'espère.