Livre II, chapitre 6 |
L'heureuse beauté et l'esclave aveugle
Une esclave entra dans la chambre d'Ione et annonça
la messagère de Glaucus.
Ione hésita un instant.
«Elle est aveugle, cette messagère, dit
l'esclave, et ne veut confier son message qu'à vous
seule.»
Bas est le cœur qui ne respecte pas le malheur des autres.
En entendant que la messagère était aveugle,
Ione sentit qu'il lui était impossible de la renvoyer
avec une dure réponse. Glaucus avait choisi une
messagère sacrée, qu'on ne pouvait refuser de
recevoir.
«Que peut-il me vouloir ? quel message peut-il
m'envoyer ? » Et le cœur d'Ione palpitait vivement. Le
rideau de la porte fut tiré ; un pas doux et sans
écho glissa sur le marbre, et Nydia,
accompagnée d'une des suivantes d'Ione, entra avec ses
précieuses fleurs.
Joseph M. Gleeson, 1891 |
Elle s'arrêta un moment, comme si elle
attendait un son qui la dirigeât vers Ione. |
Ione le prit de sa main et le plaça sur la table
à côté d'elle. Elle releva gracieusement
Nydia et voulut la faire asseoir à ses
côtés mais la jeune fille refusa modestement de
le faire.
«Je n'ai encore accompli que la moitié de ma
mission, dit-elle et elle tira la lettre de Glaucus de sa
ceinture. Ceci vous expliquera peut-être,
ajouta-t-elle, pourquoi celui qui m'envoie a choisi une
messagère si peu digne d'Ione.»
La Napolitaine prit la lettre d'une main si tremblante, que
Nydia en sentit le frémissement et qu'elle en soupira.
Les bras croisés et la tête inclinée,
elle se tenait debout devant l'orgueilleuse et majestueuse
Ione, non moins fière, peut-être, dans son
attitude de soumission. Ione d'un geste éloigna sa
suivante ; elle jeta un nouveau regard sur la jeune et belle
esclave, un regard de surprise et de compassion puis,
s'écartant un peu d'elle, elle ouvrit et lut cette
lettre :
«Glaucus écrit à Ione ce qu'il n'ose lui dire. Ione est-elle malade ? ses esclaves assurent que non, et cette assurance me console. Glaucus a-t-il offensé Ione ? ... Ah ! cette question je ne puis la leur adresser ! Voilà cinq jours que je suis banni de ta présence ! ... Le soleil a-t-il paru ? je n'en sais rien. Les cieux ont-ils souri ? ils n'ont pas eu, du moins, de sourire pour moi. Mon soleil et mes cieux, c'est Ione. Est-ce que je t'ai offensée ? suis-je trop audacieux ? ces tablettes oseront-elles exprimer ce que ma langue a craint de dire ? ... Hélas ! c'est dans ton absence que je comprends surtout les enchantements par lesquels tu m'a soumis. L'absence, qui me prive de joie, me donne du courage. Tu ne veux pas me voir ; tu as banni également les flatteurs qui ont l'habitude de t'environner. Peux-tu me confondre avec eux ? ... Ce n'est pas possible. Tu sais trop bien que je n'airien de commun avec eux, que nous ne sommes pas pétris de la même argile. Quand je serais encore formé d'un plus humble limon, le parfum de la rose m'a pénétré, et l'esprit de ta nature a passé en moi, pour m'embaumer, me purifier, m'inspirer. Ai-je été calomnié auprès de toi, Ione ? Tu ne croirais pas la calomnie. L'oracle de Delphes lui-même me dirait que tu es une créature indigne de mon hommage, je ne le croirais pas, et je suis moins incrédule que toi. |
Estes (1891) p.124 |
Je pense à la dernière fois où nous
nous sommes vus, à ce chant que je t'ai chanté,
à ce regard que tu m'as accordé en retour.
Dissimule-le autant que tu le voudras, Ione, il y a quelque
intimité entre nous, et nos yeux l'ont avoué,
si nos lèvres ont gardé le silence : laisse-moi
te voir, écoute-moi, et, après cela, chasse-moi
pour toujours si tu le veux. Je n'avais pas dessein de
t'avouer si tôt mon amour, mais ces mots sortent
malgré moi de mon cœur... Je ne puis les
arrêter. Accepte donc mon cœur et mes voeux. Nous nous
sommes rencontrés devant le temple de Pallas ; ne nous
rencontrerons-nous pas devant un plus doux et plus ancien
autel ?
O belle et adorée Ione, si l'ardeur de ma jeunesse et
mon sang athénien m'ont entraîné, m'ont
égaré, ce n'a été que pour
m'apprendre, dans mes courses vagabondes, à
apprécier le repos, le port que j'ai atteint. Je
suspends mes vêtements mouillés à l'autel
du dieu des mers ; j'ai échappé au naufrage. Je
t'ai trouvée, TOI : Ione, daigne me voir. Tu es
aimable pour les étrangers ; auras-tu moins de
compassion pour tes compatriotes ? J'attends ta
réponse. Accepte les fleurs que je t'envoie. Leur
douce haleine a un langage plus éloquent que les mots ; elles empruntent au ciel les odeurs qu'elles nous rendent ; elles sont les images de l'amour qui reçoit et qui
paye dix fois plus qu'il ne reçoit. Elles sont
l'emblème du cœur que tes rayons ont traversé
et qui te doit le germe de ses trésors ; daigne leur
sourire. Je t'envoie ces fleurs par une personne que tu
revevras pour l'amour d'elle-même, si ce n'est pour
l'amour de moi. Comme nous elle est étrangère ; les cendres de ses pères reposent sous des cieux plus
brillants ; mais, moins heureuse que nous, elle est aveugle
et esclave. Pauvre Nydia ! Je cherche autant que possible
à réparer pour elle les torts de la nature et
du destin, en te demandant la permission de la placer
près de toi. Elle est habile musicienne, elle chante
bien, et c'est une vraie Chloris pour les fleurs. Elle pense,
Ione, que vous l'aimerez ; sinon, renvoyez-la-moi.
Un mot encore : pardonnez mon audace, Ione... D'où
vient votre haute estime pour votre sombre Egyptien ? son air
n'est pas d'un honnête homme. Nous autres Grecs,
dès le berceau, nous connaissons les hommes ; nous
sommes profonds aussi sans affecter un maintien
austère. Le sourire est à nos lèvres,
mais nos yeux sont graves : ils observent, ils notent, ils
étudient. Arbacès n'est pas un homme auquel on
puisse se fier. Peut-être est-ce lui qui m'a
calomnié dans ton esprit. Je le pense, parce que je
l'ai laissé avec toi. Tu as vu comme ma
présence l'a surpris. Depuis ce moment, tu ne m'as
plus admis dans ta maison. Ne crois rien de ce qu'il est
capable de dire contre moi. Si tu le crois, dis-le-moi, au
moins. Ione doit cela à Glaucus. Adieu. Cette lettre
touche ta main, ces caractères rencon-trent tes yeux ; faut-il qu'ils soient plus heureux que leur auteur ? Encore
une fois, adieu.»
Il sembla à Ione, pendant qu'elle lut cette lettre,
qu'un brouillard se dissipait devant ses yeux. Quelle avait
été l'offense supposée de Glaucus ? qu'il ne l'aimait pas réellement. Ne confessait-il pas
cet amour, pleinement, dans les termes les moins douteux ? Dès ce moment, son pouvoir se trouva
complètement rétabli. A chaque tendre mot de
cette lettre, pleine d'une passion si confiante et si
poétique, son cœur lui faisait un reproche.
Avait-elle pu douter de sa foi ? avait-elle pu croire aux
paroles d'Arbacès ? n'avait-elle pas refusé
à Glaucus le droit qu'a tout accusé de se
défendre, de plaider sa cause ? Des larmes
roulèrent le long de ses joues... Elle baisa la
lettre, elle la mit dans son sein, et, se tournant vers
Nydia, qui était restée à la même
place et dans la même attitude :
«Asseyez-vous, mon enfant, dit-elle, pendant que je
vais écrire une réponse à cette
lettre.
- Vous allez donc répondre ? dit froidement Nydia. En
ce cas, l'esclave qui m'a accompagnée rapportera votre
réponse...
- Pour vous, ajouta Ione, restez avec moi... Vous pouvez
être assurée que votre service sera
doux.»
Nydia inclina la tête.
«Quel est votre nom, belle enfant ?
- On m'appelle Nydia.
- Votre pays ?
- La terre de l'Olympe... la Thessalie.
- Vous serez mon amie, dit Ione d'un ton caressant, vous qui
êtes déjà à moitié ma
compatriote. Mais je vous prie de ne pas rester sur ces
marbres froids et polis ; venez ici. Maintenant que vous
êtes assise, je puis vous quitter un
instant.»
Lettre d'Ione à Glaucus :
«Venez me voir, Glaucus ; venez me voir demain matin.
J'ai pu être injuste envers vous, mais je vous
apprendrai, du moins, les torts qu'on vous a
attribués. Ne redoutez pas l'Egyptien ; ne redoutez
personne. Vous dites que vous avez exprimé trop de
choses dansvotre lettre... Hélas ! dans ce peu de mots
écrits à la hâte, j'en ai fait autant.
Adieu.»
Lorsque Ione revint avec cette lettre, qu'elle n'osa pas
relire après l'avoir écrite (imprudence
ordinaire, timidité naturelle de l'amour), Nydia se
leva vivement de son siège.
«Vous avez écrit à Glaucus ?
- Je l'ai fait.
- Aura-t-il lieu de remercier le messager qui lui portera
votre lettre ? »
Ione oublia que sa compagne était aveugle ; elle
rougit du front jusqu'au cou, et garda le silence.
«Je veux dire, ajouta Nydia d'une voix plus calme, que,
de votre main, les mots les plus légèrement
empreints de froideur l'attristeront, et que la marque la
plus faible de tendresse le remplira de joie. Si c'est de la
froideur, que l'esclave emporte la réponse. Si vous
lui marquez de l'intérêt, laissez-moi m'en
charger... Je reviendrai ce soir.
- Pourquoi donc, Nydia, dit Ione d'une façon
évasive, voudrais-tu porter cette lettre ?
- Alors je le vois, votre tendresse a parlé, dit
Nydia. Comment en pourrait-il être autrement ? Qui donc
se montrerait insensible pour Glaucus ?
- Mon enfant, dit Ione avec un peu plus de réserve, tu
parles avec chaleur ! Glaucus est donc bien aimable pour toi ?
- Noble Ione, Glaucus a été pour moi ce que ni
la fortune ni les dieux n'ont été... un
ami.»
La tristesse mêlée de dignité avec
laquelle Nydia prononça ces simples mots, toucha
profondément la belle Ione. Elle se pencha vers elle
et l'embrassa.
«Tu es reconnaissante, dit-elle, et à bon droit.
Pourquoi rougirais-tu de dire que Glaucus est digne de ta
gratitude ? Va, ma Nydia, porte-lui toi-même cette
lettre, mais reviens chez moi. Si je ne suis pas dans ma
demeure à ton retour, comme cela peut arriver ce soir,
ta chambre sera préparée près de la
mienne. Nydia, je n'ai pas de soeur, veux-tu être la
mienne ? »
La Thessalienne baisa la main d'Ione, et lui dit avec un peu
d'embarras :
«Une faveur, belle Ione : puis-je implorer de vous une
faveur ?
- Tu ne me demanderas rien que je ne veuille t'accorder,
répliqua la Napolitaine.
- On dit, reprit Nydia, que vous êtes belle au-dessus
de toute beauté de la terre ; hélas ! je ne
puis voir ce qui réjouit le monde. Voulez-vous me
permettre de passer ma main sur votre visage ? C'est ma seule
manière de connaître la beauté, et je me
trompe rarement.»
Elle n'attendit pas la
réponse d'Ione et, tout en parlant, elle passa
lentement et doucement sa main sur les traits penchés
et à moitié détournés de la
Grecque, traits qu'une seule image dans le monde peut
dépeindre et rappeler ; cette image est la statue
mutilée ; mais toujours merveilleuse, de sa
cité natale, de sa ville de Néapolis, cette
figure en marbre de Paros (1), près de laquelle
toute la beauté de la Vénus de Florence est
pauvre et terrestre, ce visage plein d'harmonie, de jeunesse,
de génie, d'âme, que des critiques modernes ont
prétendu être la représentation de
Psyché. Sa main toucha légèrement les
cheveux nattés, le front poli, la joue satinée
et vermeille, les bras à fossettes, le cou de cygne
d'Ione.
«Je sais maintenant que vous êtes belle,
dit-elle, et je puis emporter votre portrait dans mes
ténèbres, et le revoir toujours.»
Lorsque Nydia la quitta, Ione se laissa aller à une
profonde et délicieuse rêverie. Glaucus
l'aimait. Il l'avouait ; oui, il l'avouait. Elle relut son
tendre aveu ; elle s'arrêta sur chaque mot ; elle baisa
chaque ligne. Elle ne se demandait pas pourquoi il avait
été calomnié : elle était
seulement assurée qu'il l'avait été.
Elle s'étonnait d'avoir ajouté foi à une
seule parole dite contre lui. Elle s'étonnait que
l'Egyptien eût le pouvoir de la tourner contre Glaucus.
Elle frissonna en réfléchissant à la
prudence que celui-ci recommandait à l'égard
d'Arbacès, et la secrète inquiétude que
lui causait cet être mystérieux devint de
l'effroi. Elle fut réveillée de ces
pensées par ses femmes, qui vinrent lui annoncer que
l'heure marquée pour sa visité à
Arbacès était arrivée ; elle
tressaillit. Elle avait oublié sa promesse. Sa
première impression fut de ne pas aller chez lui ; sa
seconde, de rire des craintes que lui causait le plus ancien
de ses amis. Elle se hâta d'ajouter de nouveaux
ornements à sa toilette, et, se demandant si elle
devait presser de vives questions l'Egyptien, au sujet de son
accusation contre Glaucus, ou si elle devait attendre qu'elle
en eût entretenu ce dernier, sans citer son
autorité, elle prit le chemin de la sombre demeure
d'Arbacès.
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