Livre II, chapitre 6

Chapitre 5 Sommaire Chapitre 7

L'heureuse beauté et l'esclave aveugle

Une esclave entra dans la chambre d'Ione et annonça la messagère de Glaucus.

Ione hésita un instant.

«Elle est aveugle, cette messagère, dit l'esclave, et ne veut confier son message qu'à vous seule.»

Bas est le cœur qui ne respecte pas le malheur des autres. En entendant que la messagère était aveugle, Ione sentit qu'il lui était impossible de la renvoyer avec une dure réponse. Glaucus avait choisi une messagère sacrée, qu'on ne pouvait refuser de recevoir.

«Que peut-il me vouloir ? quel message peut-il m'envoyer ? » Et le cœur d'Ione palpitait vivement. Le rideau de la porte fut tiré ; un pas doux et sans écho glissa sur le marbre, et Nydia, accompagnée d'une des suivantes d'Ione, entra avec ses précieuses fleurs.

Joseph M. Gleeson, 1891

Elle s'arrêta un moment, comme si elle attendait un son qui la dirigeât vers Ione.

«La noble Ione, dit-elle d'une voix douce et timide, voudrait-elle me parler, afin que je puisse savoir de quel côté diriger mes pas enveloppés d'obscurité, et déposer à ses pieds mon offrande ?

- Belle enfant, dit Ione touchée et avec douceur, ne te donne pas la peine de traverser ce pavé glissant ; mon esclave m'apportera ce que tu as à me présenter.»

Et elle fit signe à sa suivante de prendre le vase.

«Je ne doit remettre ces fleurs qu'à toi-même», répondit Nydia et, guidée par son oreille, elle arriva lentement près d'Ione, et, s'agenouillant devant elle, lui remit le vase.

Ione le prit de sa main et le plaça sur la table à côté d'elle. Elle releva gracieusement Nydia et voulut la faire asseoir à ses côtés mais la jeune fille refusa modestement de le faire.

«Je n'ai encore accompli que la moitié de ma mission, dit-elle et elle tira la lettre de Glaucus de sa ceinture. Ceci vous expliquera peut-être, ajouta-t-elle, pourquoi celui qui m'envoie a choisi une messagère si peu digne d'Ione.»

La Napolitaine prit la lettre d'une main si tremblante, que Nydia en sentit le frémissement et qu'elle en soupira. Les bras croisés et la tête inclinée, elle se tenait debout devant l'orgueilleuse et majestueuse Ione, non moins fière, peut-être, dans son attitude de soumission. Ione d'un geste éloigna sa suivante ; elle jeta un nouveau regard sur la jeune et belle esclave, un regard de surprise et de compassion puis, s'écartant un peu d'elle, elle ouvrit et lut cette lettre :

«Glaucus écrit à Ione ce qu'il n'ose lui dire. Ione est-elle malade ? ses esclaves assurent que non, et cette assurance me console. Glaucus a-t-il offensé Ione ? ... Ah ! cette question je ne puis la leur adresser ! Voilà cinq jours que je suis banni de ta présence ! ... Le soleil a-t-il paru ? je n'en sais rien. Les cieux ont-ils souri ? ils n'ont pas eu, du moins, de sourire pour moi. Mon soleil et mes cieux, c'est Ione. Est-ce que je t'ai offensée ? suis-je trop audacieux ? ces tablettes oseront-elles exprimer ce que ma langue a craint de dire ? ... Hélas ! c'est dans ton absence que je comprends surtout les enchantements par lesquels tu m'a soumis. L'absence, qui me prive de joie, me donne du courage. Tu ne veux pas me voir ; tu as banni également les flatteurs qui ont l'habitude de t'environner. Peux-tu me confondre avec eux ? ... Ce n'est pas possible. Tu sais trop bien que je n'airien de commun avec eux, que nous ne sommes pas pétris de la même argile. Quand je serais encore formé d'un plus humble limon, le parfum de la rose m'a pénétré, et l'esprit de ta nature a passé en moi, pour m'embaumer, me purifier, m'inspirer. Ai-je été calomnié auprès de toi, Ione ? Tu ne croirais pas la calomnie. L'oracle de Delphes lui-même me dirait que tu es une créature indigne de mon hommage, je ne le croirais pas, et je suis moins incrédule que toi.

Estes (1891) p.124

Je pense à la dernière fois où nous nous sommes vus, à ce chant que je t'ai chanté, à ce regard que tu m'as accordé en retour. Dissimule-le autant que tu le voudras, Ione, il y a quelque intimité entre nous, et nos yeux l'ont avoué, si nos lèvres ont gardé le silence : laisse-moi te voir, écoute-moi, et, après cela, chasse-moi pour toujours si tu le veux. Je n'avais pas dessein de t'avouer si tôt mon amour, mais ces mots sortent malgré moi de mon cœur... Je ne puis les arrêter. Accepte donc mon cœur et mes voeux. Nous nous sommes rencontrés devant le temple de Pallas ; ne nous rencontrerons-nous pas devant un plus doux et plus ancien autel ?

O belle et adorée Ione, si l'ardeur de ma jeunesse et mon sang athénien m'ont entraîné, m'ont égaré, ce n'a été que pour m'apprendre, dans mes courses vagabondes, à apprécier le repos, le port que j'ai atteint. Je suspends mes vêtements mouillés à l'autel du dieu des mers ; j'ai échappé au naufrage. Je t'ai trouvée, TOI : Ione, daigne me voir. Tu es aimable pour les étrangers ; auras-tu moins de compassion pour tes compatriotes ? J'attends ta réponse. Accepte les fleurs que je t'envoie. Leur douce haleine a un langage plus éloquent que les mots ; elles empruntent au ciel les odeurs qu'elles nous rendent ; elles sont les images de l'amour qui reçoit et qui paye dix fois plus qu'il ne reçoit. Elles sont l'emblème du cœur que tes rayons ont traversé et qui te doit le germe de ses trésors ; daigne leur sourire. Je t'envoie ces fleurs par une personne que tu revevras pour l'amour d'elle-même, si ce n'est pour l'amour de moi. Comme nous elle est étrangère ; les cendres de ses pères reposent sous des cieux plus brillants ; mais, moins heureuse que nous, elle est aveugle et esclave. Pauvre Nydia ! Je cherche autant que possible à réparer pour elle les torts de la nature et du destin, en te demandant la permission de la placer près de toi. Elle est habile musicienne, elle chante bien, et c'est une vraie Chloris pour les fleurs. Elle pense, Ione, que vous l'aimerez ; sinon, renvoyez-la-moi.

Un mot encore : pardonnez mon audace, Ione... D'où vient votre haute estime pour votre sombre Egyptien ? son air n'est pas d'un honnête homme. Nous autres Grecs, dès le berceau, nous connaissons les hommes ; nous sommes profonds aussi sans affecter un maintien austère. Le sourire est à nos lèvres, mais nos yeux sont graves : ils observent, ils notent, ils étudient. Arbacès n'est pas un homme auquel on puisse se fier. Peut-être est-ce lui qui m'a calomnié dans ton esprit. Je le pense, parce que je l'ai laissé avec toi. Tu as vu comme ma présence l'a surpris. Depuis ce moment, tu ne m'as plus admis dans ta maison. Ne crois rien de ce qu'il est capable de dire contre moi. Si tu le crois, dis-le-moi, au moins. Ione doit cela à Glaucus. Adieu. Cette lettre touche ta main, ces caractères rencon-trent tes yeux ; faut-il qu'ils soient plus heureux que leur auteur ? Encore une fois, adieu.»

Il sembla à Ione, pendant qu'elle lut cette lettre, qu'un brouillard se dissipait devant ses yeux. Quelle avait été l'offense supposée de Glaucus ? qu'il ne l'aimait pas réellement. Ne confessait-il pas cet amour, pleinement, dans les termes les moins douteux ? Dès ce moment, son pouvoir se trouva complètement rétabli. A chaque tendre mot de cette lettre, pleine d'une passion si confiante et si poétique, son cœur lui faisait un reproche. Avait-elle pu douter de sa foi ? avait-elle pu croire aux paroles d'Arbacès ? n'avait-elle pas refusé à Glaucus le droit qu'a tout accusé de se défendre, de plaider sa cause ? Des larmes roulèrent le long de ses joues... Elle baisa la lettre, elle la mit dans son sein, et, se tournant vers Nydia, qui était restée à la même place et dans la même attitude :

«Asseyez-vous, mon enfant, dit-elle, pendant que je vais écrire une réponse à cette lettre.

- Vous allez donc répondre ? dit froidement Nydia. En ce cas, l'esclave qui m'a accompagnée rapportera votre réponse...

- Pour vous, ajouta Ione, restez avec moi... Vous pouvez être assurée que votre service sera doux.»

Nydia inclina la tête.

«Quel est votre nom, belle enfant ?

- On m'appelle Nydia.

- Votre pays ?

- La terre de l'Olympe... la Thessalie.

- Vous serez mon amie, dit Ione d'un ton caressant, vous qui êtes déjà à moitié ma compatriote. Mais je vous prie de ne pas rester sur ces marbres froids et polis ; venez ici. Maintenant que vous êtes assise, je puis vous quitter un instant.»

Lettre d'Ione à Glaucus :

«Venez me voir, Glaucus ; venez me voir demain matin. J'ai pu être injuste envers vous, mais je vous apprendrai, du moins, les torts qu'on vous a attribués. Ne redoutez pas l'Egyptien ; ne redoutez personne. Vous dites que vous avez exprimé trop de choses dansvotre lettre... Hélas ! dans ce peu de mots écrits à la hâte, j'en ai fait autant. Adieu.»

Lorsque Ione revint avec cette lettre, qu'elle n'osa pas relire après l'avoir écrite (imprudence ordinaire, timidité naturelle de l'amour), Nydia se leva vivement de son siège.

«Vous avez écrit à Glaucus ?

- Je l'ai fait.

- Aura-t-il lieu de remercier le messager qui lui portera votre lettre ? »

Ione oublia que sa compagne était aveugle ; elle rougit du front jusqu'au cou, et garda le silence.

«Je veux dire, ajouta Nydia d'une voix plus calme, que, de votre main, les mots les plus légèrement empreints de froideur l'attristeront, et que la marque la plus faible de tendresse le remplira de joie. Si c'est de la froideur, que l'esclave emporte la réponse. Si vous lui marquez de l'intérêt, laissez-moi m'en charger... Je reviendrai ce soir.

- Pourquoi donc, Nydia, dit Ione d'une façon évasive, voudrais-tu porter cette lettre ?

- Alors je le vois, votre tendresse a parlé, dit Nydia. Comment en pourrait-il être autrement ? Qui donc se montrerait insensible pour Glaucus ?

- Mon enfant, dit Ione avec un peu plus de réserve, tu parles avec chaleur ! Glaucus est donc bien aimable pour toi ?

- Noble Ione, Glaucus a été pour moi ce que ni la fortune ni les dieux n'ont été... un ami.»

La tristesse mêlée de dignité avec laquelle Nydia prononça ces simples mots, toucha profondément la belle Ione. Elle se pencha vers elle et l'embrassa.

«Tu es reconnaissante, dit-elle, et à bon droit. Pourquoi rougirais-tu de dire que Glaucus est digne de ta gratitude ? Va, ma Nydia, porte-lui toi-même cette lettre, mais reviens chez moi. Si je ne suis pas dans ma demeure à ton retour, comme cela peut arriver ce soir, ta chambre sera préparée près de la mienne. Nydia, je n'ai pas de soeur, veux-tu être la mienne ? »

La Thessalienne baisa la main d'Ione, et lui dit avec un peu d'embarras :

«Une faveur, belle Ione : puis-je implorer de vous une faveur ?

- Tu ne me demanderas rien que je ne veuille t'accorder, répliqua la Napolitaine.

- On dit, reprit Nydia, que vous êtes belle au-dessus de toute beauté de la terre ; hélas ! je ne puis voir ce qui réjouit le monde. Voulez-vous me permettre de passer ma main sur votre visage ? C'est ma seule manière de connaître la beauté, et je me trompe rarement.»

Elle n'attendit pas la réponse d'Ione et, tout en parlant, elle passa lentement et doucement sa main sur les traits penchés et à moitié détournés de la Grecque, traits qu'une seule image dans le monde peut dépeindre et rappeler ; cette image est la statue mutilée ; mais toujours merveilleuse, de sa cité natale, de sa ville de Néapolis, cette figure en marbre de Paros (1), près de laquelle toute la beauté de la Vénus de Florence est pauvre et terrestre, ce visage plein d'harmonie, de jeunesse, de génie, d'âme, que des critiques modernes ont prétendu être la représentation de Psyché. Sa main toucha légèrement les cheveux nattés, le front poli, la joue satinée et vermeille, les bras à fossettes, le cou de cygne d'Ione.

«Je sais maintenant que vous êtes belle, dit-elle, et je puis emporter votre portrait dans mes ténèbres, et le revoir toujours.»

Lorsque Nydia la quitta, Ione se laissa aller à une profonde et délicieuse rêverie. Glaucus l'aimait. Il l'avouait ; oui, il l'avouait. Elle relut son tendre aveu ; elle s'arrêta sur chaque mot ; elle baisa chaque ligne. Elle ne se demandait pas pourquoi il avait été calomnié : elle était seulement assurée qu'il l'avait été. Elle s'étonnait d'avoir ajouté foi à une seule parole dite contre lui. Elle s'étonnait que l'Egyptien eût le pouvoir de la tourner contre Glaucus. Elle frissonna en réfléchissant à la prudence que celui-ci recommandait à l'égard d'Arbacès, et la secrète inquiétude que lui causait cet être mystérieux devint de l'effroi. Elle fut réveillée de ces pensées par ses femmes, qui vinrent lui annoncer que l'heure marquée pour sa visité à Arbacès était arrivée ; elle tressaillit. Elle avait oublié sa promesse. Sa première impression fut de ne pas aller chez lui ; sa seconde, de rire des craintes que lui causait le plus ancien de ses amis. Elle se hâta d'ajouter de nouveaux ornements à sa toilette, et, se demandant si elle devait presser de vives questions l'Egyptien, au sujet de son accusation contre Glaucus, ou si elle devait attendre qu'elle en eût entretenu ce dernier, sans citer son autorité, elle prit le chemin de la sombre demeure d'Arbacès.


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(1)  Les restes merveilleux de la statue ainsi désignée sont dans le musée Borbonico. La figure, pour l'impression et pour les traits, est la plus admirable de toutes celles que les sculpteurs antiques nous ont laissées.