Ione est prise dans le filet. La souris essaye de ronger
les mailles
«O ma chère Nydia ! s'écria Glaucus en
lisant la lettre d'Ione, ô la plus blanche
messagère qui ait jamais passé entre la terre
et le ciel ! Comment, comment te remercier ?
- J'ai ma récompense, dit la pauvre
Thessalienne.
- Demain ! demain ! Comment employer les heures
jusqu'à ce moment ? »
L'amoureux Grec ne voulait pas laisser Nydia
s'éloigner, quoiqu'elle essayât à
plusieurs reprises de sortir de la chambre. Il lui faisait
répéter, syllabe par syllabe, la brève
conversation qui avait eu lieu entre elle et Ione ; mille
fois, oubliant son infirmité, il l'accabla de
questions sur le regard, sur l'air qu'avait sa
bien-aimée ; et puis, tout à coup, s'excusant
de son erreur, il lui faisait recommencer son récit
entier. Ces instants si pénibles pour Nydia
s'écoulaient rapidement pour lui, et remplissaient son
cœur d'un sentiment délicieux. Le crépuscule
avait déjà été envahi par
l'obscurité avant qu'il eût renvoyé Nydia
chez Ione ; elle partit enfin avec de nouvelles fleurs et une
nouvelle missive. A ce moment, Claudius et quelques-uns de
ses gais compagnons vinrent le surprendre. Ils le
plaisantèrent sur son amour de la solitude et sur son
absence, pendant toute la journée, des lieux qu'il
avait l'habitude de fréquenter. Ils
l'engagèrent à les accompagner dans les
différents quartiers de cette mouvante cité,
qui, nuit et jour, offrait tant d'occasions de plaisir.
Alors, comme maintenant, sur cette terre aimée (car
aucune autre, en perdant plus de sa grandeur, n'a
gardé plus de ses moeurs), il était d'usage que
les Italiens s'assemblassent le soir ; et sous les portiques
des temples ou à l'abri des bosquets qui
séparaient les rues, écoutant la musique ou les
récits de quelque conteur, ils saluaient le lever de
la lune avec des libations et des mélodies. Glaucus
était trop heureux pour se montrer insociable ; il
avait besoin de répandre au dehors l'exubérance
de la joie qui l'étouffait. Il accepta volontiers
l'offre de ses compagnons, et ils se mirent à
parcourir ensemble ces rues brillantes que nous avons
déjà dépeintes.
Dans le même temps, Nydia rentrait chez Ione, qui
était sortie déjà depuis quelques
heures. Elle demanda, sans attacher d'importance à sa
demande, où Ione était allée.
La réponse qu'on lui fit la saisit de terreur et
d'effroi.
«A la maison d'Arbacès, de l'Egyptien.
- Impossible.
- C'est pourtant ainsi, mon enfant, reprit la suivante
qu'elle avait interrogée. Il y a longtemps qu'elle
connaît l'Egyptien.
- Longtemps, grands dieux ! et Glaucus l'aime ! murmura Nydia
en elle-même. A-t-elle souvent rendu visite à
cet homme ? demanda-t-elle.
- Jamais encore, reprit
l'esclave... Si ce qu'on dit à Pompéi de la vie
scandaleuse de l'Egyptien est vrai, il aurait peut-être
mieux valu qu'elle se fût dispensée d'aller chez
lui. Mais notre pauvre maîtresse n'entend rien des
bruits qui viennent jusqu'à nous. Les
commérages du vestibulum n'entrent pas dans le
péristyle (1).
- Jamais jusqu'à ce jour ! répéta Nydia ; en êtes-vous sûre ?
- Très sûre, ma petite ; mais qu'est-ce que cela
te fait, à toi comme à moi ? »
Nydia hésita un moment ; puis, posant à terre
les fleurs dont elle était chargée, elle appela
l'esclave qui l'avait accompagnée, et quitta la maison
sans ajouter une parole.
A moitié chemin de la demeure de Glaucus, elle rompit
le silence et se parla ainsi :
«Elle ne peut connaître, elle ne connaît
pas les dangers qu'elle court... Folle que je suis ! ...
Est-ce à moi de la sauver ? ... Oui, car j'aime Glaucus
plus que moi-même.»
Lorsqu'elle arriva à la maison de l'Athénien,
elle apprit qu'il venait de sortir avec ses amis, et qu'on ne
savait où il était, il ne reviendrait pas
probablement avant une heure avancée de la nuit.
La Thessalienne soupira ; elle se laissa tomber sur un
siège et se couvrit la figure de ses mains, comme pour
rassembler ses pensées. «Il n'y a pas de temps
à perdre», pensa-t-elle en se levant ; elle
s'adressa à l'esclave qui lui avait servi de
guide.
«Sais-tu, lui dit-elle, si Ione a quelque parent,
quelque intime ami à Pompéi ?
- Par Jupiter, répondit l'esclave, voilà une
sotte question ! Tout le monde à Pompéi sait
qu'Ione a un frère, qui, jeune et riche, a
été assez fou, soit dit entre nous, pour se
faire prêtre d'Isis.
- Un prêtre d'Isis, ô dieux ! Son nom ?
- Apaecidès !
- Je sais tout, murmura Nydia : frère et soeur sont
à la fois victimes. Apaecidès, oui, c'est le
nom que j'ai entendu chez... Ah ! il comprendra alors le
péril où se trouve sa soeur ; je veux aller le
trouver.»
Elle se leva, en prenant le bâton sur lequel elle
s'appuyait, et se rendit aussitôt au temple voisin
d'Isis. Jusqu'à ce qu'elle eût été
sous la garde du généreux Grec, ce bâton
avait suffi aux pas de la pauvre fille aveugle pour traverser
Pompéi d'un bout à l'autre. Chaque rue, chaque
détour lui étaient familiers dans les quartiers
les plus fréquentés ; et, comme les habitants
éprouvaient une vénération tendre et
à demi superstitieuse pour les personnes
frappées de cécité, les passants se
dérangeaient toujours pour la laisser suivre sa route.
Pauvre fille ! elle était loin de se douter que son
malheur deviendrait sa protection, et la garantirait plus
sûrement que les yeux les plus clairvoyants.
Mais depuis qu'elle était entrée chez Glaucus,
il avait ordonné à. un esclave de l'accompagner
partout ; celui à qui cette mission était
échue, fort gros et fort gras, après être
allé deux fois à la maison d'Ione, ne
paraissait pas très satisfait d'être
condamné à une troisième excursion (sans
savoir seulement où ils allaient) ; mais il s'empressa
de la suivre, tout en déplorant son sort, et en jurant
solennellement, par Castor et par Pollux, qu'il croyait que
la fille aveugle avait les ailes de Mercure, non moins que le
bandeau de Cupidon.
Nydia ne réclama qu'à peine son assistance pour
arriver, malgré la foule, au temple d'Isis. L'espace
qui s'étendait devant le temple était en ce
moment désert, et elle parvint sans obstacle
jusqu'à la grille sacrée.
«II n'y a personne ici, dit le gros esclave. Que
veux-tu ? qui demandes-tu ? Ne sais-tu pas que les
prêtres ne demeurent pas dans leur temple ?
- Appelle, dit-elle avec impatience. Nuit et jour il doit y
avoir au moins un flamine à veiller devant l'autel
d'Isis.»
L'esclave appela. Aucun prêtre ne parut.
«Ne vois-tu personne ?
- Personne.
- Tu te trompes, j'entends un soupir ; regarde de
nouveau.»
L'esclave, étonné et grommelant, jeta autour de
lui ses yeux appesantis, et devant un des autels, dont les
débris des offrandes remplissaient encore
l'étroit espace, aperçut quelqu'un dans
l'attitude de la méditation.
«Je vois une figure, dit-il, et, si j'en juge par ses
vêtements blancs, ce doit être un
prêtre.
- O flamine d'Isis ! cria Nydia, serviteur de la plus
ancienne déesse, écoute-moi !
- Qui m'appelle ? dit une voix faible et
mélancolique.
- Une personne qui a des choses importantes à
révéler à un membre de votre corps ; je
viens faire une déclaration et non demander des
oracles.
- A qui voulez-vous parler ? L'heure n'est pas bien choisie
pour une conférence ; partez, ne me troublez pas. La
nuit est consacrée aux dieux, le jour aux
hommes.
- Il me semble que je connais ta voix. Tu es celui que je
cherche. Cependant je ne t'ai entendu parler qu'une fois.
N'es-tu pas le prêtre Apaecidès ?
- Je le suis, répliqua le prêtre, quittant
l'autel et s'approchant de la grille.
- C'est toi ? les dieux en soient loués ! »
Etendant la main vers l'esclave, elle lui fit signe de
s'éloigner ; et lui, qui pensait naturellement que
quelque superstition, dans l'intérêt de la
sûreté d'Ione, avait seule pu la conduire au
temple, obéit et s'assit par terre et à quelque
distance. «Chut ! dit-elle ; parle promptement et bas.
Es-tu en effet Apaecidès ?
- Puisque tu me connais, tu n'as qu'à te rappeler mes
traits.
- Je suis aveugle, répondit Nydia ; mes yeux sont dans
mes oreilles, ce sont elles qui te reconnaissent. Jure-moi
que tu es celui que je cherche.
- Je le jure par les dieux, par ma main droite et par la
lune.
- Chut ! parle bas... penche-toi... Donne-moi ta main.
Connais-tu Arbacès ? ... As-tu déposé des
fleurs aux pieds de la mort ? ... Ah ! ta main est froide...
Ecoute encore... As-tu prononcé le terrible voeu ?
- Qui es-tu ? D'où viens-tu, pâle jeune fille ? dit Apaecidès avec anxiété. Je ne te
connais pas. Ce n'est pas sur ton sein que ma tête
s'est reposée. Je ne t'ai jamais vue avant ce
moment.
- Mais tu as entendu ma voix : n'importe ! ces souvenirs nous
feraient rougir l'un et l'autre. Ecoute ; tu as une soeur ?
- Parle ! parle ! que lui est-il arrivé ?
- Tu connais les banquets de la mort, étranger ; il te
plaît peut-être de les partager ? ... Te
plairait-il d'y voir ta soeur assise à
côté de toi ? ... Te plairait-il
qu'Arbacès fût son hôte ?
- O dieux ! il ne l'oserait pas. Jeune fille, si tu te joues
de moi, tremble ; je te déchirerai membre par
membre.
- Je te dis la vérité, et, pendant que je
parle, Ione est chez Arbacès... son hôte pour la
première fois... Tu sais s'il y a du péril dans
cette première fois. Adieu ! j'ai rempli mon
devoir.
- Arrête ! arrête ! s'écria le
prêtre en pressant son front de sa main amaigrie. Si ce
que tu dis est vrai... comment faire pour la sauver ? On me
refusera l'entrée de cette maison ; c'est un
labyrinthe dont je ne connais pas les détours. O
Némésis ! je suis justement puni !
- Je vais renvoyer mon esclave ; sois mon guide et mon
compagnon. Je te conduirai à la porte secrète
de cette maison. Je soufflerai à tes oreilles le mot
qui te fera admettre. Prends une arme ; elle pourra te
servir.
- Attends un instant», dit Apaecidès.
Il se retira dans une des cellules qui s'ouvraient sur les
côtés du temple, et reparut quelque temps
après, enveloppé dans un large manteau qui
était porté alors par les personnes de toutes
classes, et qui recouvrait ses vêtements
sacrés.
«Maintenant, dit-il en grinçant des dents, si
Arbacès osait... mais il n'osera pas, il n'osera pas ; pourquoi le soupçonner ? Serait-il assez
misérable ? Je ne peux pas le penser ! Cependant c'est
un sophiste... c'est un sombre imposteur. O dieux ! protégez... Mais que dis-je ? est-il des dieux ? oui,
il y a du moins une déesse dont je puis faire parler
la voix ; et cette déesse, c'est la Vengeance ! »
En murmurant ces paroles incohérentes,
Apaecidès, suivi de sa compagne silencieuse et
aveugle, se rendit à la hâte, par les rues les
moins fréquentées, à la maison de
l'Egyptien. Le gros esclave, renvoyé brusquement par
Nydia, haussa les épaules, murmura un juron, et, sans
en être fâché d'ailleurs, prit, au petit
trot, le chemin de son cubiculum.