Livre II, chapitre 8

Chapitre 7 Sommaire Chapitre 9

Solitude et soliloque de l'Egyptien. Analyse de son caractère

Nous devons revenir un instant sur nos pas dans la marche de notre histoire. A la première lueur de ce jour, que Glaucus a déjà marqué d'une pierre blanche, l'Egyptien était assis, seul et sans que le sommeil lui eût fermé les yeux, au sommet de la haute et pyramidale tour qui surmontait sa maison. Un parapet élevé lui servait de mur, et se joignait à la hauteur de l'édifice et aux arbres obscurs qui l'entouraient, pour défier les yeux de la curiosité et de l'indiscrétion : une table, sur laquelle était étendu un rouleau chargé de signes mystiques, se trouvait devant lui. Au ciel, la lumière des étoiles s'effaçait et vacillait, et les ombres de la nuit abandonnaient le faîte stérile des montagnes. La lutte de la nuit et du jour commençait à être visible sur le large Océan, calme comme un lac gigantesque, entouré de rivages couverts de vignes et de feuillages ; ces bords, parsemés des murs blancs des cités endormies, descendaient doucement vers les vagues à peine ridées.

C'était l'heure consacrée entre toutes les autres à la science de l'Egyptien, à cette science qui espérait lire dans les astres le changement de ses destinées.

Il avait rempli son rouleau ; il avait noté le moment et le signe, et, s'appuyant sur sa main, il s'était livré aux réflexions que lui inspiraient ses calculs.

«Les étoiles me condamnent de nouveau ; quelque danger me menace assurément, dit-il lentement ; les astres me présentent les mêmes dispositions défavorables qu'elles présentèrent autrefois à Pyrrhus, si nos chroniques ne se trompent pas, à Pyrrhus, né pour désirer toute chose et pour ne jouir d'aucune ; attaquant toujours, ne triomphant jamais ; batailles sans fruits, lauriers sans victoire, renommée sans succès ; à Pyrrhus vaincu enfin par ses propres superstitions, et tué comme un chien par une tuile que la main d'une vieille femme avait lancée ! Vraiment les étoiles me flattent peu lorsqu'elles me représentent comme l'image de ce guerrier insensé, lorsqu'elles promettent à l'ardeur de ma sagesse les mêmes résultats qu'à la folie de son ambition ; un perpétuel exercice sans un but certain, la tâche de Sisyphe, la montagne et le rocher. Le rocher, sombre augure qui me fait souvenir que je suis menacé d'un trépas à peu près pareil à celui de l'Epirote. Regardons encore : "Prends garde", disent les lumineux prophètes, "quand tu passeras sous les anciens toits, ou près des murs assiégés, ou sous les rochers qui surplombent ; une pierre, chargée des malédictions de la destinée, roulera d'en haut sur toi." Et le péril ne doit pas être éloigné ; mais je ne puis lire avec certitude le jour et l'heure assignés. Allons, si mon sablier s'épuise, que le sable en brille du moins jusqu'à la fin. Cependant, si j'échappe à ce danger... si j'y échappe... le reste de mon existence jettera un éclat doux et brillant comme les rayons de la lune sur les eaux. Avec de telles promesses au-delà du péril, succomberai-je donc au péril ? Mon âme est pleine d'espérance ; elle bondit et dépasse l'heure fatale ; elle se réjouit dans l'avenir : son courage est le meilleur augure pour moi. Au cas où je devrais périr si subitement et si vite, l'ombre de la mort s'étendrait déjà sur elle, et le froid pressentiment de ma destinée me glacerait. Mon âme éprouverait, dans la tristesse et dans l'ombre, un avant-goût des mystères du terrible Orcus ; mais elle sourit, elle m'annonce ma délivrance.»

En achevant ce soliloque, l'Egyptien se leva involontairement ; il parcourut rapidement l'étroit espace de cette tour dont les étoiles formaient le toit ; et, s'appuyant sur le parapet, il jeta de nouveauun regard sur les murs gris et mélancoliques. La brise du matin vint rafraîchir son front, et son esprit recouvra peu à peu son calme et son recueillement naturels. Il détourna son regard des étoiles, à mesure qu'elles disparaissaient les unes après les autres dans les profondeurs du ciel, et ses yeux tombèrent sur l'étendue qui se déroulait à ses pieds. Dans le port de la cité se dressaient en repos les mâts des galères ; la tranquillité régnait dans ce séjour de l'opulence et du travail. Quelques rares lumières, à travers les colonnes des temples ou les portiques du forum silencieux, luttaient avec les nuances flottantes et légères du jour naissant. Du cœur de la cité assoupie, qui devait bientôt se remplir de mille passions, aucun son ne s'élevait ; les flots de la vie ne circulaient pas encore, le sommeil les recouvrait de sa glace. Le large amphithéâtre, avec ses sièges superposés, semblable à un monstre qui sommeille, était environné d'un brouillard dont la forme s'épaississait en s'approchant des arbres voisins. La ville paraissait ce qu'elle nous paraît après dix-sept siècles, la Cité de la Mort (1).

L'océan lui-même, cette mer sereine et sans marée, était presque aussi paisible, si ce n'est que de son sein profond s'exhalait, adouci par la distance, un faible et régulier murmure, comme la respiration de son sommeil. Cette mer embrassant, pour ainsi dire, de ses bras recourbés la terre verte et belle, semblait presser avec volupté les villes qui dormaient sur ses bords, Stabies (2), Herculanum et Pompéi, ces filles chéries des flots.

«Vous sommeillez, Stabies, s'écria l'Egyptien en jetant un regard sinistre sur les cités, l'orgueil et l'ornement de la Campanie : vous sommeillez ! ... Plût aux dieux que ce fût du sommeil éternel de la mort ! Telles que vous êtes, joyaux de la couronne de l'empire, telles ont été les villes du Nil. Leur grandeur a péri ; elles dorment parmi les ruines ; leurs palais et leurs temples sont devenus des tombes, le serpent se glisse sous l'herbe de leurs rues, le lézard habite leurs salles solitaires. Par cette loi mystérieuse de la nature, qui humilie l'un pour exalter l'autre, vous vous êtes élevées sur leurs ruines : toi, orgueilleuse Rome, tu as usurpé la gloire de Sésostris et de Sémiramis ; comme une voleuse, tu t'es revêtue de leurs dépouilles. Et ces villes, esclaves de ton triomphe, que je vois à mes pieds, moi, le dernier fils des monarques oubliés, je les maudits, ces villes, réservoirs de ta puissance et de ton luxe qui pénètrent partout. Le temps viendra où l'Egypte sera vengée ; le temps viendra où le coursier du barbare aura son râtelier dans la Maison d'Or de Néron ; et toi, qui as semé le vent de la tempête, tu recueilleras la moisson de l'ouragan et de la désolation.»

Pendant que l'Egyptien prononçait une prédiction que la destinée a accomplie d'une manière si terrible, jamais image de plus sinistre et plus solennel augure ne s'offrit aux rêves du peintre et du poète. Les lueurs du matin, qui communiquent même leur pâleur aux joues de la beauté, donnaient en quelque sorte à ses traits majestueux et nobles les couleurs de la tombe ; à voir ses cheveux noirs qui retombaient en masse autour de lui, sa robe lugubre longue et dénouée, ses bras qu'il étendait du haut de la tour, ses yeux étincelants où perçait sa joie sauvage, on eût dit un homme moitié prophète et moitié démon.

Après ce coup d'oeil jeté sur la ville et l'océan, il reporta ses regards sur les vignes et sur les prairies de la riche Campanie. La porte et les murs de la ville, anciens et d'une construction semi-pélasgienne, ne paraissaient pas en borner l'étendue. Des maisons de campagne, des villages, s'élevaient de chaque côté sur les flancs du Vésuve, dont la montée n'était pas alors aussi escarpée ni aussi rapide qu'à présent : car, de même que Rome elle-même est bâtie sur un volcan éteint, de même et avec une égale sécurité, les habitants du Midi occupaient toute la partie verte et couverte de vignes d'un volcan dont ils croyaient le feu intérieur désormais en repos. A partir de la porte, on apercevait une longue rue de tombeaux de diverses grandeurs et d'une architecture variée. C'est par là que, de ce côté, on arrive encore à la ville. Au-dessus de toutes choses apparaissait le sommet nuageux de la terrible montagne, dont les ombres plus ou moins noires découvraient des cavernes tapissées de mousse et des rochers de cendres attestant les dernières explosions, et qui auraient pu en prophétiser de nouvelles à ses habitants, si les hommes n'étaient pas aveugles.

Il eût été difficile de deviner en ce temps et en ce lieu pourquoi les traditions environnantes s'étaient revêtues d'une couleur si sombre, pourquoi dans ces plaines si souriantes, à plusieurs milles à la ronde, de Baia à Misène, les poètes avaient imaginé de placer le seuil de leurs enfers, leur Achéron et leur Styx fabuleux ; pourquoi dans ces champs Phlégréens (3), alors ornés de joyeux pampres, ils voyaient le théâtre de la bataille des dieux et des géants pour la victoire du ciel, si ce n'est que le sommet nu et aride rappelait à leur esprit les traces de la foudre de Jupiter. Mais ce n'était ni le faîte escarpé du volcan paisible, ni la fertilité des campagnes le long des coteaux, ni la mélancolique avenue de tombeaux, ni les délicieuses maisons de plaisance d'un peuple efféminé et voluptueux, qui arrêtaient les yeux de l'Egyptien. D'un côté du paysage, le mont Vésuve descendait vers la plaine par un sillon étroit et aride, qu'interrompaient çà et là des mamelons dentelés et des broussailles sauvages. Au bas s'étendait un terrain marécageux et malsain, et l'oeil fixe d'Arbacès distinguait une espèce de forme vivante se baissant de temps à autre pour recueillir quelques plantes grossières qui y croissaient. «Oh ! dit-il tout haut, je ne suis pas le seul dans cette dure veillée. La magicienne du Vésuve est à l'oeuvre. Etudie-t-elle aussi les astres, comme le vulgaire le pense ? a-t-elle jeté un charme sur la lune, ou cueille-t-elle, comme sa position semble l'annoncer, des plantes vénéneuses dans le marais ? Regardons bien cette compagne de mon expérience laborieuse. Quiconque essaye d'entreprendre sait qu'aucun côté de la science n'est méprisable. Il n'y a de méprisable que vous, victimes grasses et bouffies, esclaves de la luxure, fainéants de la pensée, vous qui ne cultivez que le domaine des sens, et qui croyez que son pauvre sol produit également le myrte et le laurier. Non, le sage seul est fait pour jouir. A nous seulement la vraie volupté est accordée, lorsque l'esprit, le cerveau, l'invention, l'expérience, la pensée, le savoir, l'imagination, tout contribue, comme autant de sources, à former la vaste mer des SENS... Ione ! »

En prononçant ce dernier nom, ce nom plein de charmes, Arbacès sentit que ses pensées prenaient un cours plus profond. Il avait fait quelques pas ; il s'arrêta, il ne releva pas ses regards. Une ou deux fois il sourit joyeusement, et quittant cette place où il avait veillé, pour se rendre à sa couche, il murmura : «Si la mort est si proche, je veux pouvoir dire au moins que j'ai vécu... Ione sera à moi.»

Le caractère d'Arbacès était un de ces tissus rares et inextricables, où l'âme elle-même qui y réside se trouve embarrassée et confuse. Chez lui, fils d'une dynastie tombée, débris d'un peuple abattu, régnait cet esprit d'orgueil mécontent qui n'abandonne pas les êtres d'un ordre supérieur, lorsqu'ils se sentent bannis inexorablement de la sphère où leurs ancêtres ont brillé, et à laquelle la nature, non moins que la naissance leur donnaient des droits. Cet esprit est dépourvu de bienveillance ; il est en lutte avec la société ! il ne voit que des ennemis dans l'espèce humaine. Mais ce sentiment n'était point accompagné ici de sa suivante ordinaire, la pauvreté : Arbacès possédait des richesses égales à celles des plus nobles Romains ; ce qui le mettait à même de satisfaire des passions qui ne pouvaient trouver d'issue dans les affaires ou dans l'ambition. Voyageant de climats en climats, et trouvant Rome partout, il voyait s'accroître de plus en plus sa haine contre la société et son amour pour le plaisir. Le monde était pour lui une vaste prison qu'il lui était loisible de remplir des ministres de ses voluptés. Cette prison, il n'en pouvait sortir ; mais il pouvait lui donner au moins l'apparence d'un palais. Les Egyptiens, dès les premiers temps, s'étaient livrés aux plaisirs des sens ; Arbacès avait hérité de leurs appétits sensuels, et de cette vive imagination qui sait faire jaillir la flamme même de la débauche. Mais toujours ardent dans ses plaisirs aussi bien que dans ses études, et ne supportant ni supérieur ni égal, il n'admettait guère à ses orgies d'autres compagnons que des esclaves... il était le maître solitaire d'un nombreux harem ; et, malgré cela, il se sentait condamné à cette satiété qui est le malheur inévitable des hommes dont l'intelli-gence surpasse les moyens d'action ; et ce qui avait été autrefois l'impulsion de la passion était devenu une froide habitude. Désabusé des sens, il cherchait à s'élever à la culture de la science ; mais, comme son dessein n'était pas de servir l'humanité, il méprisait tout ce qui était utile et pratique. Sa sombre imagination ne s'exerçait que sur des choses chimériques et obscures, qui font la joie des esprits pervers et solitaires, et auxquelles il était poussé par l'orgueil de son caractère et par les traditions mystérieuses de sa patrie. Rejetant la croyance des confuses religions du monde païen, il mettait toute sa foi dans la puissance et la sagesse ; il ignorait (tout le monde l'ignorait peut-être comme lui alors) les bornes que la nature impose à nos découvertes. S'apercevant que plus nos connaissances s'élèvent, plus nous voyons de merveilles, il se figurait que non seulement la nature accomplit des miracles quotidiens, mais qu'elle pouvait, par la force cabalistique de quelques esprits supérieurs, être détournée de son cours. Il poursuivait ainsi les sciences au-delà des limites du possible, dans le champ de l'invisible et de l'infini. Les vérités de l'astronomie l'avaient conduit aux rêveries imaginaires de l'astrologie ; les expériences de la chimie l'avaient poussé dans le labyrinthe de la magie ; et lui, qui se montrait sceptique quand il s'agissait du pouvoir des dieux, il était crédule et superstitieux dès qu'il était question du pouvoir des hommes.

L'étude de la magie, à laquelle s'appliquaient dans ce siècle tous ceux qui avaient des prétentions à la sagesse, était surtout d'origine orientale ; elle était étrangère à la première philosophie des Grecs, n'ayant été accueillie par eux avec faveur qu'à l'époque où OEthanès, qui accompagnait l'armée de Xérxès, introduisit parmi les simplescroyances d'Hellas les solennelles superstitions de Zoroastre. Rome, sous les empereurs romains, se l'était appropriée, et Juvénal l'avait attaquée avec toute la violence de son esprit. Le culte d'Isis était intimement lié à la magie, et la religion égyptienne servait à étendre le goût des sciences occultes qui lui était naturel. La magie théurgique ou bienfaisante, la magie goétique ou ténébreuse, et la nécromancie malfaisante, dominèrent également pendant le premier siècle de l'ère chrétienne ; et les merveilles de Faust ne sont pas comparables à celles d'Apollonius (4). Les rois, les courtisans, les sages, tous tremblaient devant les professeurs de cette sombre science. Le formidable et profond Arbacès n'était pas le moins remarquable des membres de cette tribu ; sa réputation et ses découvertes étaient connues de quiconque se livrait à l'étude de la magie ; elles lui survécurent même ; mais ce ne fut pas sous son nom réel que les magiciens et les sages l'honorèrent ; son nom réel, en effet, demeura ignoré en Italie, car Arbacès n'était pas une appellation égyptienne : elle venait de la Médie, d'où elle était devenue commune à la contrée du Nil, dans le mélange et le vagabondage des anciennes races. Il y avait plusieurs raisons, non seulement d'orgueil, mais de politique (jeune il avait conspiré contre la majesté de Rome), qui le forçaient à cacher son nom et son rang. Mais ce n'était ni par le nom qu'il avait emprunté des Mèdes, ni par celui qui, dans les collèges d'Egypte, aurait pu attester sa royale origine, qu'il exerçait son influence sur ceux qui se vouaient à la magie ; il avait reçu de leurs hommages une désignation mystique, et son souvenir resta dans la Grande-Grèce et dans les contrées orientales sous le nom d'Hermès, «seigneur de la ceinture flamboyante». Ses subtiles recherches, et les attributs si vantés de sa science, recueillis en plusieurs volumes, étaient au nombre des traités «sur les arts curieux», que les néophytes chrétiens brûlèrent avec autant de joie que de frayeur à Ephèse, privant la postérité des preuves de la malice du démon.

La conscience d'Arbacès ne relevait que de l'esprit ; elle n'obéissait à aucune loi morale. Si l'homme imposait ce frein à la multitude, l'humanité, croyait-il, pouvait, par une sagesse supérieure, s'élever au-dessus de ces lois. «Si (tel était son raisonnement) j'ai assez de génie pour imposer des lois, n'ai-je pas le droit de commander à mes propres créations ? N'ai-je pas le droit de contrôler, de rejeter, de mépriser les inventions d'intelligences moins fortes que la mienne ? » De sorte que, s'il était un scélérat, il justifiait sa scélératesse par ce qui aurait pu le rendre vertueux, c'est-à-dire par l'élévation de son esprit.

Tous les hommes ont plus ou moins la passion du pouvoir ; cette passion, chez Arbacès, correspondait exactement à son caractère. Ce n'était pas la passion d'un pouvoir extérieur et grossier ; il ne désirait ni la pourpre, ni les faisceaux, ni les insignes d'une autorité vulgaire. Le mépris avait remplacé sa jeune ambition vaincue et détruite ; son profond dédain pour Rome, Rome dont le nom était devenu synonyme du monde, Rome qu'il regardait de la même façon qu'elle regardait les peuples barbares, ne lui permettait pas d'aspirer à des dignités, à des honneurs, car il n'aurait plus été alors que l'instrument ou la créature d'un empereur. Lui, le fils de la grande race de Ramsès, il aurait exécuté les ordres et reçu sa puissance d'un autre ! ... Cette seule pensée le remplissait de rage. Mais, en repoussant une ambition qui n'avait pour but que des distinctions et des titres, il ne s'en appliquait que plus à s'emparer du cœur des hommes. Respectant le pouvoir de l'esprit comme le plus grand des bienfaits terrestres, il aimait à sentir ce pouvoir pour ainsi dire palpable en lui-même, et l'étendait sur tous ceux qu'il rencontrait. C'est pour cela qu'il avait toujours recherché les jeunes gens, les fascinant et les gouvernant à son aise. Rien ne lui plaisait comme de trouver des âmes faites pour subir son empire invisible et immatériel. S'il avait été moins sensuel et moins riche, il aurait essayé de fonder une nouvelle religion. Tel qu'il était, son énergie était combattue par le goût des plaisirs. Outre cette vague satisfaction de sa puissance morale (vanité si chère aux sages), il éprouvait un attachement singulier et presque fantastique pour tout ce qui appartenait à la terre mystérieuse de ses ancêtres. Bien qu'il ne crût pas à ses divinités, il croyait aux allégories qu'elles représentaient (ou plutôt il interprétait ces allégories d'une façon nouvelle) ; il tenait à perpétuer le culte de l'Egypte, parce qu'il maintenait par ce moyen l'ombre et le souvenir de sa puissance. Il dispensait ainsi, aux autels d'Osiris et d'Isis, des dons véritablement royaux, et se montrait toujours empressé d'attirer dans le corps de leurs prêtres des personnes riches et influentes. Les voeux prononcés, la profession faite, il choisissait pour compagnons de ses plaisirs ses victimes elles-mêmes, en partie pour s'assurer le secret, en partie pour se conserver à lui-même son propre pouvoir. Ces motifs avaient dirigé sa conduite à l'égard d'Apaecidès, non moins que sa passion pour Ione.

Il n'avait guère habité longtemps le même lieu ; mais, à mesure qu'il avançait en âge, il se fatiguait de changer de scène, et il était demeuré dans les délicieuses cités de la Campanie, plus qu'il n'avait coutume de le faire ailleurs, et de manière à s'étonner lui-même. A parler franchement, son orgueil mettait en quelque sorte une limite au choix de sa résidence. Ses conspirations malheureuses lui interdisaient ces brûlantes contrées qu'il regardait comme ses possessions héréditaires, contrées abattues et humiliées où planait l'aigle romaine. Rome était un objet d'indignation pour son âme pleine de haine ; il n'aimait pas à voir les courtisans rivaliser d'opulence avec lui, et ses richesses prendre un air de pauvreté en présence des magnificences qui entouraient les empereurs. Les villes de la Campanie lui offraient tout ce que sa nature désirait, la luxuriance d'un climat sans égal, et tous les raffinements d'une voluptueuse civilisation. Il n'avait pas sous les yeux de fortunes supérieures à la sienne ; il dépassait les riches en richesses ; les espions d'une cour jalouse ne le surveillaient pas ; tant qu'il demeurerait riche, sa conduite resterait à l'abri de toute recherche. Il continuerait son sombre chemin sans trouble et sans inquiétude.

C'est un malheur des êtres abandonnés aux plaisirs, de ne connaître l'amour que lorsque leurs sens commencent à s'émousser ; leur jeunesse s'épuise en désirs sans nombre, leurs cœurs sont bientôt blasés. Ainsi, pour toujours à la poursuite de l'amour, et sollicité peut-être par une imagination sans repos à s'en exagérer les charmes, l'Egyptien avait dépensé toute la fougue de sa jeunesse sans atteindre l'objet de ses rêves. A la beauté du jour succédait la beauté du lendemain, et l'ombre du bonheur l'entraînait plutôt que le bonheur lui-même. Lorsque, deux années avant l'époque où nous sommes, il avait vu Ione, il avait rencontré pour la première fois celle qu'il aurait pu aimer. Il se trouvait, alors, à ce moment de la vie où l'homme aperçoit distinctement derrière lui sa jeunesse perdue, et devant lui les ténèbres de la vieillesse : moment qui ne manque jamais de nous inspirer le désir de nous assurer, avant qu'il soit trop tard, tout ce que nous avons cru nécessaire au bonheur d'une vie dont la partie la plus belle est déjà évanouie.

Arbacès, avec plus d'empressement et de patience qu'il n'en avait mis à aucun de ses plaisirs, s'était occupé à conquérir le cœur d'Ione. Il ne se contentait pas d'aimer, il désirait être aimé. Dans cette espérance, il avait surveillé la jeunesse exubérante de la belle Napolitaine. Connaissant toute l'influence que l'esprit possède sur ceux qui s'appliquaient à cultiver leur esprit, il avait volontiers contribué à former le génie et à éclairer l'intelligence d'Ione. Il se flattait qu'Ione n'en apprécierait que mieux les titres qu'il possédait à son affection. Il l'encourageait à s'entourer des êtres légers qui lui rendaient hommage, persuadé que son âme, faite pour des idées élevées, reviendrait s'attacher à lui en le comparant aux autres. Il avait oublié que, de même que l'héliotrope se tourne vers le soleil, la jeunesse se tourne vers la jeunesse, jusqu'à ce que la jalousie que lui inspira Glaucus lui eût appris son erreur. Depuis ce moment, quoiqu'il ne connût pas, comme nous l'avons vu, toute l'étendue du danger, sa passion, longtemps retenue, avait pris une direction plus impétueuse. Rien n'allume le feu de l'amour comme l'étincelle de la jalousie. Il se sentit embrasé d'une flamme irrésistible ; il cessa d'être tendre ; son amour prit quelque chose de l'intensité, de la férocité, de la haine.

Arbacès résolut donc de ne plus perdre de temps en préparations périlleuses et incertaines ; il voulut mettre entre lui et ses rivaux une infranchissable barrière. Il forma le dessein de posséder Ione à tout prix, quoique, dans l'état présent de son cœur, nourri longtemps des espérances d'une passion plus pure, il ne fût pas disposé à se contenter de sa possession seulement. Il convoitait le cœur, l'âme, non moins que la beauté d'Ione. Mais il se figura que, séparée violemment, par un crime hardi, du reste du genre humain, une fois attachée par un noeud qu'elle ne pourrait plus rompre, elle concentrerait en lui toutes ses pensées ; qu'il pouvait compter sur son adresse pour achever sa conquête ; et que, d'accord avec la morale des Romains vis-à-vis des Sabines, l'empire de la force se transformerait peu à peu en un empire plus doux. Cette résolution se trouvait encore confirmée par sa foi dans les astres ; ils lui prédisaient depuis longtemps, pour cette année, et pour le mois actuel, une catastrophe qui menacerait sa vie elle-même. Cette date certaine, inévitable, le forçait d'agir : il était donc décidé, comme un monarque, à entasser sur son bûcher tout ce que son âme avait de plus cher. Comme il le disait, s'il devait mourir, il voulait avoir vécu, et qu'Ione fût à lui.


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(1)  Quand sir Walter Scott visita la cité de Pompéi, en compagnie de sir William Gell, il ne fit guère entendre d'autre exclamation que celle-ci : «La Cité de la Mort ! la Cité de la Mort ! »

(2)  Stabies n'était déjà plus une cité, mais un lieu de plaisance pour les villas des gens riches.

(3)  Arides et brûlés.

(4)  Au tout début de l'ère chrétienne, les philosophies païennes, spécialement pythagoricienne et platonicienne, furent altérées et frelatées par un mysticisme insensé et, aussi, par des aspirations à la magie des plus chimériques. De fait, Pythagore ne pouvait guère mériter une plus noble fin ; homme, certes, extrêmement intelligent, il fut aussi un saltimbanque tout à fait exceptionnel et exactement formé à être le fondateur d'une école de magiciens ; il cultiva lui-même la magie, ou s'en arrogea les attributs, et ses successeurs répandirent des récits merveilleux à propos de ces écrits apparaissant, à même la face de la lune, à plusieurs endroits au même moment. Ses règles d'or et sa cuisse d'or furent particulièrement vénérées en Grande Grèce et, à partir de ses doctrines sur les nombres occultes, ses disciples en tirèrent de nombreuses autres.
Le plus remarquable de ces imposteurs fut Apollonios de Tyane, auquel mon récit se réfère. Toutes sortes de prodiges accompagnèrent la naissance de ce monsieur, à la mère, encore enceinte, Protée, le dieu égyptien, avait prédit que, par cet accouchement, il allait, lui-même, réapparaître au monde (dès lors, comment ne pas considérer Protée comme détenteur de pouvoir de transformation ! ) Apollonios comprit la langue des oiseaux, lut les pensées humaines au fond des cœurs et promena un démon familier ; sacré diable parmi les diables, il incita une foule à lapider, mine vénérable et quémandeuse, un démon que cet acte lapidaire transforma en un énorme chien. Il ressuscita des morts, passa une nuit avec Achille, et, à l'instant de l'assassinat de Domitien, alors qu'il était, lui, à Ephèse, il s'écria : «Frappez le Tyran ! ». La fin d'un si grand, d'un si honnête homme fut digne de sa vie : il semblerait qu'il monta au ciel : pouvait-on attendre moins de celui qui avait lapidé le diable ! Au cas où un écrivain anglais médite un nouveau Faust, je lui recommande Apollonios.
Encore, des magiciens de ce genre furent-ils des philosophes (!), de pieux et excellents hommes ; il y en eut d'autres avec des connaissances bien plus ténébreuses et redoutables : les disciples de la Magie Goétic, autrement dit de l'OEuvre Noir. Il semble que Goétic et Théurgie soient toutes deux issues d'Egypte (et il est assuré que leurs praticiens affectèrent de s'enorgueillir d'avoir tiré leurs grands secrets de cette source ancienne), et toutes deux ont un lien avec l'astrologie. En dotant Arbacès de connaissances et réputation en magie, et en sciences des astres, je suis donc en total accord avec l'esprit de son temps et les circonstances de sa naissance : il est tout à fait représentatif de son époque. En un certain moment je projetai de développer et narrer plus en détail les compétences d'Arbacès dans la maîtrise de son art et d'initier le lecteur aux diverses magies de cette période, mais au fur et à mesure que le héros égyptien prenait forme, je trouvais important de faire l'économie d'une machinerie que chacun, la science progressant, peut s'imaginer connaître. Tel qu'il est devenu, Arbacès est une créature trop intellectuelle pour permettre la fréquente répétition du plus grossier et du plus physique matériel de terreur. J'ai donc accepté qu'Arbacès ne montre ses capacités que dans les secrets les plus élémentaires et les plus simples de son art, et laisse dans le mystère et l'ombre la magie très raffinée dont il dispose.
Quant à la pythonisse du Vésuve, ses incantations et ses philtres, sa caverne et ses accessoires, si familiers soient-ils à nous Nordiques, ils n'en sont pas moins fidèles à leur temps et à leur origine. Le lecteur instruit se souviendra avec ravissement d'une ensorceleuse d'un caractère plus gai et au comportement moins ascétique, celle de L'Ane d'or d'Apulée ; je conseille au lecteur moins averti cette charmante histoire traduite avec tant de verve par Taylor.