Solitude et soliloque de l'Egyptien. Analyse de son
caractère
Nous devons revenir un instant sur nos pas dans la marche
de notre histoire. A la première lueur de ce jour, que
Glaucus a déjà marqué d'une pierre
blanche, l'Egyptien était assis, seul et sans que le
sommeil lui eût fermé les yeux, au sommet de la
haute et pyramidale tour qui surmontait sa maison. Un parapet
élevé lui servait de mur, et se joignait
à la hauteur de l'édifice et aux arbres obscurs
qui l'entouraient, pour défier les yeux de la
curiosité et de l'indiscrétion : une table, sur
laquelle était étendu un rouleau chargé
de signes mystiques, se trouvait devant lui. Au ciel, la
lumière des étoiles s'effaçait et
vacillait, et les ombres de la nuit abandonnaient le
faîte stérile des montagnes. La lutte de la nuit
et du jour commençait à être visible sur
le large Océan, calme comme un lac gigantesque,
entouré de rivages couverts de vignes et de feuillages ; ces bords, parsemés des murs blancs des cités
endormies, descendaient doucement vers les vagues à
peine ridées.
C'était l'heure consacrée entre toutes les
autres à la science de l'Egyptien, à cette
science qui espérait lire dans les astres le
changement de ses destinées.
Il avait rempli son rouleau ; il avait noté le moment
et le signe, et, s'appuyant sur sa main, il s'était
livré aux réflexions que lui inspiraient ses
calculs.
«Les étoiles me condamnent de nouveau ; quelque
danger me menace assurément, dit-il lentement ; les
astres me présentent les mêmes dispositions
défavorables qu'elles présentèrent
autrefois à Pyrrhus, si nos chroniques ne se trompent
pas, à Pyrrhus, né pour désirer toute
chose et pour ne jouir d'aucune ; attaquant toujours, ne
triomphant jamais ; batailles sans fruits, lauriers sans
victoire, renommée sans succès ; à
Pyrrhus vaincu enfin par ses propres superstitions, et
tué comme un chien par une tuile que la main d'une
vieille femme avait lancée ! Vraiment les
étoiles me flattent peu lorsqu'elles me
représentent comme l'image de ce guerrier
insensé, lorsqu'elles promettent à l'ardeur de
ma sagesse les mêmes résultats qu'à la
folie de son ambition ; un perpétuel exercice sans un
but certain, la tâche de Sisyphe, la montagne et le
rocher. Le rocher, sombre augure qui me fait souvenir que je
suis menacé d'un trépas à peu
près pareil à celui de l'Epirote. Regardons
encore : "Prends garde", disent les lumineux
prophètes, "quand tu passeras sous les anciens toits,
ou près des murs assiégés, ou sous les
rochers qui surplombent ; une pierre, chargée des
malédictions de la destinée, roulera d'en haut
sur toi." Et le péril ne doit pas être
éloigné ; mais je ne puis lire avec certitude
le jour et l'heure assignés. Allons, si mon sablier
s'épuise, que le sable en brille du moins
jusqu'à la fin. Cependant, si j'échappe
à ce danger... si j'y échappe... le reste de
mon existence jettera un éclat doux et brillant comme
les rayons de la lune sur les eaux. Avec de telles promesses
au-delà du péril, succomberai-je donc au
péril ? Mon âme est pleine d'espérance ; elle bondit et dépasse l'heure fatale ; elle se
réjouit dans l'avenir : son courage est le meilleur
augure pour moi. Au cas où je devrais périr si
subitement et si vite, l'ombre de la mort s'étendrait
déjà sur elle, et le froid pressentiment de ma
destinée me glacerait. Mon âme
éprouverait, dans la tristesse et dans l'ombre, un
avant-goût des mystères du terrible Orcus ; mais
elle sourit, elle m'annonce ma
délivrance.»
En achevant ce soliloque,
l'Egyptien se leva involontairement ; il parcourut rapidement
l'étroit espace de cette tour dont les étoiles
formaient le toit ; et, s'appuyant sur le parapet, il jeta de
nouveauun regard sur les murs gris et mélancoliques.
La brise du matin vint rafraîchir son front, et son
esprit recouvra peu à peu son calme et son
recueillement naturels. Il détourna son regard des
étoiles, à mesure qu'elles disparaissaient les
unes après les autres dans les profondeurs du ciel, et
ses yeux tombèrent sur l'étendue qui se
déroulait à ses pieds. Dans le port de la
cité se dressaient en repos les mâts des
galères ; la tranquillité régnait dans
ce séjour de l'opulence et du travail. Quelques rares
lumières, à travers les colonnes des temples ou
les portiques du forum silencieux, luttaient avec les nuances
flottantes et légères du jour naissant. Du
cœur de la cité assoupie, qui devait bientôt se
remplir de mille passions, aucun son ne s'élevait ; les flots de la vie ne circulaient pas encore, le sommeil les
recouvrait de sa glace. Le large amphithéâtre,
avec ses sièges superposés, semblable à
un monstre qui sommeille, était environné d'un
brouillard dont la forme s'épaississait en
s'approchant des arbres voisins. La ville paraissait ce
qu'elle nous paraît après dix-sept
siècles, la Cité de la Mort (1).
L'océan lui-même, cette mer sereine et sans
marée, était presque aussi paisible, si ce
n'est que de son sein profond s'exhalait, adouci par la
distance, un faible et régulier murmure, comme la
respiration de son sommeil. Cette mer embrassant, pour ainsi
dire, de ses bras recourbés la terre verte et belle,
semblait presser avec volupté les villes qui dormaient
sur ses bords, Stabies (2), Herculanum et
Pompéi, ces filles chéries des flots.
«Vous sommeillez, Stabies, s'écria l'Egyptien en
jetant un regard sinistre sur les cités, l'orgueil et
l'ornement de la Campanie : vous sommeillez ! ... Plût
aux dieux que ce fût du sommeil éternel de la
mort ! Telles que vous êtes, joyaux de la couronne de
l'empire, telles ont été les villes du Nil.
Leur grandeur a péri ; elles dorment parmi les ruines ; leurs palais et leurs temples sont devenus des tombes, le
serpent se glisse sous l'herbe de leurs rues, le
lézard habite leurs salles solitaires. Par cette loi
mystérieuse de la nature, qui humilie l'un pour
exalter l'autre, vous vous êtes élevées
sur leurs ruines : toi, orgueilleuse Rome, tu as
usurpé la gloire de Sésostris et de
Sémiramis ; comme une voleuse, tu t'es revêtue
de leurs dépouilles. Et ces villes, esclaves de ton
triomphe, que je vois à mes pieds, moi, le dernier
fils des monarques oubliés, je les maudits, ces
villes, réservoirs de ta puissance et de ton luxe qui
pénètrent partout. Le temps viendra où
l'Egypte sera vengée ; le temps viendra où le
coursier du barbare aura son râtelier dans la Maison
d'Or de Néron ; et toi, qui as semé le vent de
la tempête, tu recueilleras la moisson de l'ouragan et
de la désolation.»
Pendant que l'Egyptien prononçait une
prédiction que la destinée a accomplie d'une
manière si terrible, jamais image de plus sinistre et
plus solennel augure ne s'offrit aux rêves du peintre
et du poète. Les lueurs du matin, qui communiquent
même leur pâleur aux joues de la beauté,
donnaient en quelque sorte à ses traits majestueux et
nobles les couleurs de la tombe ; à voir ses cheveux
noirs qui retombaient en masse autour de lui, sa robe lugubre
longue et dénouée, ses bras qu'il
étendait du haut de la tour, ses yeux
étincelants où perçait sa joie sauvage,
on eût dit un homme moitié prophète et
moitié démon.
Après ce coup d'oeil jeté sur la ville et
l'océan, il reporta ses regards sur les vignes et sur
les prairies de la riche Campanie. La porte et les murs de la
ville, anciens et d'une construction semi-pélasgienne,
ne paraissaient pas en borner l'étendue. Des maisons
de campagne, des villages, s'élevaient de chaque
côté sur les flancs du Vésuve, dont la
montée n'était pas alors aussi escarpée
ni aussi rapide qu'à présent : car, de
même que Rome elle-même est bâtie sur un
volcan éteint, de même et avec une égale
sécurité, les habitants du Midi occupaient
toute la partie verte et couverte de vignes d'un volcan dont
ils croyaient le feu intérieur désormais en
repos. A partir de la porte, on apercevait une longue rue de
tombeaux de diverses grandeurs et d'une architecture
variée. C'est par là que, de ce
côté, on arrive encore à la ville.
Au-dessus de toutes choses apparaissait le sommet nuageux de
la terrible montagne, dont les ombres plus ou moins noires
découvraient des cavernes tapissées de mousse
et des rochers de cendres attestant les dernières
explosions, et qui auraient pu en prophétiser de
nouvelles à ses habitants, si les hommes
n'étaient pas aveugles.
Il eût
été difficile de deviner en ce temps et en ce
lieu pourquoi les traditions environnantes s'étaient
revêtues d'une couleur si sombre, pourquoi dans ces
plaines si souriantes, à plusieurs milles à la
ronde, de Baia à Misène, les poètes
avaient imaginé de placer le seuil de leurs enfers,
leur Achéron et leur Styx fabuleux ; pourquoi dans ces
champs Phlégréens (3), alors ornés de
joyeux pampres, ils voyaient le théâtre de la
bataille des dieux et des géants pour la victoire du
ciel, si ce n'est que le sommet nu et aride rappelait
à leur esprit les traces de la foudre de Jupiter. Mais
ce n'était ni le faîte escarpé du volcan
paisible, ni la fertilité des campagnes le long des
coteaux, ni la mélancolique avenue de tombeaux, ni les
délicieuses maisons de plaisance d'un peuple
efféminé et voluptueux, qui arrêtaient
les yeux de l'Egyptien. D'un côté du paysage, le
mont Vésuve descendait vers la plaine par un sillon
étroit et aride, qu'interrompaient çà et
là des mamelons dentelés et des broussailles
sauvages. Au bas s'étendait un terrain
marécageux et malsain, et l'oeil fixe d'Arbacès
distinguait une espèce de forme vivante se baissant de
temps à autre pour recueillir quelques plantes
grossières qui y croissaient. «Oh ! dit-il tout
haut, je ne suis pas le seul dans cette dure veillée.
La magicienne du Vésuve est à l'oeuvre.
Etudie-t-elle aussi les astres, comme le vulgaire le pense ? a-t-elle jeté un charme sur la lune, ou
cueille-t-elle, comme sa position semble l'annoncer, des
plantes vénéneuses dans le marais ? Regardons
bien cette compagne de mon expérience laborieuse.
Quiconque essaye d'entreprendre sait qu'aucun
côté de la science n'est méprisable. Il
n'y a de méprisable que vous, victimes grasses et
bouffies, esclaves de la luxure, fainéants de la
pensée, vous qui ne cultivez que le domaine des sens,
et qui croyez que son pauvre sol produit également le
myrte et le laurier. Non, le sage seul est fait pour jouir. A
nous seulement la vraie volupté est accordée,
lorsque l'esprit, le cerveau, l'invention,
l'expérience, la pensée, le savoir,
l'imagination, tout contribue, comme autant de sources,
à former la vaste mer des SENS... Ione ! »
En prononçant ce dernier nom, ce nom plein de charmes,
Arbacès sentit que ses pensées prenaient un
cours plus profond. Il avait fait quelques pas ; il
s'arrêta, il ne releva pas ses regards. Une ou deux
fois il sourit joyeusement, et quittant cette place où
il avait veillé, pour se rendre à sa couche, il
murmura : «Si la mort est si proche, je veux pouvoir
dire au moins que j'ai vécu... Ione sera à
moi.»
Le caractère d'Arbacès était un de ces
tissus rares et inextricables, où l'âme
elle-même qui y réside se trouve
embarrassée et confuse. Chez lui, fils d'une dynastie
tombée, débris d'un peuple abattu,
régnait cet esprit d'orgueil mécontent qui
n'abandonne pas les êtres d'un ordre supérieur,
lorsqu'ils se sentent bannis inexorablement de la
sphère où leurs ancêtres ont
brillé, et à laquelle la nature, non moins que
la naissance leur donnaient des droits. Cet esprit est
dépourvu de bienveillance ; il est en lutte avec la
société ! il ne voit que des ennemis dans
l'espèce humaine. Mais ce sentiment n'était
point accompagné ici de sa suivante ordinaire, la
pauvreté : Arbacès possédait des
richesses égales à celles des plus nobles
Romains ; ce qui le mettait à même de satisfaire
des passions qui ne pouvaient trouver d'issue dans les
affaires ou dans l'ambition. Voyageant de climats en climats,
et trouvant Rome partout, il voyait s'accroître de plus
en plus sa haine contre la société et son amour
pour le plaisir. Le monde était pour lui une vaste
prison qu'il lui était loisible de remplir des
ministres de ses voluptés. Cette prison, il n'en
pouvait sortir ; mais il pouvait lui donner au moins
l'apparence d'un palais. Les Egyptiens, dès les
premiers temps, s'étaient livrés aux plaisirs
des sens ; Arbacès avait hérité de leurs
appétits sensuels, et de cette vive imagination qui
sait faire jaillir la flamme même de la
débauche. Mais toujours ardent dans ses plaisirs aussi
bien que dans ses études, et ne supportant ni
supérieur ni égal, il n'admettait guère
à ses orgies d'autres compagnons que des esclaves...
il était le maître solitaire d'un nombreux harem ; et, malgré cela, il se sentait condamné
à cette satiété qui est le malheur
inévitable des hommes dont l'intelli-gence surpasse
les moyens d'action ; et ce qui avait été
autrefois l'impulsion de la passion était devenu une
froide habitude. Désabusé des sens, il
cherchait à s'élever à la culture de la
science ; mais, comme son dessein n'était pas de
servir l'humanité, il méprisait tout ce qui
était utile et pratique. Sa sombre imagination ne
s'exerçait que sur des choses chimériques et
obscures, qui font la joie des esprits pervers et solitaires,
et auxquelles il était poussé par l'orgueil de
son caractère et par les traditions
mystérieuses de sa patrie. Rejetant la croyance des
confuses religions du monde païen, il mettait toute sa
foi dans la puissance et la sagesse ; il ignorait (tout le
monde l'ignorait peut-être comme lui alors) les bornes
que la nature impose à nos découvertes.
S'apercevant que plus nos connaissances
s'élèvent, plus nous voyons de merveilles, il
se figurait que non seulement la nature accomplit des
miracles quotidiens, mais qu'elle pouvait, par la force
cabalistique de quelques esprits supérieurs,
être détournée de son cours. Il
poursuivait ainsi les sciences au-delà des limites du
possible, dans le champ de l'invisible et de l'infini. Les
vérités de l'astronomie l'avaient conduit aux
rêveries imaginaires de l'astrologie ; les
expériences de la chimie l'avaient poussé dans
le labyrinthe de la magie ; et lui, qui se montrait sceptique
quand il s'agissait du pouvoir des dieux, il était
crédule et superstitieux dès qu'il était
question du pouvoir des hommes.
L'étude de la magie,
à laquelle s'appliquaient dans ce siècle tous
ceux qui avaient des prétentions à la sagesse,
était surtout d'origine orientale ; elle était
étrangère à la première
philosophie des Grecs, n'ayant été accueillie
par eux avec faveur qu'à l'époque où
OEthanès, qui accompagnait l'armée de
Xérxès, introduisit parmi les simplescroyances
d'Hellas les solennelles superstitions de Zoroastre. Rome,
sous les empereurs romains, se l'était
appropriée, et Juvénal l'avait attaquée
avec toute la violence de son esprit. Le culte d'Isis
était intimement lié à la magie, et la
religion égyptienne servait à étendre le
goût des sciences occultes qui lui était
naturel. La magie théurgique ou bienfaisante, la magie
goétique ou ténébreuse, et la
nécromancie malfaisante, dominèrent
également pendant le premier siècle de
l'ère chrétienne ; et les merveilles de Faust
ne sont pas comparables à celles d'Apollonius (4). Les rois, les courtisans,
les sages, tous tremblaient devant les professeurs de cette
sombre science. Le formidable et profond Arbacès
n'était pas le moins remarquable des membres de cette
tribu ; sa réputation et ses découvertes
étaient connues de quiconque se livrait à
l'étude de la magie ; elles lui survécurent
même ; mais ce ne fut pas sous son nom réel que
les magiciens et les sages l'honorèrent ; son nom
réel, en effet, demeura ignoré en Italie, car
Arbacès n'était pas une appellation
égyptienne : elle venait de la Médie,
d'où elle était devenue commune à la
contrée du Nil, dans le mélange et le
vagabondage des anciennes races. Il y avait plusieurs
raisons, non seulement d'orgueil, mais de politique (jeune il
avait conspiré contre la majesté de Rome), qui
le forçaient à cacher son nom et son rang. Mais
ce n'était ni par le nom qu'il avait emprunté
des Mèdes, ni par celui qui, dans les collèges
d'Egypte, aurait pu attester sa royale origine, qu'il
exerçait son influence sur ceux qui se vouaient
à la magie ; il avait reçu de leurs hommages
une désignation mystique, et son souvenir resta dans
la Grande-Grèce et dans les contrées orientales
sous le nom d'Hermès, «seigneur de la ceinture
flamboyante». Ses subtiles recherches, et les attributs
si vantés de sa science, recueillis en plusieurs
volumes, étaient au nombre des traités
«sur les arts curieux», que les néophytes
chrétiens brûlèrent avec autant de joie
que de frayeur à Ephèse, privant la
postérité des preuves de la malice du
démon.
La conscience d'Arbacès ne relevait que de l'esprit ; elle n'obéissait à aucune loi morale. Si
l'homme imposait ce frein à la multitude,
l'humanité, croyait-il, pouvait, par une sagesse
supérieure, s'élever au-dessus de ces lois.
«Si (tel était son raisonnement) j'ai assez de
génie pour imposer des lois, n'ai-je pas le droit de
commander à mes propres créations ? N'ai-je pas
le droit de contrôler, de rejeter, de mépriser
les inventions d'intelligences moins fortes que la mienne ? » De sorte que, s'il était un
scélérat, il justifiait sa
scélératesse par ce qui aurait pu le rendre
vertueux, c'est-à-dire par l'élévation
de son esprit.
Tous les hommes ont plus ou moins la passion du pouvoir ; cette passion, chez Arbacès, correspondait exactement
à son caractère. Ce n'était pas la
passion d'un pouvoir extérieur et grossier ; il ne
désirait ni la pourpre, ni les faisceaux, ni les
insignes d'une autorité vulgaire. Le mépris
avait remplacé sa jeune ambition vaincue et
détruite ; son profond dédain pour Rome, Rome
dont le nom était devenu synonyme du monde, Rome qu'il
regardait de la même façon qu'elle regardait les
peuples barbares, ne lui permettait pas d'aspirer à
des dignités, à des honneurs, car il n'aurait
plus été alors que l'instrument ou la
créature d'un empereur. Lui, le fils de la grande race
de Ramsès, il aurait exécuté les ordres
et reçu sa puissance d'un autre ! ... Cette seule
pensée le remplissait de rage. Mais, en repoussant une
ambition qui n'avait pour but que des distinctions et des
titres, il ne s'en appliquait que plus à s'emparer du
cœur des hommes. Respectant le pouvoir de l'esprit comme le
plus grand des bienfaits terrestres, il aimait à
sentir ce pouvoir pour ainsi dire palpable en lui-même,
et l'étendait sur tous ceux qu'il rencontrait. C'est
pour cela qu'il avait toujours recherché les jeunes
gens, les fascinant et les gouvernant à son aise. Rien
ne lui plaisait comme de trouver des âmes faites pour
subir son empire invisible et immatériel. S'il avait
été moins sensuel et moins riche, il aurait
essayé de fonder une nouvelle religion. Tel qu'il
était, son énergie était combattue par
le goût des plaisirs. Outre cette vague satisfaction de
sa puissance morale (vanité si chère aux
sages), il éprouvait un attachement singulier et
presque fantastique pour tout ce qui appartenait à la
terre mystérieuse de ses ancêtres. Bien qu'il ne
crût pas à ses divinités, il croyait aux
allégories qu'elles représentaient (ou
plutôt il interprétait ces allégories
d'une façon nouvelle) ; il tenait à
perpétuer le culte de l'Egypte, parce qu'il maintenait
par ce moyen l'ombre et le souvenir de sa puissance. Il
dispensait ainsi, aux autels d'Osiris et d'Isis, des dons
véritablement royaux, et se montrait toujours
empressé d'attirer dans le corps de leurs
prêtres des personnes riches et influentes. Les voeux
prononcés, la profession faite, il choisissait pour
compagnons de ses plaisirs ses victimes elles-mêmes, en
partie pour s'assurer le secret, en partie pour se conserver
à lui-même son propre pouvoir. Ces motifs
avaient dirigé sa conduite à l'égard
d'Apaecidès, non moins que sa passion pour Ione.
Il n'avait guère habité longtemps le même
lieu ; mais, à mesure qu'il avançait en
âge, il se fatiguait de changer de scène, et il
était demeuré dans les délicieuses
cités de la Campanie, plus qu'il n'avait coutume de le
faire ailleurs, et de manière à
s'étonner lui-même. A parler franchement, son
orgueil mettait en quelque sorte une limite au choix de sa
résidence. Ses conspirations malheureuses lui
interdisaient ces brûlantes contrées qu'il
regardait comme ses possessions héréditaires,
contrées abattues et humiliées où
planait l'aigle romaine. Rome était un objet
d'indignation pour son âme pleine de haine ; il
n'aimait pas à voir les courtisans rivaliser
d'opulence avec lui, et ses richesses prendre un air de
pauvreté en présence des magnificences qui
entouraient les empereurs. Les villes de la Campanie lui
offraient tout ce que sa nature désirait, la
luxuriance d'un climat sans égal, et tous les
raffinements d'une voluptueuse civilisation. Il n'avait pas
sous les yeux de fortunes supérieures à la
sienne ; il dépassait les riches en richesses ; les
espions d'une cour jalouse ne le surveillaient pas ; tant
qu'il demeurerait riche, sa conduite resterait à
l'abri de toute recherche. Il continuerait son sombre chemin
sans trouble et sans inquiétude.
C'est un malheur des êtres abandonnés aux
plaisirs, de ne connaître l'amour que lorsque leurs
sens commencent à s'émousser ; leur jeunesse
s'épuise en désirs sans nombre, leurs cœurs
sont bientôt blasés. Ainsi, pour toujours
à la poursuite de l'amour, et sollicité
peut-être par une imagination sans repos à s'en
exagérer les charmes, l'Egyptien avait
dépensé toute la fougue de sa jeunesse sans
atteindre l'objet de ses rêves. A la beauté du
jour succédait la beauté du lendemain, et
l'ombre du bonheur l'entraînait plutôt que le
bonheur lui-même. Lorsque, deux années avant
l'époque où nous sommes, il avait vu Ione, il
avait rencontré pour la première fois celle
qu'il aurait pu aimer. Il se trouvait, alors, à ce
moment de la vie où l'homme aperçoit
distinctement derrière lui sa jeunesse perdue, et
devant lui les ténèbres de la vieillesse :
moment qui ne manque jamais de nous inspirer le désir
de nous assurer, avant qu'il soit trop tard, tout ce que nous
avons cru nécessaire au bonheur d'une vie dont la
partie la plus belle est déjà
évanouie.
Arbacès, avec plus d'empressement et de patience qu'il
n'en avait mis à aucun de ses plaisirs, s'était
occupé à conquérir le cœur d'Ione. Il
ne se contentait pas d'aimer, il désirait être
aimé. Dans cette espérance, il avait
surveillé la jeunesse exubérante de la belle
Napolitaine. Connaissant toute l'influence que l'esprit
possède sur ceux qui s'appliquaient à cultiver
leur esprit, il avait volontiers contribué à
former le génie et à éclairer
l'intelligence d'Ione. Il se flattait qu'Ione n'en
apprécierait que mieux les titres qu'il
possédait à son affection. Il l'encourageait
à s'entourer des êtres légers qui lui
rendaient hommage, persuadé que son âme, faite
pour des idées élevées, reviendrait
s'attacher à lui en le comparant aux autres. Il avait
oublié que, de même que l'héliotrope se
tourne vers le soleil, la jeunesse se tourne vers la
jeunesse, jusqu'à ce que la jalousie que lui inspira
Glaucus lui eût appris son erreur. Depuis ce moment,
quoiqu'il ne connût pas, comme nous l'avons vu, toute
l'étendue du danger, sa passion, longtemps retenue,
avait pris une direction plus impétueuse. Rien
n'allume le feu de l'amour comme l'étincelle de la
jalousie. Il se sentit embrasé d'une flamme
irrésistible ; il cessa d'être tendre ; son
amour prit quelque chose de l'intensité, de la
férocité, de la haine.
Arbacès résolut donc de ne plus perdre de temps
en préparations périlleuses et incertaines ; il
voulut mettre entre lui et ses rivaux une infranchissable
barrière. Il forma le dessein de posséder Ione
à tout prix, quoique, dans l'état
présent de son cœur, nourri longtemps des
espérances d'une passion plus pure, il ne fût
pas disposé à se contenter de sa possession
seulement. Il convoitait le cœur, l'âme, non moins que
la beauté d'Ione. Mais il se figura que,
séparée violemment, par un crime hardi, du
reste du genre humain, une fois attachée par un noeud
qu'elle ne pourrait plus rompre, elle concentrerait en lui
toutes ses pensées ; qu'il pouvait compter sur son
adresse pour achever sa conquête ; et que, d'accord
avec la morale des Romains vis-à-vis des Sabines,
l'empire de la force se transformerait peu à peu en un
empire plus doux. Cette résolution se trouvait encore
confirmée par sa foi dans les astres ; ils lui
prédisaient depuis longtemps, pour cette année,
et pour le mois actuel, une catastrophe qui menacerait sa vie
elle-même. Cette date certaine, inévitable, le
forçait d'agir : il était donc
décidé, comme un monarque, à entasser
sur son bûcher tout ce que son âme avait de plus
cher. Comme il le disait, s'il devait mourir, il voulait
avoir vécu, et qu'Ione fût à lui.
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(1) Quand
sir Walter Scott visita la cité de
Pompéi, en compagnie de sir William Gell,
il ne fit guère entendre d'autre
exclamation que celle-ci : «La Cité
de la Mort ! la Cité de la Mort ! »
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(2) Stabies
n'était déjà plus une
cité, mais un lieu de plaisance pour les
villas des gens riches.
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(3) Arides
et brûlés.
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(4) Au
tout début de l'ère
chrétienne, les philosophies
païennes, spécialement
pythagoricienne et platonicienne, furent
altérées et frelatées par un
mysticisme insensé et, aussi, par des
aspirations à la magie des plus
chimériques. De fait, Pythagore ne pouvait
guère mériter une plus noble fin ; homme, certes, extrêmement intelligent, il
fut aussi un saltimbanque tout à fait
exceptionnel et exactement formé à
être le fondateur d'une école de
magiciens ; il cultiva lui-même la magie,
ou s'en arrogea les attributs, et ses successeurs
répandirent des récits merveilleux
à propos de ces écrits
apparaissant, à même la face de la
lune, à plusieurs endroits au même
moment. Ses règles d'or et sa cuisse d'or
furent particulièrement
vénérées en Grande
Grèce et, à partir de ses doctrines
sur les nombres occultes, ses disciples en
tirèrent de nombreuses autres.
Le plus remarquable de ces imposteurs fut
Apollonios de Tyane, auquel mon récit se
réfère. Toutes sortes de prodiges
accompagnèrent la naissance de ce
monsieur, à la mère, encore
enceinte, Protée, le dieu égyptien,
avait prédit que, par cet accouchement, il
allait, lui-même, réapparaître
au monde (dès lors, comment ne pas
considérer Protée comme
détenteur de pouvoir de transformation ! )
Apollonios comprit la langue des oiseaux, lut les
pensées humaines au fond des cœurs et
promena un démon familier ; sacré
diable parmi les diables, il incita une foule
à lapider, mine vénérable et
quémandeuse, un démon que cet acte
lapidaire transforma en un énorme chien.
Il ressuscita des morts, passa une nuit avec
Achille, et, à l'instant de l'assassinat
de Domitien, alors qu'il était, lui,
à Ephèse, il s'écria :
«Frappez le Tyran ! ». La fin d'un si
grand, d'un si honnête homme fut digne de
sa vie : il semblerait qu'il monta au ciel :
pouvait-on attendre moins de celui qui avait
lapidé le diable ! Au cas où un
écrivain anglais médite un nouveau
Faust, je lui recommande Apollonios.
Encore, des magiciens de ce genre furent-ils des
philosophes (!), de pieux et excellents hommes ; il y en eut d'autres avec des connaissances bien
plus ténébreuses et redoutables :
les disciples de la Magie Goétic,
autrement dit de l'OEuvre Noir. Il semble que
Goétic et Théurgie soient toutes
deux issues d'Egypte (et il est assuré que
leurs praticiens affectèrent de
s'enorgueillir d'avoir tiré leurs grands
secrets de cette source ancienne), et toutes deux
ont un lien avec l'astrologie. En dotant
Arbacès de connaissances et
réputation en magie, et en sciences des
astres, je suis donc en total accord avec
l'esprit de son temps et les circonstances de sa
naissance : il est tout à fait
représentatif de son époque. En un
certain moment je projetai de développer
et narrer plus en détail les
compétences d'Arbacès dans la
maîtrise de son art et d'initier le lecteur
aux diverses magies de cette période, mais
au fur et à mesure que le héros
égyptien prenait forme, je trouvais
important de faire l'économie d'une
machinerie que chacun, la science progressant,
peut s'imaginer connaître. Tel qu'il est
devenu, Arbacès est une créature
trop intellectuelle pour permettre la
fréquente répétition du plus
grossier et du plus physique matériel de
terreur. J'ai donc accepté
qu'Arbacès ne montre ses capacités
que dans les secrets les plus
élémentaires et les plus simples de
son art, et laisse dans le mystère et
l'ombre la magie très raffinée dont
il dispose.
Quant à la pythonisse du Vésuve,
ses incantations et ses philtres, sa caverne et
ses accessoires, si familiers soient-ils à
nous Nordiques, ils n'en sont pas moins
fidèles à leur temps et à
leur origine. Le lecteur instruit se souviendra
avec ravissement d'une ensorceleuse d'un
caractère plus gai et au comportement
moins ascétique, celle de L'Ane
d'or d'Apulée ; je conseille au
lecteur moins averti cette charmante histoire
traduite avec tant de verve par Taylor.
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