Livre IV, chapitre 17

Chapitre 16 Sommaire Livre V, chapitre 1

Une chance pour Glaucus

Les heures avaient passé avec la lenteur d'une cruelle torture sur la tête de la pauvre Nydia, depuis le moment où elle avait été replacée dans sa prison.

Sosie, comme s'il avait craint d'être de nouveau trompé par elle, s'était abstenu de la visiter jusqu'au matin du jour suivant, et encore assez tard ; il ne fit alors que renouveler ses provisions de pain et de vin, puis referma précipitamment la porte. La journée entière s'écoula ; et Nydia se sentait captive, captive sans espoir, le jour même du jugement, et lorsque son témoignage pouvait sauver la victime. Cependant, sachant, quelque impossible qu'il lui parût de s'enfuir, que la seule chance de salut pour Glaucus reposait sur elle, cette jeune fille, frêle et passionnée, et d'une organisation si nerveuse, résolut de ne pas s'abandonner à un désespoir qui l'aurait rendue incapable de saisir une occasion de s'échapper. Elle garda toute sa liberté d'esprit, malgré sa douleur intolérable, et, dans le tourbillon de ses pensées, qui se succédaient avec rapidité, elle prit même un peu de pain et de vin, afin de soutenir sa force, et de se préparer à tout événement.

Après avoir formé et rejeté mille plans nouveaux de fuite, elle regarda Sosie comme sa seule espérance, le seul instrument qu'elle pût encore mettre à profit. Le désir de connaître l'époque où il pourrait être libre l'avait rendu superstitieux. Par les dieux ! ne pourrait-il pas être tenté par l'appât même de la liberté ? n'était-elle pas presque assez riche pour l'acheter ? Ses bras délicats étaient couverts de bracelets, présents d'Ione ; elle portait à son cou cette même chaîne qui, on doit se le rappeler, avait occasionné sa querelle jalouse avec Glaucus, et qu'elle avait ensuite promis de porter toujours. Elle attendit donc ardemment le retour de Sosie ; mais, comme les heures s'écoulaient, et qu'il ne revenait pas, son impatience fut bientôt au comble. La fièvre agitait chacun de ses nerfs ; elle ne pouvait supporter la solitude plus longtemps. Elle gémit ; elle cria ; elle se frappa contre la porte. Ses cris retentirent dans la salle, et Sosie, plein d'humeur, se hâta de venir voir ce qui se passait, afin de la faire taire, s'il était possible.

«Oh ! oh ! qu'est-ce que cela ? dit-il avec aigreur. Jeune esclave, si tu continues à crier ainsi, nous te bâillonnerons de nouveau. Mes épaules courraient des risques, si mon maître venait à t'entendre.

- Bon Sosie, ne me gronde pas ; je ne puis demeurer seule plus longtemps ; la solitude m'effraye : viens t'asseoir près de moi quelques instants ; n'aie pas peur que je cherche à m'échapper. Place ton siège contre la porte. Surveille-moi avec attention. Je n'ai pas l'intention de bouger.»

Sosie, qui était considérablement bavard, fut ému de cette requête. Il eut pitié d'une créature qui n'avait personne avec qui causer. C'était aussi le cas où il se trouvait. Il eut donc pitié d'elle, et se décida à se faire plaisir à lui-même. Il profita de l'observation de Nydia, plaça son siège devant la porte, près de laquelle il s'appuya le dos, et répondit :

«Je ne suis pas assez sauvage pour te refuser cela... Je n'ai aucune objection à faire contre une innocente conversation, pourvu que cela n'aille pas plus loin... Mais ne me joue plus de tours, en voilà assez.

- Non, non ; dis-moi, Sosie, quelle heure est-il ?

- Le soir approche... les troupeaux rentrent à la maison.

- O dieux ! Et quelles nouvelles du procès ?

- Tous les deux condamnés.»

Nydia réprima un cri.

«C'est bien : je pensais qu'il en serait ainsi. A quand l'exécution ?

- Demain, aux jeux de l'amphithéâtre ; sans toi, petite malheureuse, c'est un plaisir que je pourrais me donner comme les autres.»

Nydia s'affaissa un moment sur elle-même ; la nature cédait malgré son courage ; mais Sosie ne s'aperçut pas de sa défaillance, car il faisait presque nuit et il songeait trop à ses ennuis personnels. Il se lamentait de la privation d'un si délicieux spectacle, et accusait d'injustice Arbacès, qui l'avait choisi parmi les autres esclaves pour le constituer geôlier. Il en était encore à exhaler ses plaintes, quand Nydia reprit connaissance.

«Tu soupires, jeune aveugle, du malheur qui m'arrive dans cette circonstance ? C'est bien ; cela me console un peu. Puisque tu reconnais tout ce que tu me coûtes, je m'efforcerai de ne pas me plaindre. Il est dur d'être maltraité sans inspirer au moins de la pitié.

- Sosie, combien te faut-il pour acheter ta liberté ?

- Combien ? environ deux mille sesterces.

- Les dieux soient loués ! Il ne te faut pas davantage ? Vois ces bracelets et cette chaîne : il valent deux fois cette somme ! Je te les donnerai si...

- Ne me tente pas. Je ne puis te délivrer. Arbacès est un maître sévère et terrible. Qui sait si je n'irais pas nourrir les poissons du Sarnus ? hélas ! tous les sesterces du monde ne me rappelleraient pas à l'existence : mieux vaut un chien vivant qu'un lion mort.

- Sosie, c'est ta liberté, penses-y bien. Si tu veux me laisser sortir une heure seulement, rien qu'une petite heure, à minuit, je reviendrai ici avant l'aurore ; tu peux même venir avec moi.

- Non, dit Sosie avec force ; un esclave a désobéi un jour à Arbacès, et l'on n'a jamais plus entendu parler de lui.

- Mais la loi ne donne pas au maître pouvoir de vie et de mort sur ses esclaves.

- La loi est très obligeante, mais plus polie qu'efficace. Je sais qu'Arbacès met souvent la loi de son côté. D'ailleurs, si je suis mort, quelle loi me ressuscitera ? »

Nydia se tordit les mains. «N'y a-t-il donc aucun espoir ? dit-elle, avec une agitation convulsive.

- Aucun espoir de sortir d'ici jusqu'à ce qu'Arbacès en ait donné l'ordre.

- Eh bien donc, dit Nydia, tu ne me refuseras pas du moins de porter une lettre de moi. Ton maître ne te tuera pas pour cela.

- A qui?

- Au préteur.

- A un magistrat ? non pas du tout. Je serais appelé en témoignage pour dire ce que je sais, et, avec les esclaves, on procède par la torture.

- Pardon, je ne voulais pas dire le préteur... C'est un mot qui m'a échappé, j'avais dans la pensée une autre personne... Le joyeux Salluste.

- Oh ! quelle affaire as-tu avec lui ?

- Glaucus était mon maître ; il m'a achetée à un cruel patron ; il a toujours été bon pour moi, il va mourir. Je ne serai jamais heureuse, si je ne puis, dans cette heure si terrible de sa destinée, lui faire connaître que j'ai gardé de ses bienfaits un souvenir reconnaissant. Salluste est son ami, il portera mon message.

- Je suis sûr qu'il ne le fera pas. Glaucus a assez à penser d'ici à demain pour ne pas se troubler la tête du souvenir d'une fille aveugle.

- Homme, dit Nydia en se levant, veux-tu être libre ? Tu en as les moyens en ton pouvoir ; demain il sera trop tard. Jamais liberté n'aura été achetée à meilleur marché ! tu peux aisément et sans que l'on s'en aperçoive quitter la maison. Ton absence ne durera pas une demi-heure ; et pour si peu, refuserais-tu la liberté ? »

Sosie était grandement ébranlé ; la demande en vérité, lui paraissait bien ridicule : mais qu'est-ce que cela lui faisait ? Tant mieux d'ailleurs ! il pouvait fermer la porte sur Nydia, et, si Arbacès s'apercevait de son absence, ce ne serait pas, après tout, une faute majeure ; il ne s'attirerait qu'une réprimande ; mais si la lettre de Nydia contenait plus de choses qu'elle n'en avait dit, si elle parlait de son emprisonnement, comme elle ne manquerait probablement pas de le faire, qu'arriverait-il ? Arbacès ne pouvait pas savoir que c'était lui qui avait porté la lettre : au pis aller, le gain était énorme, le risque léger, la tentation irrésistible ; il n'hésita plus, il consentit à la proposition.

«Donne-moi les joyaux et je me chargerai de la lettre ; mais attends donc, tu es esclave, tu n'as aucun droit sur les ornements... ils appartiennent à ton maître.

- Ce sont des présents de Glaucus ; c'est lui qui est mon maître... il n'est guère probable qu'il les réclame... d'ailleurs, qui saura qu'ils sont en ta possession ?

- Cela suffit, je vais t'apporter du papyrus.

- Non, pas de papyrus ; une tablette de cire et un style.»

Nydia, comme le lecteur l'a vu, était sortie d'une famille distinguée ; ses parents avaient tout fait pour alléger son malheur, et sa vive intelligence avait secondé leurs efforts. En dépit de sa cécité, elle avait acquis dans son enfance, bien qu'imparfaitement, l'art d'écrire avec un style aigu sur des tablettes de cire ; le sens exquis du toucher qu'elle avait venait à son aide. Dès que les tablettes eurent été apportées, elle traça quelques mots en grec, la langue de son enfance, et que tout Italien de haut rang est supposé connaître. Elle entoura avec soin son épître du fil protecteur, et couvrit le noeud avec de la cire ; puis, avant de remettre les tablettes à Sosie, elle lui parla ainsi :

«Sosie, je suis aveugle et en prison. Tu peux songer à me tromper... tu peux prétendre que tu as remis ma lettre à Salluste ; tu peux ne pas remplir ta promesse... mais si tu trahis ma confiance, j'appelle solennellement la vengeance sur ta tête... Je te somme donc de mettre ta main droite dans la mienne, comme gage de ta fidélité, et de répéter après moi ces mots : Par la terre où nous marchons, par les éléments que contiennent la vie et qui peuvent l'ôter... par Orcus, le Dieu vengeur... par Jupiter Olympien... qui voit tout... je jure que je tiendrai ma promesse et que le message qu'on me confie sera remis dans les mains de Salluste. Si je manque à mon serment, que les malédictions du ciel et de l'enfer tombent sur moi... C'est assez... je me fie à toi ; prends ta récompense ; il est déjà tard, pars.

- Tu es une étrange fille, et tu m'as vraiment effrayé... mais après tout c'est naturel, et, si je puis trouver Salluste, je lui remets cette lettre comme je te l'ai promis, sur ma foi... Je puis avoir mes petites peccadilles... Mais manquer à un serment, me permettre un parjure... je laisse cela à mes maîtres.»

Sosie sortit, après avoir eu soin de mettre la barre à la porte de la chambre de Nydia, en assurant bien les verrous. Puis il plaça la clef dans sa ceinture, et se mit en devoir de faire sa commission ; il s'enveloppa de la tête aux pieds dans un large manteau, et se glissa dehors sans avoir été vu ni arrêté par personne.

Les rues étaient presque vides, et il eut bientôt gagné la maison de Salluste. Le portier lui dit de laisser sa lettre et de s'en retourner, car Salluste était si chagrin de la condamnation de Glaucus qu'il ne voulait être troublé dans sa douleur par quoi que ce fût.

«Cependant j'ai juré de remettre cette lettre dans ses propres mains, je dois le faire.»

Et Sosie, sachant bien par expérience comment on endort un cerbère, lui mit une douzaine de sesterces dans la main.

«C'est bien, c'est bien, dit le portier adouci ; entre si tu veux ; mais, pour dire la vérité, Salluste est en train de noyer son chagrin dans le vin. C'est son habitude, lorsque quelque chose le tourmente. Il commande un souper excellent, les meilleurs vins, et ne quitte la table que lorsque son chagrin est sorti de son esprit pour faire place à la liqueur...

- Bonne méthode, très bonne ! Ah ! ce que c'est que d'être riche ! si j'étais à la place de Salluste, je voudrais avoir quelque chagrin à chasser tous les jours. Mais dis un mot en ma faveur à l'intendant. Je le vois venir.»

Salluste était trop triste pour recevoir de la compagnie... mais trop triste aussi pour boire seul. C'est pour cela que, selon sa coutume, il admettait son affranchi à sa table ; et jamais plus étrange banquet n'eut lieu que ce soir-là. De temps en temps l'épicurien au bon cœur soupirait, pleurait, sanglotait, puis mangeait quelques mets et remplissait sa coupe avec une nouvelle ardeur.

«Mon brave camarade, disait-il à son compagnon... C'est un terrible arrêt... bien terrible... Ce chevreau ne vaut rien... Pauvre cher Glaucus... quelle gueule que celle de ce lion ! ... ah ! ah ! ah ! »

Il sanglota de nouveau, et ses sanglots ne furent interrompus que par le hoquet.

«Prenez cette coupe de vin, dit l'affranchi.

- Ce vin est un peu trop froid... Mais c'est Glaucus qui doit avoir froid... que ma maison soit fermée demain... que pas un esclave ne sorte... Je ne veux pas qu'un seul de mes serviteurs honore de sa présence cette maudite arène... Non, non.

- Goûtez de ce falerne... votre douleur vous absorbe... Par les dieux ! elle vous fera perdre la raison... un peu de cette tarte à la crème.»

Ce fut dans ce moment favorable que Sosie se vit admis devant cet inconsolable gourmand.

«Oh ! qui es-tu ?

- Un simple messager pour Salluste ! Je lui remets ce billet de la part d'une jeune femme : je ne crois pas qu'il y ait de réponse ; puis-je sortir ? »

En disant cela, le discret Sosie tenait sa figure cachée dans son manteau et déguisait sa voix, de peur d'être reconnu plus tard.

«Par les dieux ! un entremetteur chez moi ! Malheureux que tu es, ne vois-tu pas que j'ai du chagrin ? ... Va-t'en, et que la malédiction de Pandarus t'accompagne ! »

Sosie ne perdit pas un moment pour se retirer.

«Ne lirez-vous pas cette lettre, Salluste ? dit l'affranchi.

- Une lettre... quelle lettre ? ... répondit l'épicurien courroucé, et qui commençait à voir double... Ces misérables femmes... suis-je un homme à penser au plaisir ?, ajouta-t-il avec un nouveau hoquet... lorsque mon ami est sur le point d'être dévoré ?

- Mangez une autre tartelette.

- Non, non, la douleur m'étouffe.

- Qu'on le porte au lit», dit l'affranchi. Et la tête de Salluste s'étant inclinée sur son sein, on le porta à son cubiculum, pendant qu'il exhalait encore des lamentations sur le sort de Glaucus, et des imprécations contre les invitations malencontreuses des dames vouées au plaisir.

Sosie de son côté s'en retournait plein d'indignation. «Un entremetteur ! vraiment, se disait-il à lui-même... ce Salluste est un insolent, et un grossier ; s'il m'avait appelé un fripon, un voleur, j'aurais pu lui pardonner : mais un entremetteur ! ... Fi ! ... Il y a dans ce mot de quoi faire soulever le cœur le moins susceptible. Un fripon n'est fripon que pour son propre plaisir ; un voleur est voleur pour son propre bénéfice ; et quand on agit pour son compte, on a beau être un gredin, on est jusqu'à certain point honorable ; on est philosophe. C'est ce qu'on appelle agir par principes... sur une grande échelle. Mais un entremetteur est une créature qui s'avilit dans l'intérêt d'autrui ; une casserole mise sur le feu pour le potage d'un autre... une serviette que passe un marmiton et à laquelle tous les convives s'essuient les doigts... Un entremetteur ! J'aimerais mieux qu'il m'eût appelé un parricide... mais il était ivre et ne savait ce qu'il disait ; d'ailleurs, je n'étais pas reconnaissable. S'il avait su que c'était moi, il m'eût dit, j'en suis sûr : «Honnête Sosie ! » ou bien : «Mon digne garçon ! » Quoi qu'il en soit, les bijoux ont été gagnés lestement... c'est ce qui me console. O déesse Féronia, je serai bientôt libre, et alors je verrai qui osera m'appeler entremetteur ! à moins pourtant qu'on ne me paye bien pour cela.»

Tel était le monologue du généreux et délicat Sosie, tandis qu'il suivait une étroite ruelle conduisant à l'amphithéâtre et vers les palais adjacents. Il se trouva tout à coup, au détour d'une rue, au milieu d'une foule considérable : des hommes, des femmes, des enfants, s'agitaient, riaient, gesticulaient ; et, sans s'en douter, le digne Sosie fut entraîné dans leur courant.

«Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il à un jeune ouvrier, son plus proche voisin ; qu'y a-t-il ? où courent ces braves gens ? Est-ce que quelques riches patrons font cette nuit une distribution d'aumônes et d'aliments ?

- Non, bien mieux que cela, répliqua l'ouvrier ; le noble Pansa, ami du peuple, a accordé la permission de voir les bêtes dans leurs vivaria. Par Hercule, je connais des gens qui ne les verront pas demain avec la même sûreté !

- Cela vaut la peine d'être vu, dit l'esclave en se laissant pousser en avant, et, puisque je ne puis assister demain aux jeux, je veux du moins jeter un coup d'oeil sur les bêtes cette nuit.

- Vous ferez bien, répondit sa nouvelle connaissance ; on ne voit pas tous les jours à Pompéi un lion et un tigre.»

La foule entra dans un terrain vaste et accidenté, assez mal éclairé de distance en distance, ce qui offrait quelques dangers à ceux dont les membres et les épaules pouvaient redouter la presse. Cependant, les femmes surtout, beaucoup d'entre elles avec leurs enfants sur les bras ou même au sein, se montraient les plus empressées à se faire un passage ; et leurs exclamations, soit pour se plaindre, soit pour prier qu'on ne les étouffât pas, s'élevaient au-dessus des voix joyeuses des hommes. Parmi ces voix on distinguait celle d'une jeune fille, qui paraissait trop heureuse du spectacle qu'elle allait voir pour sentir les inconvénients de la foule.

«Ah ! ah ! criait la jeune fille à quelques-uns de ses compagnons, je vous l'avais toujours dit. Un homme pour le lion, un homme pour le tigre ! nous les avons. Je voudrais être à demain ! J'aime ces jeux où l'on voit mille têtes Suivre l'assaut des hommes et des bêtes. J'aime ces jeux où, redoublant d'efforts, Les combattants se prennent corps à corps ; Vous les voyez, sous leur sanglante étreinte, Se tordre, et puis se rouler dans l'enceinte : Vous respirez à peine de plaisir... La mort enfin, la mort vient les saisir. J'aime ces jeux...

- Une joyeuse fille ! dit Sosie.

- Oui, répliqua avec un peu de jalousie le jeune ouvrier, bien fait et beau garçon ; les femmes aiment les gladiateurs. Si j'avais été esclave, j'aurais pris pour maître d'école un laniste.

- L'eussiez-vous fait ? dit Sosie avec un air dédaigneux. Chacun son goût.»

La foule était arrivée au lieu de sa destination. Mais comme la cellule dans laquelle les bêtes se trouvaient renfermées était extrême-ment petite et étroite, la presse des curieux était deux fois plus forte, à mesure qu'on approchait pour les voir, qu'elle n'avait été dans la route. Deux des employés de l'amphithéâtre, placés à l'entrée, diminuèrent sagement le danger, en ne délivrant qu'un petit nombre de billets aux premiers venus, et en n'admettant les survenants que lorsque la curiosité des premiers était satisfaite. Sosie, qui était assez vigoureusement constitué, et qu'un scrupule exagéré de politesse et de savoir-vivre ne gênait pas beaucoup, essaya d'arriver parmi les premiers.

Séparé de son compagnon l'ouvrier, Sosie se trouva dans une étroite cellule où la chaleur de l'atmosphère était étouffante, et qu'éclairaient plusieurs torches fumeuses.

Les animaux, gardés ordinairement dans différents vivaria ou différentes cellules, avaient été, pour le plus grand plaisir des spectateurs, rassemblés dans le même lieu, mais séparés les uns des autres par de fortes cages, protégées de barres de fer.

On y voyait ces terribles habitants du désert, qui vont devenir les principaux personnages de notre histoire : le lion, d'une nature plus douce que son compagnon, avait été poussé par la faim jusqu'à la férocité ; il allait et venait dans sa cage d'un air inquiet et farouche, tout contre les barreaux ; ses regards peignaient la rage et la faim et, lorsqu'il s'arrêtait par moments pour regarder la foule, les spectateurs se rejetaient en arrière et respiraient deux fois plus vite. Mais le tigre était étendu tranquillement tout de son long dans sa cage, et le mouvement de sa queue, avec laquelle il semblait jouer, ou un sourd bâillement, témoignaient seulement de l'ennui qu'il éprouvait de la prison ou de la vue de la foule qui se pressait devant lui.

«Je n'ai jamais vu de bête plus sauvage que ce lion, même dans l'amphithéâtre de Rome, dit un gigantesque et musculeux garçon qui se trouvait à la droite de Sosie.

- Je me sens humilié quand je regarde ses membres», ajouta, à la gauche de Sosie, un personnage moins fort en apparence, et dont les bras étaient croisés sur sa poitrine.

L'esclave les regarda l'un après l'autre, et se dit à lui-même Virtus in medio ; la vertu se trouve dans le juste milieu. Un joli voisinage pour toi, Sosie ! te voilà entre deux gladiateurs.

«Tu as raison, Lydon, reprit le plus grand des gladiateurs, j'éprouve la même honte.

- Et penser, observa Lydon avec un ton de compassion, penser que ce noble Grec, que nous avons vu, il y a un jour ou deux, si plein de jeunesse, de santé, de bonheur, sera la proie de ce monstre !

- Pourquoi pas ? reprit Niger d'un ton sauvage ; plus d'un honnête gladiateur a été forcé à un pareil combat par l'empereur : pourquoi la loi n'y condamnerait-elle pas un meurtrier ? »

Lydon soupira, haussa les épaules et garda le silence. Pendant ce temps-là, bon nombre de spectateurs écoutaient leur conversation, les yeux fixes, la bouche béante. Les gladiateurs étaient des objets de curiosité aussi bien que les bêtes : n'étaient-ce pas des animaux de la même espèce ? Aussi la foule portait tour à tour ses regards des hommes aux bêtes, des bêtes aux hommes, en murmurant ses commentaires, et en savourant par anticipation ses plaisirs du lendemain.

«Eh bien, dit Lydon en se détournant, je remercie les dieux de n'avoir pas à combattre le lion ou le tigre ; j'aimerais mieux, en vérité, combattre avec toi, Niger.

- Je suis aussi dangereux qu'eux», répondit l'autre avec un rire féroce ; et les assistants, qui admiraient ses membres vigoureux et son air sauvage, se mirent à rire aussi.

«Cela peut être», répondit Lydon avec insouciance en se frayant un chemin au milieu de la foule, et en s'éloignant de la cellule.

«Je ne ferais pas mal de profiter de ses épaules, se dit Sosie en se hâtant de le suivre ; la foule livre toujours passage aux gladiateurs, et, en me tenant très près derrière celui-là, j'aurai plus de facilité à me tirer de là.»

Le fils de Médon passa légèrement à travers la foule ; beaucoup de personnes connaissaient son nom et sa profession.

«C'est le jeune Lydon, un bon gladiateur ; il combat demain, dit quelqu'un.

- Et j'ai parié pour lui, répondit un autre ; regardez comme il marche d'un pas ferme.

- Bonne chance, Lydon ! dit un troisième.

- Lydon, mes souhaits pour toi ! murmura une quatrième personne (une femme agréable de la moyenne classe) ; et si tu triomphes, tu entendras parler de moi.

- Voilà un bel homme, par Vénus ! s'écria une cinquième, une jeune fille qui sortait à peine de l'enfance.

- Merci», répondit Sosie, qui prit le compliment pour lui.

Quelques purs que fussent les motifs de Lydon, et quoiqu'il fût certain que jamais il n'aurait embrassé cette sanglante profession sans l'espoir d'obtenir la liberté de son père, il ne laissait pas que d'être flatté de l'effet qu'il produisait : il oubliait que ces voix, qui lui adressaient des voeux en ce moment, s'élèveraient peut-être le lendemain pour réclamer sa mort. Fier et hardi de sa nature, aussi bien que généreux et plein de cœur, il était déjà pénétré de l'orgueil de ce métier qu'il croyait dédaigner ; il avait subi l'influence de son habituelle société tout en la méprisant ; il se voyait un homme d'importance ; son pas en était plus léger, son maintien plus assuré.

«Niger, dit-il en se retournant tout à coup, après avoir traversé la foule, nous nous sommes souvent querellés ; nous ne combattrons pas l'un contre l'autre ; mais, selon toute apparence, l'un de nous deux succombera ; donne-moi ta main.

- Bien volontiers, dit Sosie en tendant la sienne.

- Ah ! quel est cet imbécile ? Je croyais que c'était Niger qui me suivait.

- Je pardonne ta méprise, dit Sosie d'un ton protecteur, n'en parlons plus ; l'erreur est naturelle : Niger et moi nous sommes à peu près bâtis de la même façon.

- Ha ! ha ! c'est excellent. Niger t'aurait étranglé, s'il t'avait entendu.

- Vous autres, messieurs de l'arène, vous avez une manière de parler très désagréable, dit Sosie. Changeons de conversation.

- C'est bon, c'est bon, dit Lydon, je ne suis pas en humeur de causer avec toi.

- Vraiment ! répondit l'esclave ; vous avez de quoi penser, sans aucun doute. Demain, c'est votre début dans l'arène. Je suis sûr que vous mourrez bravement.

- Que tes paroles retombent sur ta tête ! dit Lydon, qui était superstitieux, car la bénédiction de Sosie ne lui convenait nullement. Mourir, non ; je ne pense pas que mon heure soit encore venue.

- Celui qui joue aux dés avec la mort doit s'attendre au coup du chien, reprit Sosie avec malice ; mais tu es un vigoureux gaillard, et je te souhaite toute la chance possible ; et là-dessus, vale

L'esclave tourna les talons et prit le chemin de sa maison.

«J'espère que les paroles de ce coquin ne sont pas un présage, dit Lydon. Dans mon zèle pour la liberté de mon père, et dans la confiance que j'ai en mes nerfs et en mes muscles, je n'avais pas songé à la possibilité de la mort. Mon pauvre père, je suis ton fils unique... Si j'allais périr ! ... »

Agité par cette pensée, le gladiateur marcha plus rapidement et d'un pas inégal, lorsque tout à coup, dans une rue opposée, il vit l'objet même qui causait son souci. Appuyé sur son bâton, le dos voûté par l'âge; les yeux baissés, les pas tremblants, le vieux Médon, dont les cheveux étaient tout blancs, s'approcha lentement du gladiateur. Lydon s'arrêta un moment... It devina tout de suite le motif qui avait fait sortir le vieillard à cette heure tardive.

«C'est moi qu'il cherche certainement, dit-il ; la condamnation d'Olynthus l'a frappé d'horreur ; plus que jamais il trouve l'arène haïssable et criminelle... il vient encore pour me détourner de combattre... Evitons-le ; je ne puis supporter ses prières ni ses larmes...»

Joseph M. Gleeson, 1891

Ces sentiments si longs à décrire traversèrent comme un éclair l'esprit du jeune homme. Il se détourna soudainement de son chemin et prit une autre direction ; il ne s'arrêta, presque hors d'haleine, que lorsqu'il fut parvenu à une petite éminence qui dominait la partie la plus riche et la plus gaie de cette cité en miniature ; de là il contempla les rues tranquilles, éclairées par les rayons de la lune (qui venait de se lever et qui donnait un aspect tout à fait pittoresque à la foule pressée et murmurante autour de l'amphithéâtre) ; l'influence de ce spectacle l'émut, malgré la rudesse de sa nature, peu propre aux entraînements de l'imagination. Il s'assit pour se reposer sur les degrés d'un portique, et sentit que le calme de cette heure passait dans son âme. Près de lui, de l'autre côté, les lumières brillaient dans un palais dont le maître donnait une fête. Les portes étaient ouvertes pour laisser pénétrer la fraîcheur, et le gladiateur put voir de nombreux et joyeux groupes autour des tables dans l'atrium (1), pendant que derrière eux, fermant la perspective des salles illuminées, les jets d'eau d'une fontaine éloignée étincelaient à la clarté de l'astre nocturne.

Il voyait les guirlandes de fleurs qui entouraient les colonnes des salles, les nombreuses statues de marbre, et, au milieu des éclats de rire, il entendit la musique et distingua cette chanson :

CHANSON EPICURIENNE

Ah ! laissez là vos histoires funèbres,
Et vos enfers, par le flamen forgés ;
De vos trois soeurs, les filles des ténèbres,
Nous nous moquons, esprits sans préjugés.
Jupin aurait un bien triste ménage,
Si sa Junon tourmentait ses amours ;
Pourrait-il donc ouïr son bavardage
Et surveiller ce globe dans son cours ?
Qu'il soit béni ton nom, noble Epicure,
Toi qui te ris de ces divinités,
Sage enchanteur, qui de la barque obscure
As su couper les câbles redoutés !
S'il est des dieux dans les voûtes suprêmes,
De nous, mortels, ils ont peu de souci ;
S'il est des dieux, qu'ils s'occupent d'eux-mêmes.
Vivons comme eux, soyons des dieux aussi.
N'auraient-ils pas là-haut quelque vergogne,
S'il leur fallait avoir sur nous les yeux,
Compter les coups que peut boire un ivrogne,
Ou les baisers que donne un amoureux ?
Contentons-nous du sourire des belles,
Du vin, des chants... la terre a mille appas.
Les dieux, amis, nous trouveraient rebelles,
S'ils existaient... mais ils n'existent pas.

Lorsque la piété de Lydon (qui, tout accommodante qu'elle était, ne fut pas médiocrement troublée par ces vers empreints de la philosophie élégante du temps), lorsque, disions-nous, la piété de Lydon se remit du choc qu'elle venait de recevoir, un petit nombre d'individus simplement habillés et appartenant à la classe moyenne passait devant l'endroit où il était assis ; leur entretien était animé, et ils ne parurent pas faire attention au gladiateur en s'avançant.

«O comble d'horreur ! dit un d'eux ; Olynthus nous est arraché ; notre bras droit nous est ravi. Quand le Christ descendra-t-il pour nous protéger ?

- L'atrocité humaine peut-elle aller plus loin ? dit un autre... Condamner un innocent à l'arène comme un meurtrier... Mais ne désespérons pas, le tonnerre de Sinaï peut encore être entendu, et Dieu sauver ses saints. L'insensé a dit dans son cœur : Il n'y a pas de Dieu.»

A ce moment, s'élança du palais illuminé le refrain de la chanson des convives.

Les dieux, amis, nous trouveraient rebelles,
S'ils existaient... mais ils n'existent pas.(2)

Avant que l'écho eût répété ces mots, les Nazaréens, émus d'une soudaine indignation, firent éclater dans les airs un de leurs hymnes favoris :

HYMNE PROPHETIQUE DES NAZAREENS

Autour de toi, mortel, à tes côtés sans cesse
Dieu t'entendra, Dieu NOTRE appui !
Il monte sur son char : le ciel soudain s'abaisse,
Le flot s'écarte devant lui.
Malheur à qui le calomnie,
A qui le brave et le renie,
A qui l'insulte dans ses chants !
Malheur, malheur à vous, méchants !

On voit tomber les étoiles,
Les cieux se couvrent de voiles,
Le firmament est détruit,
L'enfer montre ses abîmes
Pleins de tourments et de crimes,
Et le temps vaincu s'enfuit !

La trompette au loin résonne.
Dieu, qui paraît sur son trône,
De ses anges entouré,
Descend pour juger les hommes
Regardez tous ces fantômes
Chacun à la peur livré !

C'est lui, le juge des tombes !
Des vautours et des colombes
Il sait distinguer le cœur ;
Dieu, pour le juste et le sage,
Des cieux ouvre le passage,
Dieu tout-puissant et vainqueur !

Malheur à qui le calomnie,
A qui le brave et le renie,
A qui l'insulte dans ses chants !
Malheur, malheur à vous, méchants !

Le silence succéda soudain dans la salle du festin à ces prophétiques paroles ; les chrétiens versèrent des pleurs et disparurent bientôt à la vue du gladiateur effrayé, sans trop savoir pourquoi, par leurs mystiques menaces ; Lydon, après une courte pause, se leva pour retourner chez lui. Comme cette belle cité dormait tranquillement devant ses pas, sous la nuit étoilée ! comme les colonnades de ses rues reposaient en pleine sécurité ! comme les vagues de la mer venaient la baigner doucement ! comme les cieux sans nuages de la Campanie étendaient avec complaisance leur azur foncé ! ... Cependant c'était la dernière nuit de cette joyeuse ville de Pompéi, de cette colonie du Chaldéen à cheveux blancs ! de cette cité fabuleuse d'Hercule ! de ces débris des voluptueux Romains ! Les siècles avaient roulé sur sa tête sans y toucher, sans lui ôter une grâce, et maintenant le dernier rayon avait lui sur le cadran de sa destinée. Le gladiateur entendit quelques pas derrière lui ; un groupe de femmes s'en revenait de la visite à l'amphithéâtre ; comme il se retournait, son oeil s'arrêta sur une étrange et soudaine apparition. Du sommet du Vésuve, à peine visible à cette distance, s'élevait une lumière pâle, météorique, livide... elle trembla un instant dans l'air et s'évanouit. Au moment même où cette lueur avait frappé ses yeux, la voix d'une des plus jeunes femmes fit entendre gaiement ce populaire refrain :

«Gai, gai, pas de chagrin,
Quel beau spectacle demain ! »


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(1)  C'est dans l'atrium, comme je l'ai çà et là observé, que l'on recevait fréquemment une assistance plus nombreuse que d'habitude.

(2)  La doctrine d'Epicure lui-même est simple et limpide. Loin de nier l'existence de pouvoirs plus divins, Velleius (défenseur et interprète du philosophe dans le dialogue de Cicéron sur la nature des dieux) affirme que «Epicure fut le premier à dire qu'il y avait bien des dieux, à partir de l'empreinte que la Nature laisse dans l'esprit de chaque homme». Il imagina la croyance en la Divinité comme une notion innée ou antérieure à l'esprit, doctrine dont des métaphysiciens modernes (certes, pas épicuriens) se sont grandement servis ! Il était convaincu que l'adoration tournée vers les puissances divines était issue de cette vénération inspirée par leur béatitude et leur supériorité, et non par la crainte de leurs vengeances ou l'appréhension de leurs pouvoirs ; philosophie hardie et sublime, accordée à une poignée peut-être de grands esprits raffinés, mais incapable de mettre un frein aux pulsions de l'ensemble des humains. Selon Epicure, les dieux étaient bien trop agréablement plongés dans leur propre béatitude pour être affectés des chagrins, des joies, des querelles et soucis, des mesquines et éphémères affaires humaines ; vis-à-vis de notre monde, étrangers indifférents enveloppés de majesté divine, sauraient-ils apercevoir ce dont on dîne Cotta qui, dans le dialogue cité ci-dessus, s'en prend à la philosophie d'Epicure de manière très enjouée et des succès conséquents quoique inégaux, esquisse ainsi le corollaire évident et pratique de la théorie de la non-interférence des dieux : «Comment peut-il y avoir sainteté, si les dieux sont étrangers aux affaires humaines ? Si la Divinité ne saurait montrer de bienveillance envers l'homme, congédions-la tout de suite. Pourquoi la requérir de m'être favorable ? - ce qu'Elle ne saurait être, puisque, selon vous, faveur et bienveillance sont seulement effets de la faiblesse d'esprit». Et Cotta de citer Posidonius (De natura deorum) comme preuve qu'Epicure ne croyait pas réellement à l'existence de dieux, que sa concession d'un être totalement futile n'était que précaution contre l'accusation d'athéisme. «Epicure ne saurait avoir été si sot, énonce Cotta, que de croire à quelque Divinité dotée d'un corps humain et impuissante à s'en servir ; transparence sans consistance, aveugle à chacun et ne pouvant rien.» Et, vrai ou faux pour Epicure, il est certain que ses disciples plus tardifs furent, à tous égards, de stricts athées. Les sentiments articulés dans les vers du texte sont précisément ceux qu'expriment dans leur sombre prose les élégants philosophes du Jardin, qui, après avoir perverti complètement la limpide et pragmatique morale d'Epicure, trouvèrent tâche plus aisée de corrompre sa métaphysique visionnaire et pleine d'embûches.