Calénus et Burbo. - Diomède et Claudius. -
La jeune fille de l'amphithéâtre et Julia
La catastrophe soudaine qui avait rompu tous les liens de
la société, et rendu la liberté aux
prisonniers, comme aux geôliers, avait promptement
délivré Calénus des gardes auxquels le
soin du préteur venait de le confier. Et, lorsque
l'obscurité et la foule séparèrent le
prêtre de ses surveillants, il dirigea ses pas
tremblants vers le temple de la déesse. Comme il s'y
rendait en tâtonnant, et avant que la nuit fût
complète, il se sentit tiré par sa robe, et une
voix murmura à son oreille :
«Ah ! Calénus, quelle heure terrible !
- Par la barbe de mon
père ! qui es-tu ? Je ne distingue pas tes traits ; ta
voix m'est étrangère.
- Ne reconnais-tu pas ton Burbo ? Fi !
- Dieux ! comme les ténèbres grossissent ! ...
Oh ! quels éclairs s'élancent de cette terrible
montagne (1) ! ce sont
des flèches aiguës, Pluton est
déchaîné sur la terre.
- Paix... tu ne crois pas à tout cela. Calénus,
voici le moment de faire notre fortune... Ah ! écoute ; ton temple est plein d'or et d'objets précieux
consacrés au culte. Chargeons-nous en, courons
à la mer, embarquons-nous, personne ne nous demandera
jamais compte des actions de ce jour.
- Burbo, tu as raison ; silence. Suis-moi dans le temple. Qui
prend garde à nous ? Qui peut voir maintenant si tu es
prêtre ou non ? ... Camarade, nous
partagerons.»
Dans l'enceinte du temple, il y avait plusieurs prêtres
rassemblés autour de l'autel, priant, pleurant, se
prosternant la face contre la terre. Imposteurs lorsqu'ils
n'avaient rien à craindre, ils redevenaient
superstitieux au moment du danger. Calénus passa au
milieu d'eux, et entra dans la chambre qu'on voit encore au
côté méridional de la cour. Burbo le
suivit. Le prêtre alluma une lampe, et aperçut
du vin et des viandes sur une table ; c'étaient les
restes d'un sacrifice.
«Un homme affamé depuis quarante-huit heures,
murmura Calénus, a de l'appétit, même en
un pareil moment.»
Il se jeta sur la nourriture, et mangea avec voracité.
Rien n'était peut-être plus horrible et moins
naturel que le bas égoïsme de ces
scélérats ; car l'avarice est la chose la plus
hideuse de ce monde. Le pillage et le sacrilège
pendant que les piliers du temple s'écroulaient sur
leurs têtes ! Combien les vices de l'homme peuvent
ajouter aux terreurs de la nature !
«N'auras-tu jamais fini ? s'écria Burbo
impatienté ; ta figure est de pourpre, et tes yeux
flamboyants.
- On n'a pas tous les jours une faim comme la mienne... Oh ! par Jupiter ! quel bruit est celui-ci ? quelle pluie siffle
et tombe sur nous ? Les nuages vomissent à la fois
l'eau et le feu. Ah ! quels cris perçants ! ... Burbo,
tout est redevenu silencieux ; regarde au
dehors.»
Parmi les autres horreurs de cette heure terrible, la
montagne venait de lancer des colonnes d'eau bouillante
mêlée et pétrie avec les cendres chaudes ; ces torrents tombaient par fréquents intervalles
dans les rues, comme une boue enflammée. A l'endroit
même où les prêtres d'Isis
s'étaient rassemblés autour des autels,
où ils avaient vainement essayé d'allumer les
feux sacrés et de brûler leurs encens, le plus
impétueux de ces torrents, accru d'énormes
masses de scories, venait de précipiter son cours
furieux. Il avait passé sur les prêtres
agenouillés ; leurs cris avaient été les
cris de la mort... Le silence qui leur avait
succédé était le silence de
l'éternité ! Les cendres, le noir torrent,
avaient envahi les autels, couvert le pavé de
l'enceinte, et enseveli à moitié les corps
frémissants des prêtres.
«Ils sont morts», dit Burbo, terrifié pour
la première fois, et se rejetant au fond de la
chambre... «Je ne pensais pas que le danger fût
si grand et si fatal.»
Les deux misérables se regardèrent l'un et
l'autre... On aurait entendu battre leurs cœurs.
Calénus, le moins courageux de sa nature, mais le plus
avare, se remit le premier. «Agissons sur-le-champ et
fuyons», dit-il à demi-voix, effrayé
lui-même du son de ses paroles. Il mit le pied sur le
seuil, s'arrêta, passa sur le pavé brûlant
et sur le corps de ses frères, et se dirigea vers la
chapelle sacrée, en disant à Burbo de le
suivre. Mais le gladiateur frissonna et recula.
«Tant mieux ! pensa Calénus, ma part sera
double.» Il se chargea aussi promptement qu'il le put
des trésors du temple, les plus faciles à
emporter ; et, sans songer davantage à son compagnon,
s'élança hors de l'enceinte sacrée. Un
grand éclair, lancé soudain par la montagne,
montra à Burbo, resté immobile sur le seuil, le
prêtre qui s'enfuyait avec son fardeau. Il prit courage ; il s'avança pour le rejoindre, lorsqu'une pluie
épouvantable de cendres tomba à ses pieds. Le
gladiateur se sentit défaillir encore.
L'obscurité l'environna, mais la pluie continuait
à tomber avec violence... amoncelant des amas de
cendres et exhalant des vapeurs suffocantes et mortelles...
Le malheureux ne pouvait plus respirer.
Désespéré, il essaya de fuir... Les
cendres le bloquaient sur le seuil... Il poussait des cris en
sentant la lave bouillante monter sur ses pieds. Comment se
sauver ? Il ne pouvait pas gravir jusqu'à l'espace
découvert. Cela eût-il été
possible, il n'était plus maître de sa terreur.
Mieux valait demeurer dans la cellule, à l'abri au
moins des accidents de l'air. Il s'assit et serra les dents.
Par degrés, l'atmosphère du dehors,
étouffante et pestilentielle, pénétrait
jusque dans la chambre ; il n'y pouvait plus résister.
Ses yeux qu'il roulait autour de lui aperçurent une
hache de sacrifice, que quelque prêtre avait
laissée dans la chambre ; il s'en empara ; avec la
force désespérée de son bras
gigantesque, il essaya de se faire un passage à
travers les murs.
Pendant ce temps-là, les rues étaient devenues
solitaires ; chacun avait cherché un asile, un abri ; les cendres commençaient à remplir les plus
basses parties de la cité. çà et
là, pourtant, on entendit les pas de quelques
fugitifs, se hâtant avec précaution ; on voyait
leurs figures pâles et hagardes, à la lueur
bleue des éclairs, ou bien à celle des torches,
au moyen desquelles ils s'efforçaient d'assurer leur
marche. Mais de moment en moment, l'eau bouillante ou les
cendres qui descendaient, ou quelque vent orageux et
mystérieux s'élevait et mourait tout à
coup, éteignant ces lumières errantes, et avec
elles l'espérance de ceux qui les portaient.
Dans la rue qui conduit à la porte d'Herculanum,
Claudius cherchait avec perplexité son chemin.
«Si je puis gagner les champs, se disait-il, je
trouverai sans doute quelque voiture, et Herculanum n'est pas
loin. Grâce à Mercure ! j'ai peu de choses
à perdre, et ce peu, je le porte avec moi.
- Holà ! ... à l'aide ! à l'aide ! ...
cria une voix effrayée et plaintive ; je suis
tombé ! ... Ma torche est éteinte... Mes
esclaves m'ont abandonné... Je suis Diomède...
le riche Diomède ! ... Mille sesterces pour celui qui
viendra à mon secours ! »
Au même moment, Claudius se sentit saisir par le pied.
«Ah ! secourez-moi ! ... donnez-moi votre main !
- La voici... Levez-vous.
- C'est Claudius... Je reconnais sa voix... Où
allez-vous ?
- A Herculanum.
- Les dieux soient loués ! notre chemin est le
même jusqu'à la porte de la ville. Pourquoi ne
pas vous réfugier à une maison de campagne ? Vous connaissez la longue rangée de mes celliers
souterrains, sous les fondations de ma maison ; c'est un
asile où cette pluie ne peut
pénétrer.
- Vous avez raison, dit Claudius, pensif ; et pour peu qu'on
remplisse les celliers de provisions de bouche, nous pourrons
y rester quelques jours, dans le cas où cette
étrange tempête se prolongerait.
- O béni soit celui qui a inventé les portes
des cités ! s'écria Diomède. Voyez, on a
placé là-bas une torche sous l'arche... elle va
guider nos pas.»
Joseph M. Gleeson, 1891
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L'air était
devenu un peu plus calme depuis quelques minutes ; la
lampe placée à la porte de la ville
jetait au loin un vif éclat... Les fugitifs se
pressèrent... arrivèrent...
passèrent devant le factionnaire romain. Ils
purent voir sa face livide et son casque poli ; ses
traits exprimaient la terreur, mais en même temps
une certaine fermeté... Il demeurait droit et
immobile à son poste. Cette heure même
n'avait pu changer en un homme indépendant et
agissant pour lui-même, cette machine de
l'inébranlable majesté de Rome. Il
restait debout au milieu des désordres de la
nature ; il n'avait pas reçu la permission de
quitter son poste et de s'enfuir (2).
Diomède et son compagnon se pressaient, lorsque
tout à coup une femme traversa leur chemin.
C'était la jeune fille dont la voix mal
inspirée avait si souvent et si gaiement
célébré par anticipation le joyeux
spectacle de l'amphithéâtre.
«O Diomède ! s'écria-t-elle, un
abri ! un abri ! ... Voyez, dit-elle en montrant un
enfant suspendu à son cou... Voyez ce pauvre
petit... C'est mon enfant... l'enfant de la honte... Je
ne l'ai jamais avoué jusqu'à ce jour...
Mais maintenant je me rappelle que je suis mère ! ... Je suis allée le chercher au berceau de sa
nourrice... Elle avait fui ! ... qui peut penser
à un enfant dans un pareil moment,
excepté sa mère ? ... Sauvez-le ! ...
Sauvez-le ! ...
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- Malédiction sur tes criailleries ! dit Claudius ; laisse-nous, prostituée, murmura-t-il entre ses
dents.
- Non, dit Diomède, plus humain ; suis-nous. Ce
chemin... ce chemin... Aux voûtes ! ...»
Ils pressèrent de nouveau le pas ; ils
arrivèrent à la maison de Diomède. Ils
se mirent à rire hautement en posant le pied sur le
seuil, car ils crurent que le danger était
passé pour eux.
Diomède ordonna à ses esclaves de porter dans
les caveaux souterrains que nous avons décrits, une
grande quantité de provisions de toute sorte et de
l'huile pour les lampes, et ce fut là que Julia,
Claudius, la mère et son enfant, la plus grande partie
des esclaves, et quelques visiteurs effrayés et des
clients du voisinage, cherchèrent un abri.
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(1) Eclairs
volcaniques. Ces phénomènes
caractérisèrent surtout la longue
éruption de 1779, et l'éruption
beaucoup plus terrible que nous décrivons
si imparfaitement en a laissé des traces
encore visibles.
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(2) On a
trouvé à leurs postes les
squelettes de plusieurs sentinelles.
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