Chapitre 11 Sommaire Chapitre 13


La villa Nomentane

En s'éloignant de Rome, la voie Nomentane, séparée de la voie Salarienne par un profond ravin, se dirige vers l'est, et traverse un peu plus loin une région gracieusement accidentée. Au milieu de ce beau pays on aperçoit un petit temple circulaire extrêmement pittoresque, et, tout au près, une basilique splendide, dédiée à sainte Agnès.

Là, environ à un mille et demi de la ville, se trouvait la villa qui lui appartenait, et où l'on avait décidé que les trois vierges nouvellement consacrées à Dieu devaient passer la journée dans le recueillement et la tranquille jouissance de leur bonheur. L'avenir ne leur ménageait peut-être qu'un petit nombre d'aussi heureux jours.

Sans essayer de décrire cette demeure champêtre, disons seulement que tout y respirait le contentement et la joie. C'était par une de ces journées d'hiver dont on ne jouit qu'à Rome ; les rudes Apennins étaient légèrement poudrés de neige, la terre était à peine durcie, l'atmosphère transparente, le soleil brillant et le ciel sans nuage. De légers flocons de fumée s'échappaient des maisonnettes ; les branches dépouillées de la vigne indiquaient seules que l'on était en décembre. Toutes les créatures animées semblaient témoigner leur amour pour la douce maîtresse de l'endroit. Les colombes s'arrêtaient sur son épaule et sur ses bras ; à son approche les agneaux quittaient la bergerie, et se précipitaient vers elle pour prendre dans ses mains des herbes parfumées qu'elle leur apportait. Aucun d'eux ne reconnaissait plus complètement son empire que le vieux Molosse, le formidable chien de garde. Enchaîné près de la porte d'entrée, il était si féroce, qu'un petit nombre d'esclaves favoris osaient seuls en approcher. A peine apercevait-il Agnès, qu'il se couchait par terre, poussait des gémissements en remuant sa grosse queue, jusqu'à ce qu'on l'eût détaché, ce qu'un enfant eût pu faire alors sans danger. Jamais il ne quittait sa maîtresse, qu'il suivait comme un agneau. Si elle s'asseyait, il s'étendait à ses pieds, les yeux fixés sur elle, flatté de sentir sur son énorme tête les caresses de sa main délicate.

Oui, c'était vraiment un jour de paix profonde. Tantôt les trois jeunes vierges, le cœur rempli du plus doux sentiment de leur bonheur, s'entretenaient de cette heureuse matinée qui n'était que le gage de cette journée plus heureuse encore qui verrait se lever l'aurore de la vie éternelle ; tantôt, gaies et joyeuses, elles grondaient Cécilia pour le bon tour qu'elle leur avait joué. Celle-ci se mit à rire de tout son cœur, selon son habitude, en disant qu'elle leur jouerait un bien meilleur tour quand luirait cette glorieuse aurore ; car elle se promettait bien de les devancer alors et de ne plus arriver la dernière.

Pendant cette journée, Fabiola, pour la première fois depuis son malheur, parut à la villa d'Agnès, afin de la remercier de la sympathie qu'elle lui avait montrée. Elle s'avança, mais s'arrêta soudain, en arrivant près de l'endroit où cet heureux groupe était réuni. Lorsqu'elle aperçut les deux jeunes filles qui pouvaient contempler la beauté du ciel, penchées sur leur compagne qui semblait en avoir renfermé toutes les splendeurs dans son âme, elle crut voir dans cette scène la réalisation de son rêve. Ne voulant pas se présenter inopinément devant elles, préférant trouver Agnès seule plutôt qu'en compagnie d'une esclave ou d'une pauvre aveugle, elle se détourna avant d'avoir été remarquée, et gagna une partie éloignée des jardins. Néanmoins elle ne put s'empêcher de s'adresser cette demande : Pourquoi ne serais-je pas aussi gaie et aussi heureuse qu'elles ? Pourquoi sommes-nous séparées par un abîme ?

Cette journée, d'un bonheur trop grand pour la terre, ne devait pas finir sans nuages. Une autre personne que Fabiola s'éloignait aussi de Rome pour faire à Agnès une visite qui devait lui être moins agréable. C'était Fulvius : il n'avait point oublié l'assurance à lui donnée par Fabius que ses manières fascinatrices et la richesse de ses vêtements avaient tourné la tête folle d'Agnès. Il attendit que les premiers jours de deuil fussent passés, et respecta cette demeure où sa réception avait été assez rude, et son départ très précipité. Ayant appris qu'elle s'était rendue pour la première fois à sa villa suburbaine sans être accompagnée de ses parents ou de valets, il voulut profiter d'une si bonne occasion pour avancer ses affaires. Après avoir chevauché le long de la voie Nomentane, il arriva bientôt à la porte de la villa, où il descendit. Le portier, auquel il expliqua qu'il venait pour d'importantes affaires, cédant à ses instances, l'admit et lui indiqua une allée à l'extrémité de laquelle il devait trouver sa maîtresse. Le soleil s'abaissait vers l'horizon, en réchauffant de ses doux rayons l'endroit où Agnès se trouvait seule avec le vieux Molosse couché à ses pieds, tandis que ses compagnes se promenaient à quelque distance. Un léger grognement poûssé par le chien (chose rare lorsqu'il était près de sa maîtresse) lui fit lever les yeux de dessus les fleurs d'hiver qu'elle réunissait à mesure qu'on les lui apportait, et menacer du doigt l'animal qui donnait instinctivement ce signe de méfiance.

Fulvius s'approcha d'un air respectueux et plus dégagé qu'à l'ordinaire, comme quelqu'un assuré du succès.

«Je suis venu, noble Agnès, pour vous renouveler l'expression de ma sincère estime. Il m'eût été difficile de choisir un plus beau jour ; car l'été ne nous en a pas encore accordé d'aussi splendide.

- En vérité, ç'a été une bien belle journée pour moi, répondit Agnès se rappelant la scène du matin ; jamais le soleil n'en a éclairé de plus belle... Une seule pourrait la surpasser.»

Fulvius, intérieurement flatté, comme si ce compliment était dû à sa présence, répondit : «Vous parlez sans doute du jour de vos noces avec celui qui aura gagné votre cœur.

- C'est déjà fait, répondit-elle, se méprenant sur la pensée de Fulvius, et je célèbre aujourd'hui ce jour glorieux.

- Est-ce donc pour cela que vous avez orné votre tête de ce voile et de ces fleurs ?

- Oui, cet emblème posé sur mon front par mon bien-aimé indique que j'appartiens tout entière à lui seul (1).

- Quel est cet heureux mortel ? J'ai toujours eu l'espoir d'obtenir une place dans vos pensées et peut-être dans vos affections ; je n'y renonce pas encore.»

Agnès semblait à peine l'entendre ; son regard n'était point timide ni ses gestes embarrassés.

Sa physionomie enfantine restait franche, ouverte et pure ; ses regards, animés d'un doux éclat, étaient fixés sur Fulvius avec une expression de naïve simplicité qui le fit presque trembler devant elle. Elle se leva et lui répondit d'un air à la fois gracieux et digne :

«Ses lèvres distillaient le lait et le miel, tandis que ses joues meurtries empourpraient les miennes» (2).

Elle est folle, pensait Fulvius ; mais son air inspiré et l'éclat de ses yeux, qui semblaient considérer un être visible pour elle seule, le jetaient dans le trouble et l'inquiétude. Elle revint à elle en un instant ; il reprit courage, et résolut de présenter sa demande.

«Madame, lui dit-il, vous traitez bien légèrement une personne qui vous admire et vous aime. J'ai appris de la source la plus sûre, oui, de la source la plus sûre, d'un ami commun, qui n'est plus, que vous étiez bien disposée en ma faveur, et prête à écouter favorablement ma demande de votre main, demande que je renouvelle aujourd'hui avec une ardente sincérité. Vous trouverez peut-être que dans ma précipitation je semble manquer aux convenances ; mais du moins mon cœur est plein de franchise et d'affection.

- Arrière, aliment de corruption ! répondit-elle avec calme et majesté ; mon cœur appartient à celui qui a déjà reçu ma foi, et auquel je me suis attachée sans réserve. Son amour est chaste, ses caresses sont pures, et ses épouses ne perdent jamais leurs virginales couronnes (3)

Fulvius s'était agenouillé en achevant la phrase qui lui avait attiré cette réponse sévère ; il se releva plein de fureur et de dépit en se voyant trompé dans son attente. «N'est-ce pas assez d'être refusé après avoir été encouragé ? dit-il. Pourquoi ajouter l'insulte ? Pourquoi me dire en face que j'ai été supplanté aujourd'hui même ? Sébastien, sans doute, aura encore...

- Qui donc, s'écria derrière lui une voix indignée, qui donc ose nommer avec dédain celui dont l'honneur est sans tache et dont la vertu est aussi inattaquable que le courage ? »

Il se retourna et aperçut devant lui Fabiola, qui, après s'être promenée quelque temps dans le jardin, croyait trouver Agnès seule. Elle était arrivée subitement près de Fulvius, et avait surpris ses dernières paroles.

Ce dernier, stupéfait, resta silencieux.

Fabiola, animée d'une noble indignation, continua : «Quel est celui qui, après avoir pénétré furtivement dans la demeure de ma jeune cousine, se permet de violer sa maison des champs ?

- Et qui êtes-vous aussi, rétorqua Fulvius, pour avoir le droit de commander en maîtresse dans la maison d'une autre ?

- Je suis, répondit Fabiola, celle qui, après vous avoir permis de rencontrer à table sa jeune parente, s'aperçut alors de vos desseins sur cette innocente enfant, et se croit obligée par le devoir et l'honneur à les déjouer et à la mettre à l'abri de vos entreprises.»

Elle prit Agnès par la main et l'emmena. Molosse, dont l'indignation menaçait de se traduire autrement que par de sourds grognements, reçut pour la première fois de sa vie une bonne tape, ce qui ne parut pas le mécontenter. Quant à Fulvius, il murmura entre ses dents de façon à être entendu :

«Orgueilleuse Romaine ! ce jour et cette heure te coûteront cher. Tu sauras bientôt par expérience comment on se venge en Asie.»


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(1) Posuit signum in faciem meam, ut nullum preter eum amatorem admittam. (Office de sainte Agnès)

(2) Mel et lac ex ejus ore suscepi, et sanguis ejus ornavit genas meas. (Office de sainte Agnès)

(3) Discede a me, pabulum mortis, quia jam ab alio amatore praeventa sum.- Ipsi soli servo fidem, ipsi me tota devotione committo. - Quem cum amavero, casta sum ; cum tetigero, munda sum ; cum accepero, virgo sum.