Les cimetières
Il semble que nous avons laissé dans l'ombre un
personnage dont le caractère et les
pensées avaient attiré notre attention au
commencement de ce modeste récit ; nous voulons
parler de la pieuse Lucine. Ses vertus tranquilles et
cachées ne lui faisaient pas désirer de
paraitre sur la scène du monde et de se
mêler au tumulte des affaires. Sa maison, qui
était, ou, pour mieux dire, qui contenait un
titre ou église paroissiale, avait en outre
l'honneur d'être la résidence du souverain
pontife. L'approche d'une persécution violente,
pendant laquelle les gouvernants du royaume spirituel
du Christ seraient les premiers à en
éprouver la rigueur, comme ennemis de
César, rendait nécessaire le changement
de résidence du chef de l'église. Il
abandonna son habitation ordinaire pour un asile plus
sûr ; on choisit la maison de Lucine, où,
à la grande joie de la sainte matrone, le pape
continua de résider, ainsi que son successeur
Marcellus, jusqu'au moment où ce dernier
reçut l'ordre d'y nourrir lui-même les
animaux féroces qu'on y transporta. Ce
traitement barbare causa bientôt sa mort. |
Epitaphe de Restitutus (1) |
Lucine, admise à quarante ans (2) dans l'ordre des
diaconesses, fut bientôt absorbée par les
exigences de sa charge. La surveillance des femmes
à l'église, le soin des pauvres et des
malades de leur sexe, la fabrication et l'entretien des
ornements sacrés et des linges de l'autel,
l'instruction des enfants et des nouvelles converties
qui se préparaient au baptême et qu'elles
devaient assister pendant cette grave
cérémonie : telles étaient les
attributions des diaconesses, sans préjudice de
leurs devoirs domestiques. C'est au milieu de ces
diverses occupations que s'écoulaient doucement
les jours de Lucine ; elle semblait avoir atteint le
but de son existence. Son fils s'était offert
à Dieu et se tenait prêt à
répandre son sang pour la foi. Veiller sur lui,
prier pour lui, loin d'être une
préoccupation nouvelle, faisaient toute sa joie.
Le lendemain, de très bonne heure, eut lieu le
rendez-vous dont nous avons parlé plus haut.
Contentons-nous de dire qu'on y prit toutes les mesures
nécessaires pour augmenter les aumônes
destinées à l'agrandissement des
cimetières et aux sépultures, aux secours
envoyés à ceux que la persécution
forçait à se cacher, à la
nourriture des prisonniers, près desquels on ne
pénétrait qu'à prix d'or, et enfin
au rachat dû corps des martyrs. Un notaire par
région fut chargé de rédiger leurs
actes et de recueillir les événements
mémorables. Les cardinaux ou prêtres
titulaires reçurent des instructions pour
l'administration des sacrements, et en particulier de
la sainte Eucharistie, pendant le temps de la
persécution. A chacun d'eux on confia un ou
plusieurs cimetières souterrains, dans
l'église desquels ils devaient offrir les divins
mystères. Le saint pontife s'adjugea celui de
Callistus, ce qui n'excita pas peu l'innocente
fierté de Diogène, le principal
gardien. Crypte de sainte Cécile dans le cimetière de Calliste
En général, nous nous sommes abstenu de
parler des catacombes, afin de ne pas faire croire
à nos lecteurs que ce fut là, dès
l'origine, le nom générique de ces
antiques souterrains : il n'en est rien. Rome
était, pour ainsi dire, entourée d'une
ceinture de cimetières, au nombre d'environ
soixante, portant chacun le nom d'un ou de plusieurs
des saints dont les corps y reposaient. Nous avons
ainsi les cimetières des
Saints-Nérée-et-Achillée, de
Sainte-Agnès, de Saint-Pancrace, de Pratextatus,
Priscilla, Hermès, etc. ; quelquefois ils
portaient le nom du lieu où ils se trouvaient (4). Le
cimetière de Saint-Sébastien, aussi
appelé coemeterium ad sanctam Caeciliam,
avait encore, entre autres noms, celui d'Ad
Catacumbas. Le sens de ce mot est
complètement inconnu ; peut-être vient-il
de cette circonstance que les reliques des saints
Pierre et Paul furent momentanément
cachées dans une crypte voisine ; le nom
s'appliqua d'abord à ce cimetière, puis
se généralisa à tel point, que
nous désignons l'immense réseau de ces
excavations sous le nom de catacombes (5). Loculus ouvert
Lorsque le cadavre, enveloppé de son linceul,
selon les explications de Diogène, était
couché dans son étroite cellule,
l'ouverture était hermétiquement close
à l'aide d'une plaque de marbre, ou, le plus
souvent, de larges tuiles qu'on fixait dans une rainure
taillée dans le roc et qu'on entourait de
ciment. L'inscription était gravée sur le
marbre ou simplement tracée à la main sur
le mortier humide. On a réuni des milliers de
ces inscriptions dans les musées et les
églises ; un grand nombre ont été
copiées et publiées ; mais la plupart des
tombes sont anonymes et ne fournissent aucune
indication. Le lecteur demandera sans doute à
quelle époque a commencé ce mode
d'inhumation dans les catacombes, et pendant combien de
temps il fut continué : nous allons tâcher
de lui répondre aussi brièvement que
possible. Loculus fermé
Rien ne prouve que les chrétiens
enterrèrent jamais leurs morts avant la
construction des catacombes. Deux principes aussi
anciens que le christianisme lui-même
régissent ce mode de sépulture. Le
premier est la manière dont le Christ fut
enseveli. Il fut mis dans un tombeau creusé dans
une caverne, enveloppé d'un linceul,
embaumé d'aromates ; une pierre scellée
ferma son sépulcre. Or saint Paul nous propose
souvent le Christ comme le modèle de notre
résurrection, et dit que nous avons
été ensevelis avec lui dans le
baptême ; il est donc bien naturel que ses
disciples aient désiré l'imiter dans sa
sépulture, afin d'être prêts
à ressusciter avec lui.
Vis dans le Seigneur, et prie pour nous.
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A la bien méritante soeur Bon... le
huitième jour avant les calendes de nov.
Que le Christ Dieu tout-puissant rafraîchisse ton
esprit dans le Christ.
En dépit de cette digression à propos de
prières inscrites sur les tombeaux, le lecteur
n'oubliera pas, je l'espère, que nous avons
établi ce fait, que l'origine des premiers
cimetières chrétiens de Rome remonte aux
temps les plus anciens.
Il nous reste
à déterminer jusqu'à quelle
époque ils furent en usage. Lorsque la paix fut
rendue à l'église, la dévotion des
chrétiens les porta à souhaiter
d'être enterrés près des martyrs et
des saints personnages des premiers siècles. La
plupart du temps ils se tenaient pour satisfaits si on
leur accordait d'être placés sous les
dalles des galeries. C'est pour cette raison que les
pierres sépulcrales que l'on trouve souvent
parmi les débris des catacombes, ou en la place
même qu'on leur avait marquée, et portant
des dates consulaires du IVe siècle, sont plus
épaisses, plus larges, mieux gravées, et
d'un style moins simple que celles d'une plus haute
antiquité, rangées le long des murs. Mais
avant la fin de ce siècle ces sépultures
deviennent plus rares ; elles cessent tout à
fait au plus tard dans le siècle suivant. Le
pape Damase, qui mourut en 384, n'osa pas, par respect,
comme il nous en prévient dans son
épitaphe, reposer en une si sainte
compagnie.
C'est pourquoi Restitutus, dont la tablette
funéraire orne le titre de ce chapitre, peut
être considéré comme s'exprimant au
nom des premiers chrétiens, lorsqu'il revendique
comme leur propriété et le fruit exclusif
de leur travail, les ramifications infinies de ces
galeries souterraines, où six millions de ses
frères reposent en paix dans le Seigneur, en
attendant la résurrection glorieuse (9).
(1) «Marcus
Antonius Restitutus a fait ce souterrain pour lui
et les siens, qui se fient au Seigneur.» Il
est singulier que dans les noms propres de
l'épitaphe du martyr Restitutus,
cité plus haut, et de celle-ci, on ait
omis précisément la syllabe qu'il
est aisé de supprimer en les
prononçant. |
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(2) Soixante ans
était l'âge requis ; mais on
était parfois admis à
quarante. |
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(3) Il
s'agit ici de la porte actuelle de
Saint-Sébastien ; l'ancienne porte
Capène était plus rapprochée
d'un mille. |
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(4) Ad
Nymphas, ad Ursum Pileatum, inter duas Lauros, ad
Sextum Philippi, etc. |
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(5) Mot
qui semble formé d'une préposition
grecque et d'un verbe latin. |
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(6) C'est-à-dire la pouzzolane,
sable rouge, d'origine volcanique, et dont les
Romains faisaient le plus grand cas pour leur
ciment. «La plupart de ces
cimetières provenaient des
sablonnières d'où l'on extrayait la
pouzzolane, très abondante dans tout le
sol de la campagne romaine, et ils sont souvent
mentionnés sous ce nom dans les Actes
des martyrs. Toutefois, comme les
fidèles ne pouvaient pratiquer dans les
sablonnières toutes ces galeries et ces
corridors dont ils avaient besoin, ils
approfondissaient leurs fouilles dans une couche
plus dure et plus compacte, tel qu'était
le tuf granulaire.» (Actes du martyre de
sainte Agnès, par Mgr Dominique
Bartolini, traduit par l'abbé Materne, p.
98.) |
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(7)
Locus, loculus. |
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(8) Celui
des SS. Nérée et
Achillée. |
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(9) Ce
chiffre est le résultat de recherches
scrupuleuses de F. Marchi. Ajoutons ici que, dans
la construction de ces cimetières, le
sable extrait d'une galerie était
transporté dans d'autres galeries
creusées précédemment ; ce
qui explique pourquoi l'on en découvre
encore qui sont tout à fait
comblées. |