La communauté chrétienne
Fabiola se retira après cet entretien ; pendant le reste
du jour son esprit fut livré à des alternatives de
calme et d'agitation. Chaque fois qu'elle considérait
avec attention cette immense perspective de vie morale que son
esprit venait d'apercevoir, elle jouissait d'une paix
extraordinaire. Il lui semblait avoir découvert un grand
phénomène dont la connaissance allait lui
permettre de s'élever jusqu'à des régions
éthérées et inconnues, où elle
n'aurait plus qu'un sourire pour les erreurs et les folies
humaines. Mais en réfléchissant à la
responsabilité que lui imposait cette lumière,
à la vigilance et aux luttes secrètes et gratuites
qu'elle exigeait, l'aspect désolé, pour ainsi
dire, de cette vertu privée d'admirateurs et de
sympathies la faisait reculer devant une existence qu'il fallait
passer sans puiser aux sources où elle trouvait autrefois
des secours et le soutien nécessaires. Dans son
ignorance, elle pouvait voir qu'il lui manquait les instruments
ou les moyens indispensables pour mettre en pratique cette
magnifique théorie qui, semblable à une lampe
brillante, suspendue au milieu d'une salle immense, vide et nue,
n'en fait seulement ressortir que la tristesse et l'abandon. A
quoi pouvaient donc servir tant de splendeurs prodiguées
en vain ?
La matinée du lendemain avait été
fixée pour une de ces visites qu'il est d'usage de faire
tous les ans à la campagne : il s'agissait cette fois
d'aller voir l'ancien préfet de la cité,
Chromatius. Notre lecteur doit se souvenir qu'après sa
conversion et l'abandon de sa charge, ce magistrat
s'était retiré a sa villa de Campanie, emmenant
avec lui la plupart des personnes converties par
Sébastien, ainsi que le saint prêtre Polycarpe,
chargé d'achever leur instruction. Naturellement Fabiola
ignorait toutes ces circonstances ; mais elle avait entendu
parler des bruits singuliers qui circulaient au sujet de la
villa de Chromatius. On disait qu'il avait réuni un
nombre inaccoutumé de visiteurs, auxquels on ne donnait
aucune fête ; qu'il avait affranchi tous les esclaves de
sa propriété, mais qu'une grande partie d'entre
eux avaient préféré rester avec lui ; quoique nombreux, ils paraissaient très gais, sans se
livrer jamais aux distractions brillantes et aux parties de
plaisir. Tout cela stimulait la curiosité de Fabiola, qui
désirait aussi s'acquitter d'un agréable devoir de
politesse envers un des meilleurs amis de son enfance ; du
reste, elle était bien aise de voir de ses propres yeux
ce qui lui semblait être une expérience très
platonique, ou ce que nous appellerions maintenant une
utopie.
Fabiola partit de bonne heure dans une légère
voiture de campagne attelée de bons chevaux, qui
parcoururent avec rapidité les plaines immenses de
«l'heureuse Campanie». Une pluie d'automne avait
abattu la poussière, et couvert de perles brillantes les
feuilles de la vigne, dont les longues guirlandes, au lieu de
ramper à terre, couraient d'arbre en arbre tout le long
du chemin. Elle atteignit en peu de temps le petit mamelon,
qu'on ne saurait appeler une colline, au sommet duquel on
apercevait les murs éclatants de blancheur d'une villa
considérable, environnée de massifs de buis,
d'arbousiers, de lauriers, dominée çà et
là par de gigantesques cyprès. Elle
s'aperçut d'un changement qu'elle ne put d'abord
expliquer ; mais, lorsqu'elle eut dépassé la porte
d'entrée, les nombreux piédestaux
dépouillés et les niches vides lui
rappelèrent que la villa avait entièrement perdu
l'un de ses ornements les plus caractéristiques,
c'est-à-dire les statues innombrables rangées avec
grâce le long des charmilles toujours vertes, et qui lui
avaient valu son nom, maintenant dépourvu de sens, de
villa ad statuas (villa des statues).
Chromatius, qu'elle avait vu jadis marcher avec peine à
cause de la goutte, maintenant un vigoureux vieillard, la
reçut avec courtoisie, s'informa affectueusement de la
santé de son père, et lui demanda s'il
était vrai qu'il fût sur le point de se rendre en
Asie. Ces paroles attristèrent et mortifièrent
Fabiola ; car son père ne lui avait point fait part de
son intention. Chromatius exprima l'espoir que ce serait une
fausse alarme, et lui proposa de parcourir les jardins. Elle les
trouva aussi bien entretenus qu'auparavant et remplis de plantes
magnifiques ; malgré tout, elle regrettait les anciennes
statues. Ils arrivèrent enfin à une grotte
ornée d'une fontaine où des nymphes et
quantité d'autres déesses de la mer prenaient
autrefois leurs ébats ; ce n'était plus maintenant
qu'une surface unie et sombre. A cette vue elle ne put se
contenir plus longtemps, et se retourna vers Chromatius en
disant :
«Mais que vous est-il donc arrivé, Chromatius,
pour que vous ayez impitoyablement chassé toutes les
statues de votre charmante villa, et détruit ce qui en
faisait le charme et le caractère ? Qu'est-ce qui a pu
vous y décider ?
- Chère Fabiola, répondit gaiement le vieux
préfet, ne vous fâchez pas. De quelle
utilité étaient toutes ces statues ?
- Si c'est là votre idée, répliqua-t-elle,
ce n'est pas celle de tout le monde. Mais, dites-moi, qu'en
avez-vous fait ?
- A vrai dire, je les ai toutes fait passer sous le
marteau.
- Comment ! sans m'en avoir prévenue ! Vous savez qu'il
y en avait quelques-unes que j'aurais achetées
volontiers.»
Chromatius rit de bon cœur, et dit à Fabiola d'un ton
familier qu'il pouvait toujours se permettre avec elle, car il
la connaissait depuis son enfance :
«Oh! que votre jeune imagination marche vite ! et ma
pauvre vieille langue est forcée de rester en
arrière. Je ne parle pas du marteau des vendeurs publics,
mais bien de celui des démolisseurs. Les dieux et les
déesses ont été mis en pièces,
pulvérisés. Si par hasard vous aviez besoin d'une
jambe ou d'une main à laquelle il manquerait plusieurs
doigts, je crois que je pourrais trouver de quoi satisfaire vos
désirs. Mais je ne puis m'engager à vous fournir
un visage avec un nez ou une tête intacts.»
Fabiola était confondue, et s'écria : «Quel
affreux barbare vous êtes devenu, mon cher et
vénérable préfet ! Quelle ombre de raison
avez-vous à m'offrir pour justifier une conduite si
outrageante ?
- Remarquez, je vous prie, qu'en vieillissant je suis devenu
plus sage. A mon avis, maître Jupiter et sa femme Junon ne
sont pas plus dieux que vous et moi ; je m'en suis donc
débarrassé sans peine.
- Oui, cela peut être ; pour moi, sans être ni
vieille ni sage, je partage depuis longtemps votre opinion. Mais
pourquoi ne pas les garder seulement comme oeuvres d'art ?
- Parce qu'elles n'avaient pas été placées
ici à ce titre, mais comme divinités ; ce sont
autant d'imposteurs introduits chez moi sous de fallacieux
prétextes. De même que vous chasseriez de chez
vous, comme un intrus, un buste ou une image trouvée
parmi ceux de vos ancêtres et appartenant à une
autre famille, de même aussi j'ai expulsé ces
fourbes qui prétendaient avoir avec moi des liens
beaucoup plus intimes. Je n'ai pas non plus voulu les vendre,
afin de ne pas courir le risque de propager leurs erreurs.
- Je vous le demande, au nom de la justice, mon vieil ami,
n'est-ce pas une imposture d'appeler toujours votre villa ad
statuas, quand il n'y en a plus une debout ?
- Certainement, répondit Chromatius, amusé par
ses saillies ; du reste, vous voyez que j'ai beaucoup
planté de palmiers alentour. Aussitôt que leurs
têtes s'élèveront au-dessus des arbustes
verts, la villa remplacera son nom par celui de ad palmas
(villa des palmes).
- Ce sera un nom charmant», dit Fabiola, qui était
loin de soupçonner le sens si élevé et si
juste qu'il renfermait. Elle ignorait aussi que la villa
était une sorte d'école pareille aux gymnases
institués pour les lutteurs et les gladiateurs, où
l'on élevait des soldats de la foi qui devaient combattre
ce grand combat du martyre jusqu'à la mort. On pouvait
également dire de ceux qui entraient dans cette maison et
de ceux qui en sortaient, qu'ils marchaient tous ensemble
à la conquête de cette palme du triomphateur qui
serait portée devant eux au pied du tribunal du Christ,
comme l'emblême de leur victoire sur le monde. Un grand
nombre de palmes devaient être bientôt cueillies
dans cette retraite des premiers chrétiens.
Nous raconterons ici l'histoire de la démolition des
statues de Chromatius ; c'est un curieux épisode des
«Actes de saint Sébastien».
Lorsque Chromatius, en sa qualité de préfet de
Rome, eut été informé par Nicostrate de la
mise en liberté des prisonniers et de la guérison
de Tranquillinus, délivré de la goutte
après avoir reçu le baptême, il fit prendre
tous les renseignements possibles pour vérifier le fait ; ayant ensuite mandé près de lui Sébastien,
il lui proposa de se faire chrétien afin de guérir
de la même maladie. Naturellement on jugea la chose
impraticable, en suggérant un autre moyen qui lui
donnerait personnellement une preuve nouvelle et très
évidente de la vérité du christianisme,
sans lui faire courir le risque de recevoir le baptême
avant d'avoir la foi. Chromatius était connu pour le
nombre immense de statues idolâtres qu'il possédait ; Sébastien lui assura que s'il consentait à les
faire mettre en pièces, il recouvrerait
immédiatement la santé. La condition était
dure ; il y consentit cependant. Son fils Tiburce était
furieux, et protesta que si le résultat
désiré ne se produisait pas, il ferait jeter
Sébastien et Polycarpe dans une fournaise ardente :
menace dont l'exécution était peut-être
facile pour le fils du préfet.
En un jour deux cents statues
païennes furent brisées, aussi bien à la
villa que dans le palais de Rome. Une fois la chose
terminée, Chromatius ne guérit pas. On fit venir
Sébastien, qui fut accablé de reproches. Mais ce
dernier, calme et inflexible : «Je suis sûr, dit-il,
que tout n'a pas été détruit ; on a
sauvé quelque chose de la destruction». Il avait
raison. De menus objets avaient été traités
plutôt comme ouvrages d'art que comme emblèmes
religieux, et, ainsi que les «dépouilles
convoitées d'Achan»
(1), mis en lieu sûr. Ils furent apportés
et détruits ; à l'instant Chromatius fut
guéri. Il ne fut pas le seul à se convertir ; son
fils Tiburce devint un chrétien des plus fervents ; après avoir versé son sang dans un glorieux
martyre, il donna son nom à une catacombe. A sa
prière, on lui avait permis de rester à Rome pour
encourager et assister ses frères pendant la
persécution qui s'approchait ; les amis qu'il avait
à la cour, son grand courage et son activité, lui
permettaient de s'acquitter efficacement de ce devoir. Il va
sans dire qu'il était devenu le grand ami et le compagnon
assidu de Pancrace et de Sébastien.
Après cette petite digression, reprenons la suite de
l'entretien entre Chromatius et Fabiola, qui continua ainsi sa
dernière phrase :
«Vous savez sans doute, Chromatius, - mais asseyons-nous
dans ce charmant endroit où se trouvait, je m'en
souviens, un superbe Bacchus ; - vous connaissez, dis-je, tous
les bruits qui circulent dans le pays à propos de votre
conduite ?
- Est-il possible ? Qu'est-ce donc ? Racontez-moi cela, je vous
en prie.
- Il paraît que vous avez chez vous une quantité
de personnes inconnues. Vous ne recevez pas, vous n'allez nulle
part, vous vivez en quelque sorte comme des philosophes qui
forment une république à la manière de
Platon.
- J'en suis très flatté, interrompit Chromatius
en s'inclinant avec un sourire.
- Ce n'est pas tout, continua Fabiola ; ils prétendent
que vous avez adopté un genre de vie extraordinaire, sans
aucune distraction ; que vous êtes d'une extrême
sobriété ; en un mot, que vous vous laissez
presque mourir de faim.
- J'espère qu'ils sont assez justes pour ajouter que
nous payons nos dettes, observa Chromatius. Disent-ils aussi que
nous avons un gros compte chez le boucher et les autres
fournisseurs ?
- Oh ! non, dit Fabiola en riant.
- Que c'est aimable à eux ! ajouta gaiement le vieux
magistrat. Ils semblent, je parle du public, prendre un
très grand intérêt à nos affaires.
Chère enfant, voyez quelle chose étrange. Aussi
longtemps qu'on vécut à ma villa d'une
manière un peu libre et indépendante, tant qu'on
s'y livra aux conversations légères, à
l'intempérance et à toutes les joyeuses saillies
de la jeunesse, et qu'on se permit toutes les folies les plus
désagréables pour le voisinage, ce qu'on voit
partout, - je vous demande pardon pour ces détails, - en
un mot, tant que mes amis et moi ne fûmes ni sobres ni
irréprochables, personne ne s'informa de notre conduite.
Mais que des gens tranquilles se réunissent dans la
retraite, la sobriété et le travail, à
l'écart des affaires publiques, sans jamais parler de
politique ou des bruits du monde, à l'instant la
curiosité la plus vulgaire cherche à
pénétrer tout ce qui les concerne, et les
diplomates du troisième ordre sont dévorés
par l'envie de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Les
bruits les plus mensongers circulent de toutes parts, tandis que
les soupçons les plus vils s'attaquent aux motifs qui les
font agir. N'est-ce pas là un phénomène ?
- C'est vrai ; et comment l'expliquez-vous ?
- Uniquement par cette faculté qu'ont les petits esprits
d'être toujours jaloux de sentiments plus
élevés que les leurs ; de sorte qu'ils
déprécient par instinct ce qui paraît
supérieur à leurs propres aspirations.
- Mais quel est donc votre but, cher ami, et quelle est votre
manière de vivre ici ?
- Nous passons notre temps à cultiver nos
facultés les plus élevées. Nous nous levons
à une heure extraordinairement matinale, si matinale, que
je n'ose vous le dire ; après quelques heures
consacrées aux devoirs religieux, nous nous occupons
d'une façon très variée : les uns lisent,
les autres écrivent, d'autres soignent le jardin. Je vous
assure que des ouvriers mercenaires ne travailleraient pas mieux
ni avec plus de courage que nos agriculteurs improvisés.
Nous nous réunissons à certaines heures, pour
chanter ensemble des hymnes magnifiques, ne respirant que la
vertu et la pureté ; nous lisons d'admirables ouvrages,
afin de nous soutenir dans le bien, et nous recevons les
leçons des maîtres les plus éloquents. Nos
repas sont très sobres, et des légumes nous
suffisent ; j'ai déjà découvert qu'on
pouvait être très gai en ne mangeant que des
lentilles, et qu'une bonne mine n'est pas toujours la
conséquence d'une chère délicate.
- Mais vous êtes devenu un véritable disciple de
Pythagore ; et moi qui croyais que ce système
était hors de mode ! Cela doit être aussi fort
économique, observa Fabiola d'un air malin.
- Ah ! petite rusée ! vous croyez vraiment que notre but
est de gagner de l'argent. Pas le moins du monde ; car nous
avons pris une résolution
désespérée.
- Et laquelle, je vous prie ? demanda la jeune fille.
- Rien moins que celle-ci : nous sommes résolus à
ce qu'on ne puisse trouver autour de nous un véritable
pauvre. Nous tâcherons cet hiver de vêtir ceux qui
sont nus, de nourrir ceux qui ont faim, et de soigner les
malades. Toutes nos économies y passeront.
- En vérité, c'est là une idée
généreuse, bien nouvelle pour notre époque ; on ne manquera pas de rire à vos dépens et de se
moquer de vous de tous côtés. Ils vous calomnieront
encore plus si la chose est possible ; mais elle ne l'est
pas.
- Comment cela ?
- Ne vous offensez pas de mes paroles ; ils ont
été jusqu'à suggérer que vous
étiez peut-être des chrétiens. Mais je vous
assure que je les ai contredits avec la plus vive
indignation.»
Chromatius lui dit en souriant : «Pourquoi avec
indignation, chère enfant ?
- Mais parce que je vous connais trop bien, ainsi que Tiburce,
Nicostrate et votre chère muette Zoé, pour croire
un instant que vous ayez adopté ce mélange de
stupidité et de fourberie qu'on appelle le
christianisme.
- Laissez-moi vous faire une question : Avez-vous pris la peine
de lire un seul des ouvrages chrétiens, afin d'apprendre
ce que fait et croit en réalité cette secte si
méprisable ?
- Oh ! non, je ne voudrais pas perdre ainsi mon temps ; je
n'aurais pas la patience d'étudier leur doctrine. Je les
méprise trop, ces ennemis de tout progrès
intellectuel, ces citoyens d'un patriotisme douteux,
livrés à la plus sotte crédulité, et
qui autorisent les crimes les plus abominables, pour me risquer
à les connaître davantage.
- Eh bien, chère Fabiola, j'étais tout à
fait de votre avis ; mais j'ai bien changé
d'opinion.
- C'est vraiment fort étrange ; car, en votre
qualité de préfet de la cité, vous avez
dû punir un grand nombre de ces misérables,
à cause de leur continuelle transgression des
lois.»
Un nuage passa sur le front
serein du vieillard, et une larme mouilla sa paupière. Il
pensait à saint Paul, qui avait autrefois
persécuté l'église de Dieu. Fabiola, qui
s'aperçut de ce changement, en fut attristée et
lui dit du ton le plus affectueux : «Je crains d'avoir
parlé très légèrement et
rappelé des souvenirs douloureux pour votre excellent
cœur. Pardonnez-moi, cher Chromatius, et causons d'autre chose.
Un des motifs de ma visite était de m'informer si vous
connaissiez quelqu'un qui allât immédiatement
à Rome. J'ai entendu parler en différents endroits
du voyage que projette mon père, et je désire lui
écrire (2), afin
qu'il ne recommence pas ce qu'il a déjà fait, et
ne s'éloigne pas sans prendre congé de moi, sous
prétexte de m'épargner le chagrin des
adieux.
- Oui, répondit Chromatius, il y a un jeune homme qui
part demain matin de bonne heure. Venez dans ma
bibliothèque écrire votre lettre ; celui qui doit
la porter s'y trouve probablement.»
Ils retournèrent à la maison et entrèrent
dans une salle du rez-de-chaussée remplie de caisses de
livres. Un jeune homme assis à une table au milieu de la
pièce transcrivait quelques passages d'un gros volume,
qu'il ferma et mit de côté en voyant entrer une
étrangère.
«Torquatus, dit Chromatius en s'adressant à lui,
voici une dame qui désire envoyer une lettre à son
père, à Rome.
- Je serai toujours heureux, répondit-il, de servir la
noble Fabiola ou son illustre père.
- Comment les connaissez-vous ? demanda le juge un peu
surpris.
- Dans mon enfance, j'ai eu l'honneur, ainsi que mon
père, d'être employé en Asie par le noble
Fabius. Ma mauvaise santé m'obligea de quitter cette
position.»
De nombreuses feuilles de beau vellum, d'une grandeur
uniforme, évidemment destinées à recevoir
des transcriptions de quelque ouvrage, étaient
placées sur la table. Le bon vieillard en mit une avec de
l'encre et un roseau devant Fabiola, qui écrivit à
son père quelques lignes d'affection. Elle plia la
lettre, l'entoura d'un fil et la fixa avec de la cire ; elle y
imprima ensuite son cachet, qu'elle tira d'une bourse richement
brodée. Désirant récompenser plus tard le
messager aussitôt qu'elle pourrait le faire
convenablement, elle choisit une autre feuille de vellum,
y écrivit son nom et sa résidence, et la serra
dans les plis de sa tunique. Après avoir accepté
quelques rafraichissements, elle monta dans son char et prit
affectueusement congé de Chromatius. Les yeux du
vieillard avaient une expression tendre et paternelle, comme
s'il croyait ne jamais la revoir. Elle le pensait aussi ; pour
lui, son cœur était ému de sentiments bien
différents. Resterait-elle toujours dans cet état ? La laisserait-il périr dans cette ignorance
obstinée ? Ce cœur généreux, cette noble
intelligence, étaient-ils donc condamnés à
ramper dans la boue d'un paganisme impitoyable, tandis que
chacun des sentiments, chacune des pensées de cette
enfant étaient autant de fibres délicates, mais
fortes, que la vérité pouvait revêtir du
plus riche tissu ? Non, il n'en serait pas ainsi ; et cependant
mille raisons retenaient l'aveu près de quitter ses
lèvres ; il sentait qu'il ne servirait alors qu'à
l'écarter fatalement du chemin qui conduit à la
foi.
«Adieu, mon enfant, s'écria-t-il ; que les plus
abondantes bénédictions, dont vous ne connaissez
pas encore la valeur, vous accompagnent.»
Il détourna la tête en abandonnant la main de
Fabiola, et s'éloigna avec précipitation.
Fabiola était aussi émue du mystère autant
que de la tendresse de ses paroles ; au moment d'arriver
à la porte, Torquatus fit signe d'arrêter son char.
Elle fut péniblement frappée du contraste qui
existait entre les manières aisées, presque
familières, quoique respectueuses, du jeune homme, et la
douce gravité unie à la bonne humeur de l'ancien
préfet.
«Pardonnez-moi la liberté que je prends de vous
arrêter, madame, dit-il ; mais désirez-vous que
votre lettre arrive sans retard ?
- Certainement ; je souhaite que mon père la
reçoive le plus tôt possible.
- Je crains de ne pouvoir vous rendre ce service. Ne devant
voyager qu'à pied ou en profitant des occasions peu
dispendieuses qui se présenteront sur le chemin, je serai
plusieurs jours en route.»
Fabiola hésita un instant et dit : «Serais-je
indiscrète en vous offrant de payer les frais d'un
transport plus rapide ?
- En aucune manière, répondit Torquatus avec
empressement, si je puis ainsi mieux servir votre noble
maison.»
Fabiola lui tendit une bourse bien garnie, qui pouvait non
seulement défrayer son voyage, mais lui laisser une bonne
récompense. Il la reçut avec un sourire avide et
disparut par une allée latérale. Ses
manières causèrent une impression
défavorable à Fabiola, qui ne put s'empêcher
de croire que ce n'était pas là un digne compagnon
pour son cher et vieil ami. Si Chromatius avait pu voir son
ardeur à s'emparer de cette bourse, il l'eût
comparé à Judas. Quant à Fabiola, elle ne
fut pas fâchée de s'être ainsi
déliée de l'obligation qu'elle avait
contractée envers son messager. Elle chercha donc la
petite feuille de vellum sur laquelle était
écrit son nom, afin de la détruire, lorsqu'elle
s'aperçut qu'on avait tracé quelques
caractères sur le côté opposé ; car
le copiste du volume qu'elle avait vu serrer y avait
commencé la suite de son travail. I1 ne s'y trouvait
d'ailleurs que deux ou trois phrases, qu'elle se mit à
lire. Ce fut la première fois que ses yeux
s'arrêtèrent sur les paroles suivantes, extraites
d'un livre qui lui était inconnu :
«Je vous dis : Aimez vos
ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et
priez pour ceux qui vous persécutent et qui vous
calomnient, afin que vous soyez les enfants de votre Père
qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons
et sur les méchants, et qui fait pleuvoir sur les justes
et les injustes»
(3).
On peut se figurer l'embarras d'un paysan indien qui a
ramassé dans le lit d'un torrent un caillou d'une
transparente blancheur, et dont les côtés rugueux
et ternes projettent mille étincelles brillantes si l'on
en détache quelques fragments. Est-ce un splendide
diamant digne d'être placé sur une couronne royale,
ou un caillou sans valeur qu'un mendiant foulerait aux pieds ? Mettra-t-il un terme à son indécision en le
lançant au loin, ou bien le fera-t-il estimer par un
lapidaire, qui rira peut-être de sa
crédulité ? Telles étaient les
pensées de Fabiola en retournant chez elle : Qui a
composé ces maximes ? Aucun des philosophes grecs ou
romains. Elles sont fausses ou éminemment vraies, d'une
moralité sublime ou profondément
dégradante. Y a-t-il des partisans de cette doctrine, ou
n'est-ce qu'un magnifique paradoxe ? Je ne veux plus me
préoccuper de ce sujet, ou plutôt j'en parlerai
à Syra : cela ressemble beaucoup à ses belles et
impraticables théories... Non, il vaut mieux n'en rien
faire ; elle m'épouvante avec ses vues sublimes, qu'il
m'est impossible de réaliser, quoiqu'elles lui paraissent
très simples et très faciles. Mon esprit a besoin
de repos. Le meilleur moyen est de me débarrasser de ce
qui me rend si perplexe, et d'oublier ces paroles importunes. Va
donc, au gré du vent, tourmenter l'esprit de ceux qui te
trouveront sur la route... «Ho ! Phormion,
arrêtez-vous, et allez me ramasser ce morceau de
vélin que je viens de laisser tomber.»
Le cocher obéit, tout en se disant à
lui-même que la feuille de papier lui semblait avoir
été volontairement abandonnée. Fabiola la
replaça dans son sein : ce fut comme un sceau qu'elle
posait sur son cœur, car ce cœur fut calme et silencieux
jusqu'au moment de son arrivée à la villa.
(1) Jos. VII |
|
(2) Il n'y avait
point de poste alors ; les personnes qui désiraient
expédier des lettres étaient forcées
d'envoyer un messager ou d'attendre une occasion. |
|
(3) Math. V,
44 |