Tentation
De très bonne heure, le lendemain, une mule et un guide
s'arrêtèrent à la porte de la villa de
Chromatius. On chargea sur la mule deux modestes sacs, contenant
tout ce que Torquatus semblait posséder sur la terre. Un
grand nombre de ses amis s'étaient levés pour
assister à son départ et échanger avec lui
le baiser de paix. Souhaitons que ce ne soit pas celui de
Gethsémani ! Quelques-uns murmurent doucement à
son oreille de tendres paroles, et l'exhortent à rester
fidèle aux grâces qu'il a reçues ; il promet
tout avec ardeur, peut-être avec sincérité.
D'autres, connaissant sa pauvreté, lui glissent un petit
présent dans la main, et le supplient d'éviter les
endroits et les personnes qu'il fréquentait autrefois.
Cependant Polycarpe, le chef de la communauté, le prit
à part, et le conjura en pleurant, avec de ferventes
paroles, de corriger des irrégularités,
légères, il est vrai, mais dangereuses, qui se
manifestaient dans sa conduite, de réprimer la
légèreté de son maintien, et de cultiver
avec plus de soin toutes les vertus chrétiennes.
Torquatus, pleurant aussi, l'assura de son obéissance ; il s'agenouilla aux pieds du bon prêtre, lui baisa les
mains, et obtint de lui sa bénédiction. Des
lettres de recommandation lui sont ensuite remises pour son
voyage, ainsi qu'une petite somme qui devra défrayer ses
modestes dépenses.
Enfin tout fut prêt ; le dernier adieu, le dernier
souhait furent échangés, et Torquatus,
monté sur sa mule que le guide tenait par la bride,
parcourut lentement l'avenue qui conduisait à la porte.
Tout le monde était depuis longtemps rentré
à la maison ; mais Chromatius était debout,
à la même place, et ses yeux, humides de larmes,
cherchaient encore à l'apercevoir. C'était bien le
regard du père de l'enfant prodigue, assistant au
départ de son fils.
Comme la villa était loin de la grande route, on avait
loué cet humble moyen de transport pour conduire le
voyageur jusqu'à Fundi (maintenant Fondi), comme
l'endroit qui en était le plus rapproché.
Là il trouverait moyen de continuer son voyage ; la
bourse de Fabiola le mettait fort à l'aise sur ce
point.
La route qu'il suivait était belle et variée.
Parfois elle côtoyait les bords de la Liris,
parsemés de riantes villas et de maisonnettes ; puis elle
s'enfonçait dans un petit ravin, formé par les
dernières collines des Apennins, entouré de
rochers, tapissé de myrtes, d'aloès et de vigne
sauvage, au milieu desquels broutaient quelques chèvres
aussi blanches que la neige. A côté de la route un
petit ruisseau sinueux bouillonnait et murmurait en affectant
les allures d'un torrent de montagne, tant il se donnait de
mouvement, tant il faisait de tapage et roulait d'écume ; il semblait se féliciter bruyamment d'avoir produit une
cascade en sautant deux pierres à la fois, avant de
disparaître dans un abîme dont une longue feuille
d'acanthe cachait les profondeurs. Puis la route
s'élevait de nouveau et permettait d'admirer l'immense
jardin de la Campanie, et dans le fond les eaux bleues de la
baie de Cajeta, on l'on voyait briller les blanches voiles des
barques ; elles ressemblaient de loin aux bandes nombreuses
d'oiseaux aquatiques qui effleurent de leurs ailes brillantes la
surface tranquille d'un beau lac.
Quelles étaient les pensées du voyageur au milieu
des scènes variées de ce nouvel acte de son
existence ? Jouissait-il de toutes ces beautés ? Excitaient-elles son admiration ? Son cœur en était-il
adouci ou abattu ? Il ne les voyait pas. Son regard contemplait
bien au delà les frais portiques et les rues
animées de la capitale. Les jardins poudreux avec leurs
fontaines artificielles, les bains de marbre et les voûtes
aux riches peintures avaient plus de charme à ses yeux
que les frais coteaux couverts de vignes dans leur parure
d'automne, les ruisseaux limpides, l'océan de pourpre et
l'azur du ciel. Sa pensée ne s'arrêta pas un
instant sur les crimes et les impiétés qui s'y
commettent, sur la luxure, la débauche, les
sacrilèges, les indignités, les calomnies, les
trahisons et les impuretés de Rome. Oh ! non, un
chrétien n'avait rien de commun avec tout cela. Parfois
son imagination vagabonde lui faisait voir, dans le coin obscur
d'une salle des Thermes, une table autour de laquelle des
joueurs à l'air sombre jetaient leurs dés d'une
main avide ; il sentit alors le frisson d'une passion mal
éteinte ; mais en même temps deux yeux aussi doux
que ceux de Polycarpe apparurent derrière la table, et,
s'arrêtant sur lui, le tirèrent de sa torpeur. Puis
il se vit encore assis à une riche table de bois
d'érable ; devant lui le vin de Falerne brille comme un
rubis enchâssé dans l'or de sa coupe, et circule
alentour en faisant naître mille paroles
légères, filles de l'intempérance. Mais le
visage courroucé de Chromatius se dresse en face de lui,
et son regard sévère met en fuite ces images
coupables.
En réalité il ne regrettait que les distractions
innocentes de la cité impériale ; ses promenades,
sa musique, ses peintures, ses magnificences et sa
beauté, étaient l'unique objet de ses
désirs. Il oubliait que tous ces plaisirs
n'étaient que des accessoires pour cette foule haletante
d'êtres humains, dont elle excitait les passions,
enflammait les désirs et l'ambition, détruisait
tous les bons mouvements et énervait les esprits. Pauvre
jeune homme, qui croyait marcher dans cette fournaise, et n'en
pas sentir les atteintes ! Pauvre papillon, qui veut voler
à travers les flammes sans se brûler les ailes !
Absorbé par ses rêves, il s'avançait le
long d'un défilé étroit et profond,
lorsqu'il en atteignit soudain l'extrémité, en
face d'une petite anse baignée par les flots de la mer ; au milieu, un léger esquif se tenait solitaire et
immobile. Cette vue lui rappela une histoire de son enfance,
vraie ou fausse, peu importe : il lui semblait qu'elle se
passait devant ses yeux.
Il y avait une fois un jeune
et hardi pêcheur qui vivait sur les côtes de
l'Italie méridionale. Par une nuit orageuse et sombre,
son père et ses frères n'osèrent pas
s'embarquer dans leur bonne et solide barque ; en dépit
de toutes leurs remontrances, il se décida à
partir seul dans la frêle et petite nacelle qu'elle
traînait à sa remorque. Il tint bon devant l'orage,
jusqu'à ce que le soleil se levât chaud et brillant
sur la mer unie comme une glace. Accablé de fatigue et de
chaleur, il s'endormit ; mais il fut réveillé peu
après par de grandes clameurs qu'il entendait au loin. Il
regarde autour de lui, et aperçoit la barque de ses
parents ; ceux-ci, sans chercher à se rapprocher,
l'appellent de la voix et du geste. Que veulent-ils ? Que
signifient ces cris ? Il saisit ses avirons, et se met à
ramer vigoureusement de leur côté. Quelle n'est pas
sa surprise de voir le bateau vers lequel il avait dirigé
la proue de sa petite barque apparaître à sa droite ? Un instant après, quoiqu'il eût repris la bonne
direction, il le vit à sa gauche. évidemment il
décrivait un cercle ; revenu à son point de
départ, il recommençait déjà
à suivre une courbe encore plus étroite. Un
horrible soupçon traversa tout à coup son esprit ; il jeta sa tnique, et se précipita comme un fou sur ses
rames. En vain parvenait-il à briser çà et
là le cercle fatal ; il tournait sans cesse en
s'approchant du centre, qui n'était qu'un affreux
abîme où les eaux écumantes s'engouffraient
en rugissant. Eu proie au désespoir, il jeta ses avirons,
et, se dressant dans sa barque, il agita ses bras comme un
insensé ; un oiseau de tuer, qui passait alors en jetant
des cris aigus, l'entendit crier aussi haut que lui :
«Charybde ! »
(1) Sa malheureuse nacelle décrivait maintenant
des cercles qui avaient à peine deux ou trois lois sa
longueur ; il se coucha au fond, ferma ses yeux et ses oreilles
avec ses mains, il retint son haleine jusqu'au moment où
il vit les eaux se rejoindre au-dessus de sa tête, et
où il se sentit lui-même entraîné dans
les profondeurs du gouffre.
Je serais curieux de savoir, se dit Torquatus, si personne a
jamais péri de cette façon. Ou bien n'est-ce
qu'une allégorie, et alors que signifie-t-elle ? Quelqu'un pourrait-il être ainsi entraîné
à la perte de son âme ? Et les pensées qui
m'agitent seraient-elles un de ces cercles qui m'aurait
déjà saisi, et...
«Fundi ! » s'écria le muletier en indiquant
du doigt une ville qui apparut à leurs yeux ; un instant
après, les pieds de la mule résonnèrent sur
les larges dalles de ses rues.
Torquatus regarda ses lettres, et garda celles qu'il devait
laisser en cet endroit. Il fut conduit dans une petite auberge
de modeste apparence par son guide, qu'il paya
généreusement ; ce qui n'empêcha pas ce
dernier de se retirer en murmurant et en jurant qu'il
était le plus avare des voyageurs. Il s'informa ensuite
de la demeure du maître d'école Cassianus, le
trouva et remit sa lettre. Torquatus fut reçu avec autant
de bonté que dans sa propre famille. Son hôte lui
offrit de partager son frugal repas, pendant lequel il lui
raconta son histoire.
Né à Fundi, il avait établi à Rome,
longtemps auparavant, l'école que nous connaissons
déjà et avait eu des succès. Mais,
craignant une persécution et se sachant découvert,
il vendit son école et se retira dans sa ville natale,
où les principaux habitants lui promirent leurs enfants
après les vacances. Pour lui, un chrétien
était un frère ; aussi parla-t-il librement de sa
vie passée et de ses espérances dans l'avenir. Une
étrange idée vint à l'esprit de Torquatus,
qu'il pourrait un jour battre monnaie avec ces précieux
détails.
Il était encore de bonne heure lorsque Torquatus prit
congé, en disant qu'il avait affaire en ville, et sans
permettre à son hôte de l'accompagner. Il alla donc
s'acheter des vêtements plus convenables, et commander
dans la meilleure hôtellerie deux chevaux avec un guide
pour le suivre. Afin de remplir la commission de Fabiola, il
était indispensable de voyager promptement, en changeant
de chevaux à chaque relais, et de ne pas s'arrêter
la nuit : ce qu'il fit jusqu'à son arrivée
à Bovine, située auprès des montagnes
d'Albe. Là il se reposa, changea ses vêtements de
voyage, et chevaucha gaiement entre deux rangées de
tombeaux, jusqu'à la porte de cette cité, qui
cachait derrière ses remparts plus de bien et de mal que
n'importe quelle province de l'empire.
(1) Tourbillon
entre l'Italie et la Sicile. |