Chapitre 18 Sommaire Livre II, chapitre 1


Chute

Torquatus, élégamment vêtu, se rendit immédiatement au palais de Fabius, remit la lettre, répondit à toutes les questions, et accepta sans trop se faire prier une invitation à souper pour le soir même. Il se mit ensuite en quête d'un logement convenable qui répondît à l'état actuel de sa bourse ; ce qui ne fut pas difficile.

Fabius, comme nous l'avons dit, n'accompagnait jamais sa fille à la campagne et l'y visitait rarement. Il n'avait aucun goût pour les vastes prairies et les gais ruisseaux ; les conversations frivoles de l'élégante société romaine avaient sa préférence. Pendant l'année, la présence de Fabiola le forçait à se contraindre ; mais lorsqu'elle allait en Campanie avec tous ses gens, il se passait de singulières scènes dans sa maison, et l'on y voyait des personnages qu'il n'aurait jamais osé admettre en sa présence. Sa table était le rendez-vous des débauchés ; l'orgie, qui se prolongeait presque toute la nuit, le jeu et les propos licencieux étaient généralement la suite de ces repas splendides.

Après avoir invité Torquatus à souper avec lui, il se mit à la recherche d'autres convives. Il rencontra bientôt une troupe de parasites qui rôdaient dans ses promenades favorites en quête d'une invitation.

Comme il rentrait chez lui, en revenant des bains de Titus, il aperçut, dans le bosquet qu'environnait un temple, deux personnes causant avec animation. Après les avoir considérées un instant, il s'avança vers elles, et attendit à quelque distance qu'une pause dans la conversation lui permit de les aborder. Voici à peu près quel en était le sujet.

«Ces nouvelles sont donc certaines ?

- Assurément. Il est positif que le peuple s'est soulevé à Nicomédie et a livré aux flammes l'église des chrétiens, comme on l'appelle ; et cela, à côté et en vue du palais. Mon père l'a appris ce matin du secrétaire de l'empereur.

- Ces chrétiens sont donc fous d'aller bâtir un temple dans l'endroit le plus apparent de la métropole ! Ils devraient savoir que tôt ou tard l'esprit religieux de la nation doit se lever contre eux et contre ce qui offusque ses regards ; or que peut-il y avoir de plus désagréable pour le peuple que le spectacle d'une religion étrangère ?

- En vérité, mon père a raison de dire que, si ces chrétiens avaient le moindre bon sens, ils devraient se cacher dans les plus obscures retraites, tandis que l'excessive humanité de nos princes veut bien les tolérer pour quelque temps. Puisqu'ils refusent d'adopter ce parti, et préfèrent bâtir des temples publics, au lieu de se retirer dans les ruelles, comme ils faisaient auparavant, eh bien ! tant pis pour eux. On peut faire sa réputation et sa fortune en poursuivant ces odieuses gens, et en les détruisant si c'est possible.

- Comme il vous plaira ; mais venons à notre affaire. Il est bien convenu entre nous que si nous découvrons de riches chrétiens, pas trop puissants pour commencer, nous partagerons le butin. Nous nous aiderons mutuellement. Vous proposez des moyens hardis et violents : je me tairai quant aux miens. Chacun de nous aura tout le profit de ses découvertes personnelles, et prendra sa part de celles que nous devons partager. Est-ce bien cela ?

- Oui, tout à fait.»

A ce moment Fabius s'avança, en disant d'un air affable : «Comment vous portez-vous, Fulvius ? Il y a un siècle que je ne vous ai vu ; venez souper avec moi ce soir, je réunis quelques personnes. Votre ami Corvinus, je crois (ce dernier salua gauchement), vous accompagnera sans doute.

- Je vous remercie, répondit Fulvius ; mais je crois m'être déjà engagé ailleurs.

- C'est impossible, dit l'excellent patricien, il n'est resté personne en ville avec qui vous puissiez souper, si ce n'est moi. La peste est donc dans ma maison ? on ne vous y a pas revu depuis le jour où vous y avez dîné avec Sébastien et où vous vous êtes querellés ensemble. êtes-vous en proie à quelque charme magique qui vous en éloigne ? »

Fulvius pâlit, et tira Fabius à part en lui disant : «A vous parler franchement, c'est quelque chose de ce genre-là.

- J'espère, répondit Fabius un peu étonné, que la noire sorcière ne vous a pas joué quelque tour de son métier ; je souhaiterais de tout mon cœur qu'elle fût hors de chez moi. Allons, continua-t-il d'un ton de bonne humeur, n'étiez-vous pas, l'autre soir, sous l'influence de charmes bien plus puissants ? J'ai les yeux ouverts ; j'ai bien vu que votre cœur s'était laissé surprendre par les charmes de ma petite cousine Agnès.»

Fulvius le regarda avec quelque surprise, et répondit après un court moment de silence : «Quand cela serait, j'ai bien vu que votre fille avait pris la résolution d'empêcher la réussite de mes projets.

- Dites-vous vrai ? Voilà ce qui explique vos refus obstinés de revenir chez moi. Fabiola est un philosophe et n'entend rien à tout cela. Plût aux dieux qu'elle consentît à abandonner ses livres et songeât à s'établir elle-même au lieu d'en empêcher les autres ! Mais j'ai de meilleures nouvelles à vous donner ; Agnès vous porte autant d'intérêt que vous lui en portez vous-même.

- Est-ce possible ? Comment pouvez-vous le savoir ?

- En vérité, je vous l'aurais dit il y a longtemps, si vous n'aviez pas tant cherché à m'éviter : elle m'a tout confié le jour même.

- à vous ?

- Oui, à moi ; vos bijoux ont gagné son cœur. C'est tout ce qu'elle m'a dit. J'étais sûr qu'elle voulait parler de vous. Maintenant je n'en doute pas.»

Fulvius crut qu'il s'agissait des riches joyaux étalés sur sa personne, tandis que le patricien songeait à ceux qu'il s'imaginait avoir été offerts à Agnès. «Malgré son maintien réservé, c'est une proie facile, pensait Fulvius ; si je puis bien conduire ma barque, le rang et la fortune sont à mes pieds.» Fabius interrompit ainsi ses rêves : «Allons, marchez hardiment, et vous remporterez la victoire, malgré Fabiola. Je vous le promets. Vous n'avez rien à craindre d'elle maintenant. Elle est absente avec toute sa maison ; l'appartement qu'elle habite est fermé, et nous entrerons par derrière dans la partie la plus agréable de ma demeure.

- Je viendrai donc sans faute, répondit Fulvius.

- Et votre ami Corvinus aussi,», ajouta Fabius en s'éloignant.

Nous n'entreprendrons point de décrire le banquet ; disons seulement que les vins les plus rares coulèrent avec abondance, et que presque tous les convives étaient plus ou moins échauffés et excités. Seul Fulvius garda son sang-froid.

La conversation tomba sur les nouvelles d'Orient. Après la destruction de l'église de Nicomédie, on avait essayé à plusieurs reprises de mettre le feu au palais impérial. Il n'y avait pas le moindre doute que ce ne fût d'après les ordres de l'empereur Galérius ; mais il en accusa les chrétiens, et par là excita Dioclétien à devenir, malgré lui, leur plus féroce persécuteur. Tout le monde prévoyait que, dans quelques mois, l'édit impérial ordonnant cette oeuvre de destruction arriverait à Rome, et trouverait Maximien tout disposé à l'entreprendre.

Les convives étaient généralement d'avis qu'il l'allait frapper cet ennemi à terre ; car il est rare de trouver des cœurs assez héroïques pour montrer de la générosité à ceux que poursuit la haine populaire. Les plus libéraux mêmes trouvaient de bonnes raisons pour que les chrétiens fussent exceptés de toute mesure de clémence. L'un ne pouvait supporter leur mystère, l'autre était irrité de leurs progrès supposés ; celui-ci les croyait ennemis de la gloire de l'empire, celui-là les considérait comme un élément étranger dans l'état, et qu'il était important de retrancher. Leurs doctrines sont détestables, disait-on, et leurs pratiques infâmes. Pendant tout ce débat, si l'on peut lui donner ce nom, puisque les deux camps en venaient aux mêmes conclusions, Fulvius, promenant ses regards d'un convive à l'autre, avait fini par les arrêter sur Torquatus avec une expression de mauvais augure.

Le jeune homme était silencieux ; son visage pâlissait et rougissait tour à tour. Le vin lui avait donné une sorte de courage audacieux que de solides principes retenaient encore : tantôt il serrait ses poings crispés contre sa poitrine et se mordait les lèvres ; tantôt il émiettait son pain avec ses doigts ou vidait sans y faire attention une coupe remplie de vin. «Ces chrétiens nous haïssent et nous détruiraient tous si c'était en leur pouvoir,» dit l'un. Torquatus se pencha en avant, ouvrit la bouche, mais resta silencieux.

«Nous détruire, assurément ? N'ont-ils pas brûlé Rome sous Néron ? et ne viennent-ils pas, en Asie, d'incendier le palais même où se trouvait l'empereur ? » ajoutait un second convive. Torquatus se dressa sur son lit, étendit la main comme s'il voulait parler, et la retira encore.

«Mais ce qu'il y a de pire, reprit un troisième, ce sont les doctrines antisociales qu'ils soutiennent, les odieux excès auxquels ils se livrent, et surtout le culte dégradant qu'ils rendent à une tête d'âne.» Torquatus se tordait de rage, et, se levant, avançait le bras, lorsque Fulvius, calculant froidement l'instant convenable, ajouta froidement cet amer sarcasme : «Oui, et, de plus, ils massacrent un enfant, dévorent sa chair et boivent son sang à chacune de leurs assemblées» (1).

Le bras de Torquatus s'abattit, sur la table avec une telle violence, que les coupes et les autres vases s'entrechoquèrent avec fracas, et il s'écria d'une voix étouffée : «C'est un mensonge ! un abominable mensonge !

- Comment le savez-vous ? demanda Fulvius du tort et de l'air le plus affables.

- Parce que, répondit l'autre avec exaltation, je suis moi-même chrétien et prêt à mourir pour ma foi ! »

Si la magnifique statue d'albâtre, à la tète de bronze, placée dans une niche près de la table, était tombée tout à coup, et se fût brisée sur le pavé de marbre, elle n'aurait pas causé plus d'effroi que cette déclaration inattendue. Tous les convives étaient dans la plus grande stupéfaction. Le silence devint général, après quoi chacun laissa paraitre ses sentiments sur son visage. Fabius, fort mal à son aise, s'aperçut qu'il venait de fourvoyer ses convives. Calpurnius se rengorgea, blessé de ce qu'on avait introduit un individu que des gens absurdes pouvaient supposer plus instruit que lui touchant les chrétiens. Un jeune homme, la bouche ouverte, contemplait avidement Torquatus ; et un vieillard, de figure rébarbative, se demandait s'il n'y avait pas lieu de châtier quelqu'un, n'importe qui. Corvinus regardait ce pauvre chrétien avec un affreux sourire, moitié idiot, moitié sauvage, de même qu'un paysan considère un animal nuisible qui un beau matin s'est pris à son piège. Il avait devant lui un homme qu'il pouvait à son gré faire étendre sur un chevalet ou placer sur des charbons ardents. Mais le visage de Fulvius était le plus remarquable de tous. Si un observateur attentif cherche, avec un microscope, à surprendre l'expression du regard dans une araignée qui, après un long jeûne, aperçoit une mouche gonflée de sang s'approcher de sa toile, et suit avec attention chaque mouvement de ses ailes afin de l'entourer habilement de ses fils et de se gorger de sa proie, celui-là aura une fidèle image des regards, et sans aucun doute des sentiments qui agitaient Fulvius. S'emparer d'un chrétien capable de trahir ses frères était depuis longtemps l'objet de ses désirs et de ses efforts. Il se croyait sûr de réussir avec celui qu'il avait sous les yeux, en agissant avec prudence. Comment pouvait-il soupçonner sa faiblesse ? C'est qu'il savait bien qu'un chrétien digne de ce nom ne s'abandonne pas aux excès du vin, ni ne se vante d'être prêt à courir au martyre.

On se sépara ; tout le monde s'éloignait du chrétien comme d'un pestiféré. Il se sentait seul et humilié, lorsque Fulvius, après avoir dit quelques mots à l'oreille de Fabius et de Corvinus, l'aborda, et, lui prenant la main, dit avec courtoisie : «Je crains d'avoir parlé d'une manière inconsidérée et d'avoir provoqué une déclaration qui pourrait vous mettre en danger.

- Je ne crains rien, répondit Torquatus avec une nouvelle animation, je serai fidèle jusqu'à la fin.

- Taisez-vous, taisez-vous, interrompit Fulvius, les esclaves pourraient vous trahir. Venez avec moi dans une autre chambre, nous pourrons y causer plus à l'aise.»

En disant ces mots, il le conduisit dans une salle élégante où Fabius avait fait apporter des coupes et des flacons du vin de Falerne le plus exquis, pour ceux qui, selon l'usage romain, aiment à se livrer à une comessatio ou orgie de buveurs. Corviuus fut le seul que Fabius engagea à les suivre.

Sur une table magnifiquement incrustée se trouvaient des dés. Fulvius, après avoir encore pressé Torquatus de boire, prit négligemment les dés et les jeta en jouant sur la table, tout en causant de choses indifférentes. «Ah ! s'écria-t-il, quels coups ! il est heureux que je ne joue avec personne, car je serais ruiné. Essayez, Torquatus.»

Le jeu, ainsi que nous l'avons déjà vu, avait été la ruine de Torquatus. C'était une affaire de ce genre qui l'avait fait mettre en prison, à l'époque où Sébastien le convertit. Pendant qu'il prenait les dés, sans avoir l'intention de jouer, il le pensait du moins, Fulvius l'observait comme un lynx veille sur sa proie. Les yeux de Torquatus brillèrent, ses lèvres et ses mains se mirent à trembler ; à tous ces symptômes, ainsi qu'à l'adresse de la main qui balance les dés et les jette avec habileté, à la vigilance de l'oeil qui calcule les points, Fulvius reconnut la violence de la tentation et d'un vice à peine guéri.

«Je crains que vous ne soyez pas plus heureux que moi à ce ridicule passe-temps, dit-il avec indifférence ; mais je ne doute pas que Corvinus ne soit prêt à se mesurer avec vous, si vous ne voulez engager qu'une petite somme.

- Ce ne sera que très peu de chose, assurément, par simple récréation, car j'ai renoncé au jeu. Autrefois...; n'importe.

- Allons,» dit Corvinus, à qui Fulvius fit signe de se mettre à l'oeuvre.

Ils commencèrent à jouer de très faibles sommes, que Torquatus gagna presque toujours. Fulvius continuait à lui verser à boire de temps à autre, il devint de plus en plus expansif.

«Corvinus, Corvinus, dit-il en cherchant à rappeler ses souvenirs, n'était-ce pas là le nom que m'a cité Cassianus ?

- Qui ? demanda l'autre avec surprise.

- Oui, c'est cela, continua Torquatus, se parlant à lui-même, ce méchant, cette brute de Corvinus. Etes-vous celui, dit-il en regardant Corvinus, qui a frappé ce cher enfant, le jeune chrétien Pancrace ? »

La colère de Corvinus allait éclater ; mais Fulvius l'arrêta à temps d'un geste, et ajouta :

«Ce Cassianus dont vous nous parlez est un éminent maître d'école ; pourriez-vous nous indiquer sa demeure ? »

Il savait que son compagnon désirait éclaircir ce point, et réussit à le calmer ainsi. Torquatus répondit :

«Il demeure, voyons un peu... ; non, non, je ne veux pas être un traître. Non, je suis prêt ; qu'on me brûle, qu'on me torture, qu'on me fasse mourir pour la foi ; je ne veux trahir personne, je ne le veux pas.

- Laissez- moi prendre votre place, Corvinus,» dit Fulvius, qui voyait Torquatus s'intéresser davantage au jeu. Il déploya assez d'habileté pour exciter l'attention et la passion de son antagoniste, et mit un enjeu un peu plus considérable. Après un instant de délibération, Torquatus fit de même et gagna. Fulvius semblait piqué. Torquatus jeta les deux sommes sur la table ; Fulvius parut d'abord hésiter ; mais il plaça devant lui une somme égale, et la perdit encore. Le jeu devint silencieux ; l'un et l'autre gagnaient et perdaient tour à tour. Fulvius avait constamment l'avantage ; du reste, il avait plus de sang-froid que son adversaire.

Tout à coup Torquatus leva la tête en tressaillant : il crut voir le bon prêtre Polycarpe derrière le siège de son antagoniste. Il se frotta les yeux, et n'aperçut que Corvinus, qui le regardait fixement. Toute son habileté était concentrée sur son jeu ; sa conscience ne lui faisait plus aucun reproche ; sa foi était chancelante. La grâce l'avait abandonné. Le démon de la convoitise, du vol, de la déloyauté, du libertinage, était revenu, avec sept esprits plus méchants que lui, s'emparer de cette âme purifiée, mais mal gardée ; en entrant, ils en chassèrent tout ce qui s'y trouvait de sain et de bon.

Enfin, devenu furieux des pertes qu'il faisait et excité par de trop fréquentes libations, il jeta sur la table la lourde bourse que lui avait donnée Fabiola et dans laquelle il avait fréquemment puisé. Fulvius l'ouvrit froidement, la vida sur la table, compta la somme, et plaça en face la même quantité d'or. Tous deux se préparèrent à jouer le coup fatal : les dés roulèrent, et Fulvius attira tout à lui. Torquatus se laissa tomber sur la table, et cacha sa tête dans ses bras. Fulvius fit signe à Corvinus de s'éloigner.

Torquatus frappa la terre du pied en se lamentant, grinça des dents avec fureur, puis porta les mains à sa tête et s'arracha les cheveux. Une voix murmurait à son oreille : « êtes-vous chrétien ? » Quel était celui des sept esprits mauvais qui parlait ainsi ? Sans doute le plus méchant.

«Tout est inutile, continua la voix, vous avez déshonoré votre religion ; vous l'avez trahie.

- Non, non, disait en gémissant ce malheureux au désespoir.

- Oui, vous nous avez tout révélé dans votre ivresse ; vous en avez assez dit pour qu'il ne vous soit plus possible de retourner auprès de ceux que vous avez trahis.

- Retirez-vous, retirez-vous, s'écriait misérablement ce pauvre pécheur torturé par les remords ; ils me pardonneront encore. Dieu...

- Silence ! ne prononcez pas son nom. Vous êtes avili, parjure, perdu sans ressource. Vous êtes un mendiant ; demain vous aurez à demander votre pain. Vous êtes un banni, un prodigue ruiné, un joueur. Qui vous regardera ? Vos frères chrétiens ? Et cependant vous êtes chrétien ; à cause de cela vous serez cruellement mis à mort, et vous n'en retirerez aucun honneur, car vous ne serez pas martyr. Vous êtes un hypocrite, Torquatus, rien de plus.

- Qui donc me tourmente ainsi ? » s'écria-t-il en relevant la tête. Fulvius, les bras croisés, se tenait debout à ses côtés. «Si toutes ces accusations sont vraies, qu'est-ce que cela vous fait ? Qu'avez-vous encore à me dire ? continua-t-il.

- Beaucoup plus que vous ne pensez. Votre trahison vous a fait tomber complètement en mon pouvoir. Je suis devenu le maître de votre argent (il lui montra la bourse de Fabiola), de votre réputation, de votre tranquillité, de votre vie. Je n'ai qu'à faire connaître à vos frères chrétiens ce que vous avez fait, ce que vous avez dit, le rôle que vous avez joué ce soir, ei vous n'oserez plus les regarder en face. Si je vous abandonne à la rage de cette «brute grossière», comme vous l'avez appelé, qui n'en est pas moins le fils du préfet de la cité, personne ne pourra le retenir après une pareille provocation ; demain vous serez traîné au pied du tribunal de son père, afin d'expier par votre sang le crime de cette religion que vous venez de trahir et de déshonorer. êtes-vous prêt maintenant à vous rendre au milieu du forum, devant le juge, et de défendre votre christianisme sans chanceler sur vos jambes comme un joueur pris de vin ? »

Le malheureux n'eut pas le courage d'imiter le repentir de l'enfant prodigue, dont il avait imité la chute. L'espérance était éteinte dans son cœur ; car il était retombé dans son péché capital, et en sentait à peine du remords. Il était silencieux ; mais Fulvius le tira de sa rêverie en lui demandant : «Eh bien ! avez-vous fait votre choix ? Aller tout de suite vous présenter aux chrétiens avec vos crimes de cette nuit sur la conscience, ou paraître demain sur le forum ? Que choisissez-vous ? »

Torquatus souleva ses paupières alourdies, et dit d'un air hébété : «Ni l'un ni l'autre.

- Allons, allons, que ferez-vous ? demanda Fulvius en le maîtrisant avec un de ses regards de faucon.

- Ce que vous voudrez, répondit Torquatus ; mais non ce que vous venez de me proposer.»

Fulvius s'assit à côté de lui, et dit d'une voix douce et caressante : «Voyons, Torquatus, écoutez-moi, faites ce que je vous dis, et tout s'arrangera. Vous aurez une belle demeure, une table exquise, de riches vêtements ; vous ne manquerez pas d'argent pour le jeu, si vous voulez suivre mes avis.

- Quels sont-ils ?

- Sortez demain comme à l'ordinaire, reprenez votre figure de chrétien, et allez tranquillement vous joindre à vos frères ; agissez comme si rien n'était arrivé ; mais répondez à toutes mes questions, ne me cachez rien.»

Torquatus poussa un soupir : «Toujours trahir ! dit-il.

- Le nom ne fait rien à la chose, cela ou la mort ! oui, la mort à petit feu. J'entends Corvinus, qui marche impatiemment dans la cour. Vite, que sera-ce ?

- Pas la mort ! oh ! non ; tout ce que vous voudrez, mais pas la mort ! »

Fulvius sortit et trouva son ami rendu furieux par la colère et le vin ; il eut beaucoup de peine à le calmer. De nouveaux ressentiments avaient presque fait perdre à Corvinus le souvenir de Cassianus ; mais son ancienne haine s'était rallumée, et il brûlait de se venger. Fulvius lui promit de découvrir sa demeure, et parvint ainsi à l'empêcher de se livrer sur-le-champ à de violentes mesures.

Après avoir renvoyé chez lui Corvinus mécontent et de mauvaise humeur, il retourna près de Torquatus, qu'il désirait accompagner afin de savoir où il demeurait. Aussitôt que Fulvius eut quitté la salle, sa victime s'était levée de son siège, et s'efforçait, en marchant à pas précipités, de recueillir ses idées et de reprendre son sang-froid. Ce fut en vain ; sa tête était trop étourdie par l'ivresse et la scène violente qui venait d'avoir lieu. Les murs semblaient tourner autour de lui et le plancher osciller sous ses pas ; il souffrait, et entendait presque distinctement les battements de son cœur. La honte, le remords, le mépris et la haine de ses séducteurs et de lui-même, l'amertume du banni, le violent désespoir du réprouvé, envahissaient son âme comme de sombres vagues qui se succédaient tour à tour en s'entrechoquant les unes contre les autres. Incapable de se soutenir plus longtemps sur ses jambes, il se jeta sur une couche de soie, et, cachant son front brûlant dans ses mains glacées, il poussa de longs gémissements. Toujours il sentait le terrain se dérober sous lui, et de sourds grondements résonnaient dans ses oreilles. Fulvius le trouva dans cet état et lui toucha l'épaule pour le réveiller. Torquatus tressaillit, et, se dressant avec effroi, il s'écria : «Serait-ce donc là le gouffre de Charybde ? »


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(1) C'était là l'idée que se faisaient les païens de la sainte Eucharistie.