Danaé ou le Malheur
A Ferdinand Herold
L'exubérance de ce printemps faisait plier
les branches des arbres et déborder les prairies
le long des sentiers étroits. Les larges fleurs
frôlées en passant laissaient des traces
jaunes au bas des tuniques. Une mer de violettes
baignait le pied des cèdres : les promeneuses
s'y couchèrent en rond. |
Tous, sans répondre, firent cercle autour d'elle, et elle continua ainsi :
I |
Quand Danaë, mère de Persée, eut quitté la rive d'Argolide, elle resta longtemps à la poupe, regardant la terre s'éloigner et les vagues grossir peu à peu. |
Son père l'avait mise nue dans un long bateau noir
avec son enfant nouveau-né, et deux petites oboles
funèbres, afin qu'elle pût payer pour elle et
son fils le passage de l'autre barque, quand la nuit de la
mort aurait empli leurs yeux, par la faim, par le froid, ou
les grands mouvements de la mer.
Bien qu'il n'y eût ni mât ni voiles, le vent
poussait rapidement le canot creux et léger. Une
mouette aux ailes courbes le suivit quelque temps d'un vol
irrégulier, puis à tire d'ailes retourna vers
la terre.
Danaë se sentit alors tout à fait seule, et, les
mains sur les yeux, elle fondit en larmes.
Mais elle ne pleurait jamais bien longtemps, car elle avait
une âme simple où la douleur encore
n'était pas entrée. La petite voix de son
enfant la fit retourner déjà souriante. Elle
prit le bébé dans ses mains, se coucha sur le
dos dans un tapis de laine qui cachait le fond de la barque,
et se mit à jouer.
Elle prenait l'enfant comme une poupée de cire, elle
s'amusait de ses grands yeux ronds, de sa bouche sans dents
qui voulait parler, du pli rosé de ses poignets, et de
ses ongles si menus qu'on les eût pris pour des ailes
de mouches.
Brusquement elle le serrait dans ses bras à
l'étouffer, elle embrassait sa petite tête
chauve, ses petites jambes, ses petits pieds en boule ; elle
le faisait marcher sur elle, sauter, courir, tomber, rouler.
Elle l'enveloppait dans ses cheveux, et, d'un doigt sous la
lèvre, elle le faisait rire.
«Ecoute, lui dit-elle enfin. Je vais te raconter ton
histoire.»
Il n'était pas probable que l'enfant dût
comprendre. Mais pourtant il était de race divine et
rien n'est impossible à ceux qui sont nés des
grands olympiens.
Et elle parla ainsi :
«Je suis Danaë, fille d'Akrisios, qui est roi sur
la terre d'Argos. Ma mère est la sage Eurydiké,
et je n'ai pas de frère aux flèches
ailées, et je n'ai pas de soeurs aux boucles de
violettes.
Je me souviens d'avoir joué, quand j'étais une
petite fille, sur les bords de l'Inakhos, où l'on dit
qu'Artémis se baigne, et dans les forêts de
l'Artémision, où elle chasse les biches
blondes. J'avais des amies, j'avais des esclaves ; quand je
passais dans les rues, les femmes tendaient les mains vers
moi. Puis, tout à coup, on m'a enfermée, et je
n'ai plus revu ni l'eau ni la terre. On m'a enfermée
dans une tour d'airain, si haute que le bruit même des
fêtes de Bakkhos n'arrivait plus jusqu'à moi. Et
le plafond de ma chambre était fait de barres d'airain
entre lesquelles je voyais le ciel.
Et c'est là que j'ai grandi, seule avec ma nourrice,
entre le ciel et les tapis. Si longtemps j'ai vécu
là, que j'avais oublié la terre, et le vent
dans les arbres et la couleur de l'eau. Je ne voyais que le
ciel ; mais que ne voit-on pas dans le ciel changeants ! Au
matin, quand je m'éveillais, il était comme un
rideau rouge semé de petites fleurs vertes. Les nuages
naissaient, passaient, flottaient, se mêlaient ou se
déchiraient. Je leur donnais des noms quelquefois,
avant qu'ils n'eussent disparu ; mais c'étaient des
amis d'un instant, et, comme une coupe de vin jetée
dans la rivière, ils se dissolvaient dans le vent
rapide. Le ciel derrière eux devenait plus clair, et
même presque blanc autour du soieil, ou plutôt
une couleur dont je ne sais pas le nom : de la couleur de la
lumière.»
Le bébé se mit à vagir. Elle le
berça. Il se tut.
«Le soir, c'était une grande mer de pourpre
où les nuages étendus se baignaient comme de
belles femmes, avec des chevelures et des écharpes
jaunes. La nuit, c'étaient les étoiles.
C'est de là-haut, c'est du ciel lointain qu'est
descendue en moi la pluie mystérieuse...»
Elle ferma les yeux et sourit mollement, envahie par un
souvenir paresseux. Quand elle les rouvrit, l'enfant dormait.
Alors elle ne parla plus ; elle ne dit pas comment sa
grossesse inexplicable avait soudain réveillé
les craintes séniles d'Akrisios, à qui un devin
avait prédit qu'il mourrait de la main d'un petit-fils ; elle ne dit pas comment, pendant quarante semaines, elle
avait senti croître en elle le fruit de cet amour
merveilleux ; ni comment, l'enfant mis au monde, le roi les
exposait, elle et lui, à la mort, par la faim, par le
froid, ou par les grands mouvements de la mer.
D'ailleurs, y pensait-elle encore si L'influence surnaturelle
qui avait fait naître Persée ne la
sauverait-elle pas du premier péril, et ne devait-on
pas s'en remettre toujours à la toute-puissance des
dieux !
Le petit s'éveillant, remua les bras et se mit
à crier. Elle se rappela que depuis le matin elle ne
l'avait pas nourri. Elle se pencha sur lui et lui donna le
sein. La chaleur était accablante : Danaë
craignit que cette grande lumière n'incommodât
le pauvre petit être, et pour la seconde fois elle lui
couvrit le visage avec ses cheveux épais et
doux.
Le temps s'écoulait, lentement. Argos et Tyrinthe
avaient disparu. A droite et à gauche les rives du
golfe, éloignées jusqu'à l'horizon, se
confondaient vaguement avec les brumes flottantes. De loin en
loin, un dauphin rapide sautait tout entier hors de l'eau, et
replongeait, le mufle en avant. Parfois, c'étaient des
algues vertes qui se pliaient contre la proue, et dont les
deux bouts ondulaient au fil du double sillage. Danaë
les détachait avec la main et se demandait si le
rameau mouillé qu'elle tenait entre les doigts n'avait
pas servi de couronne au front de quelque dieu marin.
Le soir vint. Il n'y avait pas de voiles sur la mer. Le
soleil était éclipsé par un nuage
resplendissant d'où s'élevait un large rayon de
lumière qui semblait sortir des eaux. Une grande ombre
cachait la Méditerranée. Les vagues
s'amollissaient comme prises de somnolence. Le petit bateau
n'avançait plus qu'à peine : Danaë douta
même s'il ne s'était pas arrêté.
Puis le vent tomba, tout à fait.
Danaë, qui avait déposé l'enfant, le
reprit dans ses bras et voulut encore l'allaiter. Mais elle
ne pensait pas que depuis le matin, elle n'avait pris aucune
nourriture. Son lait s'était presque tari : l'enfant
commença à pleurer.
Elle le regarda, puis ses seins, et la mer. Rien n'est plus
effrayant sur la mer que le silence : elle eut un frisson.
Tout autour de l'horizon elle ne vit rien de vivant. Il
semblait que le monde eût disparu et que pour toujours
elle fit seule. Elle trempa sa main dans l'eau ; l'eau
elle-même était immobile.
Elle voulut chanter, mais elle ne reconnaissait plus sa voix,
et tout de suite elle se tut.
Alors elle eut peur, et elle s'étendit au fond de la
barque pour ne plus rien voir que le ciel changeant, comme
dans sa chambre de la tour. Et ce fut ainsi qu'elle
s'endormit.
II |
La nuit montait à l'ouest comme une vapeur bleue. Il n'y avait pas de lune. Les étoiles paraissaient faiblement, ici et là, en gouttelettes. La mer était devenue si calme qu'elle reflétait la lueur la plus indécise, et le petit bateau semblait suspendu au centre d'une sphère céleste. |
Pourtant ce miroir se troubla, et si Danaë
n'eût dormi, elle eût sans doute frémi
d'effroi : une main était sortie de l'eau. Cette main
n'était pas semblable à celles des femmes de la
terre, car elle était bleue au dehors, et la paume
était de couleur d'or, comme si elle avait
caressé le soleil plongé sous la mer.
La main s'éleva, saisit le rebord du bateau ; le bras
tout entier apparut, et bientôt flottèrent sur
l'eau les premières boucles d'une chevelure verte,
puis les yeux mouillés et la bouche et le corps
luisant émergèrent. Et c'était
Phérousa aux joues douces, l'une des divines
Néréides.
Elle prit l'enfant dans ses bras, non certes pour le ravir,
mais pour lui sauver la vie, car elle lui mit entre les
lèvres le bout allongé de sa mamelle
fraîche, et l'enfant but, et fut rassasié.
Et auprès d'elle apparut, non moins belle, mais son
égale par la grâce des mains et des bras, la
parfaite Evagorê, née comme elle du vieillard
Néreus et de Dôris aux beaux cheveux. Elle
tenait à la main un lange de pourpre claire dont elle
vêtit le petit être, afin que le souffle mortel
de la nuit ne le fît pas descendre avant l'heure
fixée dans les noires demeures souterraines.
Et auprès d'elles surgit encore Autonoë au bon
caractère, qui prit l'enfant à son tour et le
berça au-dessus des eaux. Puis Nôso et
Kymothoë, Aktaië, Protomédéïa,
toutes quatre irréprochables ; et elles
élevaient avec elles du plus profond de l'abîme
une vasque si large et si éclatante, que les plongeurs
les plus hardis n'ont rien vu qui en approche. Et
Psamathê parut, elle aussi, Psamathê aux mains
transparentes, et Melîtê aux ongles verts et
Thaliê aux oreilles rouges. Et elles
s'emparèrent doucement de Danaë endormie et elles
la déposèrent dans la vasque
évasée sur un lit d'algues molles et de fleurs
sous-marines. Et Prôtô qui dépasse toutes
ses soeurs à la nage, et Eukratê aux
lèvres tendres, et Saô qui sonne de la conque,
et Spéô qui chasse les dauphins, tirèrent
le bateau par la poupe, et la mer stérile y entra, et
il s'engloutit en tournant. Toutes les autres
Néréides émergèrent alors, tout
à coup, Eratô qui jette sur la mer les feuilles
de rosé du crépuscule, Euneikê dont les
cheveux sous l'eau arrêtent les vaisseaux rapides,
Amphitritê dont les yeux brillants apparaissent au
creux des vagues vertes, Galênê qui sait aplanir
la houle, Pontoporéïa, qui soulève les
eaux, Nesaiê qui parut une île aux voyageurs
d'Occitanie, Themistô qui ravit l'étoile Iryllis
et la mit pour bague à son orteil blanc,
Kymatolêgê qui recueille et qui boit la mousseuse
écume, Lysianassa qui commande au fond
ténébreux de l'Océan, Hippothoë qui
laisse passer les nefs noires entre ses jambes nues sans que
les plus hauts mâts l'atteignent, et Dôris et
Halimêdê qui se tiennent par la main,
Evarné aux longs cils, Agave aux doigts
légers.
Quand elles furent toutes réunies comme un grand nuage
flottant autour de la vasque lunaire, le grand Vieillard de
la Mer apparut en avant : c'était Nereus,
couronné d'algues, l'immortel de qui était
née la race charmante des Déesses.
Il fit un signe, et le cortège de ses filles le suivit ; et au milieu d'elles flottait, entraînée, la
vasque pleine de clarté glauque où dormait la
blanche Danaë, avec l'enfant Perseus, sauvé des
eaux inexorables.
Et l'apparition des figures divines se continua
démesurément. On vit surgir tour à tour
Protée et ses phoques monstrueux nés de la
belle Halosydnê ; Atlas qui devait être vaincu
par l'enfant ; Thaumas, l'éclatant époux
d'Elektrê - père de la cérulée
Iris et des trois vierges Harpyes : Ino-Leukothe qui subit
l'immortalité par amour pour son fils, le Melicertes ; Glaukos qui aima Skylla ; Kharybdê redoutable aux
marins, et Phorkys, dieu des orages et de la mort sur la
mer.
Et les plus terribles de ces dieux s'étaient
apaisés pour mener vers la terre la jeune femme
enveloppée dans son rêve. La foule brune des
Tritons aux bouches lippues, aux mains calleuses, nageait
plus doucement qu'un passage de sardines. Ils avaient
bourré de goémons la gueule, torse de leurs
conques afin que même la brise du matin n'en fît
pas vibrer la rumeur lointaine, et ils s'avançaient
gauchement comme s'ils avaient peur de remuer la mer. Mais le
sillage de cette multitude s'épanouissait jusqu'aux
deux horizons.
I |
Quand Danaë revint à elle, son enfant était couché dans ses bras, et elle-même reposait sur un lit royal de byssos pourpré. Aux premières questions qu'elle posa, on lui répondit que les divinités de la mer l'avaient fait aborder à l'île de Sériphos où régnait depuis peu de temps le héros Polydektès, et qu'elle était dans son palais. |
Elle vécut là, éleva son fils, tissa
la laine et cueillit des rosés. Sa vie était
heureuse et sans événements. Pour rester
fidèle au souvenir de l'Or, elle avait refusé
même la main du roi ; elle ne parlait à
personne, si ce n'est à sa vieille nourrice, qui
d'Argos était venue la rejoindre, et ne la quittait
plus.
L'enfant grandissait, douze années
s'écoulèrent. On lui avait donné un arc
et des flèches et une petite épée
tranchante. Aussi passait-il déjà toutes ses
journées à la chasse, seul, et parfois
égaré dans la vaste forêt peuplée
de bêtes, quelques-unes divines. Il faisait dans ces
halliers sombres des tueries miraculeuses.
Un soir, il revint en courant, trempé de sueur et
taché de sang ; deux pieds de bouc sortaient de son
carquois. Et dès qu'il eut aperçu Danaë,
il cria :
«Bonne chasse, mère ! J'ai couru tout le jour
dans les bois à la poursuite de ce petit satyre
insolent qui s'était moqué avant-hier de ma
lèvre nue et de mes jambes pâles. Je l'avais
suivi à la trace dans la terre molle et sur les
rochers égratignés par ses pattes ; je l'ai
rencontré au bord de son antre. J'ai jeté mon
arc dans les branches et nous avons lutté corps
à corps. Il était vigoureux, mère,
j'étouffais dans son étreinte. Mais j'ai
empoigné tout mon paquet de flèches, et d'un
seul coup je l'ai plongé dans son flanc maigre. Il a
poussé un grand cri et s'est effondré sur
l'herbe comme un sanglier blessé. Alors je lui ai
coupé les deux pattes et je te les apporte en
trophée ! »
Danaë frémit à l'impiété de
l'enfant, et la vieille nourrice se voila les yeux, car elle
voyait dans cet acte insensé le présage et
l'avertissement d'un grand malheur à venir. Et en
effet, ce fut le lendemain qu'arriva
l'événement fatal.
De tous les jardins, de tous les palais, de toutes les
richesses de Polydektès, Danaë avait la
jouissance, hors un sentier, une porte, un caveau.
Depuis de longues années, elle songeait à
l'interdiction perpétuelle de ce seul point de la
terre, et elle avait fini par imaginer que ce petit caveau
défendu renfermait à lui seul toute la somme de
bonheur qu'elle ne possédait pas, toutes les joies
inconnues qu'elle désirait au-delà de sa
vie.
Le lendemain de ce jour, elle pénétra dans le
sentier.
Elle ouvrit la porte.
Elle descendit la première marche.
La deuxième.
Jusqu'en bas.
Et la nourrice accourut. Et elle cria : «Danaë ! Danaë ! Vous avez tort de venir ici. Il ne faut pas
descendre, Danaë. On vous l'a défendu, vous le
savez bien. Pourquoi voulez-vous toujours faire ce qu'on vous
défend ? Il n'y a qu'un lieu du monde où vous
ne devez pas aller, et c'est celui-là que vous voulez
voir... Vous ne sortez jamais, vous ne quittez pas votre
chambre sinon quand le soleil se couche ou quand un orage
foudroie. Mais vous n'allez pas dans les autres villes. On ne
vous voit même pas dans les champs. Vous ne seriez
jamais venue ici, vous ne l'auriez jamais voulu si je ne vous
avais pas dit que Polydektès le défendait.
Pourquoi vous ai-je dit cela ? Pourquoi ai-je parlé
puisque vous ne demandiez rien ? Je suis sûre que cela
retombera sur vous. Encore une fois, écoutez-moi,
Danaë. Je sais pourquoi on vous défend ce que
vous voulez faire aujourd'hui. Je ne peux pas vous le dire,
mais je le sais, je le sais, je le sais ! Il s'agit de votre
bonheur à vous, je vous le jure par vos beaux cheveux
que j'ai vu croître, par vos beaux yeux que j'ai tant
de fois endormis, par votre belle bouche que j'ai nourrie
quand vous étiez toute nue en mes bras comme un petit
Erôs de cire ! Danaë ! Danaë ! ne descendez
pas cette marche, n'entrez pas dans cette cave, n'ouvrez pas
les portes ici, ne touchez pas aux serrures, ne tournez pas
les clefs d'airain ! C'est votre malheur qui est là ; c'est la douleur de votre vie. Quand on connaît son
malheur, il faut l'oublier pour toujours ! Quand on ne le
connaît pas, il ne faut pas l'aller chercher ! Danaë ! retournez-vous, éteignez votre lampe,
retournez vers le jour, allez-vous-en d'ici, n'y revenez
jamais, n'y pensez jamais, allez-vous-en de la mort,
allez-vous-en de la nuit... »
Danaë parla, d'une voix lente : «L'huile s'est
répandue sur mes mains. Elle est tombée sur mon
pied nu. Je tremble. Vois-tu, nourrice ? Tiens ma lampe, je
ne peux plus la porter. Oh ! je suis toute couverte de
parfum. J'aurais dû tout verser dans mes mains. Mais
nous avons besoin de la lampe. Eclaire-moi,
nourrice.»
La nourrice pleura : «Elle est entrée,
c'était son destin qu'elle entre. C'était son
destin qu'elle fût malheureuse. Ayez pitié de
nous, divinités bienveillantes ! »
Et Danaë répondit : «Je sais bien à
peu près ce qu'il y a derrière cette porte. Le
malheur, c'est toujours la même chose. C'est un bonheur
ancien qui ne veut pas recommencer...»
Et elle continua, comme en rêve : «Quel bonheur
ai-je eu jamais qui fût égal à
celui-là ? Je sais bien ce qui va arriver.
C'est-à-dire, je ne le sais pas tout à fait,
mais je devine bien à peu près. Eclaire-moi
plus haut, nourrice. Je vais ouvrir la porte.
- Ce n'est même pas la porte du tombeau. C'est quelque
chose de plus horrible..., c'est... Oh ! je ne peux pas vous
le dire. Vous le verrez, Danaë. C'est votre destin que
vous le voyiez vous-même. On ne peut plus vous en
empêcher. Vous-même ne pourriez plus vous en
aller d'ici.
- La porte n'est pas lourde. Les gonds sont luisants. On doit
l'ouvrir souvent, cette porte, n'est-ce pas ? - Comment se
fait-il qu'on s'occupe tant de mon malheur et qu'il n'en
paraisse rien dans les yeux ? Ou bien, peut-être est-ce
un malheur pour moi seule et un bonheur pour tous les autres ? - La porte va céder. Je n'aurais qu'à la
toucher du bout du doigt, je sens qu'elle va tourner toute
seule... Vois-tu, tiens, vois-tu ? vois-tu ? ...»
Un monceau de pièces d'or s'écroula autour
d'elle par la porte grande ouverte. Elle poussa un cri
effrayant.
«Ah ! ... Dzeus ! ... oh ! ... oh ! ... oh ! ... mon amant ! »
Elle se jeta à terre dans le trésor
ruisselant.
«Hélas ! Hélas ! dit la nourrice.
Hélas ! cela devait arriver.»
Danaë avait rejeté sa tunique, sa ceinture, ses
rubans brodés :
«Dzeus adoré ! Dzeus aimant ! Dzeus tendre! je
t'ai donc revu enfin et comme autrefois, dans une prison
d'airain. C'était toi qu'on cachait dans cette nuit
souterraine, Dieu foudroyant ! Depuis qu'on m'a
laissée libre, c'est toi qu'on a voulu murer, et moi
je mourais sous le soleil, ignorant la retraite où se
cachait ta splendeur par qui Persée a grossi dans mon
sein ! Amant ! Amant ! Je suis là ! Eveille-toi ! Anime-toi ! Soulève-toi ! Je suis Danaë ! Danaë ! ...»
Et elle se roulait sur le métal glacé.
«Tu ne m'entends pas ! ... Oh ! que tu es froid ! Mes
mains sont comme dans la neige... Ah ! ... Ah ! il retombe...
il ne me connaît plus. Ce n'est pas lui, nourrice...
Dis-moi donc que ce n'est pas lui... J'avais bien
deviné ce qui arriverait... Je ne vois plus... J'ai
mal dans les bras...
- Venez, Danaë, dit la nourrice. Venez, remontez tout de
suite. Il ne faut pas rester plus longtemps
ici.»