Léda, ou la Louange des bienheureuses
ténèbres
A mon ami André Gide
Et les noires forests espaisses de ramées.
Et du bec des oiseaux les roches entamées.
Pierre de Ronsard.
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On n'y voyait presque plus. Une invisible
Artémis chassait sous le croissant
penché, derrière les branches
noires qui pullulaient d'étoiles.
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Les quatre Corinthiennes restaient couchées
dans l'herbe près des trois jeunes hommes ; et
l'on ne savait plus très bien si la
dernière oserait parler après les autres
tant l'heure était au silence.
Les contes ne doivent être dits qu'en plein jour.
Dès que l'ombre est entrée quelque part,
on n'écoute plus les voix fabuleuses parce que
l'esprit fugitif se fixe et se parle à
lui-même avec ravissement.
Chacune des femmes étendues avait
déjà un compagnon secret dont elle
créait le charme à l'image réelle
de son désir enfantin. Pourtant, elles ouvrirent
toutes les yeux dans l'obscurité quand le grave
Mélandryon dit ces premières paroles
:
«Je vous conterai l'histoire du Cygne et de la
petite nymphe qui vivait sur les bords du fleuve
Eurotas. C'est à la louange des bienheureuses
ténèbres.»
Il se releva, mais à demi, et s'appuya d'une
main dans l'herbe, et voici comment il parla :
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En ce temps-là, il n'y avait pas de tombeaux
sur les routes, ni de temples sur les collines.
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Les hommes n'existaient guère : on n'en parlait
pas. La terre se livrait à la joie des dieux, et
favorisait la naissance des divinités monstrueuses.
C'est le temps où l'Echidna enfanta la Chimère,
et Pasiphaé le Minotaure. Les petits enfants
pâlissaient dans les bois, sous l'effroi du vol des
dragons.
Or, sur les bords humides du fleuve Eurotas, où les
bois sont tellement épais qu'on n'y voit jamais la
lumière, vivait une jeune fille extraordinaire, qui
était bleuâtre comme la nuit, mystérieuse
comme la lune mince, et douce comme la voie lactée.
C'est pourquoi on la nommait Lêda.
Elle était vraiment presque bleue, car le sang des
iris coulait dans ses veines, et non comme aux vôtres
le sang des roses. Ses ongles étaient plus bleus que
ses mains, ses papilles plus bleues que sa poitrine, ses
coudes et ses genoux tout à fait azurés. Ses
lèvres brillaient de la couleur de ses yeux, qui
étaient bleus comme l'eau profonde. Quant à ses
cheveux en liberté, ils étaient sombres et
bleus autant que le ciel nocturne écrivaient le long
de ses bras, si bien qu'elle paraissait ailée.
Elle n'aimait que l'eau et la nuit.
Son plaisir était de marcher sur les spongieuses
prairies des rives, où l'on sentait l'eau sans la
voir, et ses pieds nus avaient des frissons de bonheur
à se mouiller obscurément.
Car elle ne se baignait pas dans la rivière, de peur
des jalouses naïades, et d'ailleurs elle n'eût pas
voulu se livrer à l'eau tout entière. Mais
qu'elle aimait se mouiller ! Elle mêlait au courant
rapide l'extrême boucle de sa chevelure et la collait
sur sa peau pâle avec des dessins lentement
recourbés. Ou bien elle prenait dans le creux de sa
main un peu de la fraîcheur du fleuve qu'elle faisait
couler entre ses jeunes seins jusqu'au pli de ses jambes
rondes où il se perdait. Ou encore elle se couchait en
avant sur la mousse trempée pour boire doucement
à la surface de l'eau, comme une biche
silencieuse.
Telle était sa vie, et de penser aux satyres. Il en
venait quelquefois par surprise, mais qui s'enfuyaient
effrayés, car ils la prenaient pour Phoebé,
sévère à ceux qui la voient nue. Elle
aurait voulu leur parler, s'ils se fussent
arrêtés près d'elle. Le détail de
leur aspect la remplissait d'étonnement. Une nuit
qu'elle avait fait quelques pas dans la forêt, parce
que la pluie était tombée et que la terre
était torrentielle, elle avait vu de près un de
ces demi-dieux endormi ; mais elle avait pris peur à
son tour et était revenue tout à coup. Depuis,
elle y passait par intervalles et s'inquiétait des
choses qu'elle ne comprenait pas.
Elle commençait à se regarder aussi, se
trouvait elle-même mystérieuse. Ce fut
l'époque où elle devint très
sentimentale et pleura dans ses cheveux.
Quand les nuits étaient claires, elle se regardait
dans l'eau. Une fois elle pensa qu'il serait mieux de
réunir et de rouler sa chevelure ensemble pour
dénuder sa nuque qu'elle sentait jolie dans sa main
caressante. Elle choisit un jonc souple pour serrer son
chignon bleu et se fit une couronne tombante avec cinq larges
feuilles aquatiques et un nénuphar languissant.
D'abord elle prit plaisir à se promener ainsi. Mais on
ne la regardait pas, puisqu'elle était seule. Alors
elle devint malheureuse et cessa de jouer avec
elle-même.
Or, son esprit ne se connaissait pas, mais son corps
attendait déjà le battement des ailes du
Cygne.
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Un soir, comme elle s'éveillait à
peine et songeait à reprendre son rêve
parce qu'un long fleuve de jour jaune luisait encore
derrière la nuit de la forêt, son
attention fut attirée par le bruit des roseaux
près d'elle, et elle vit l'apparition d'un
Cygne.
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Le bel oiseau était blanc comme une femme,
splendide et rosé comme la lumière, et
rayonnant comme un nuage. Il semblait l'idée
même du ciel de midi, sa forme, son essence
ailée. C'est pourquoi il se nommait Dzeus.
Lêda le fut considérer, qui volait en marchant
un peu. De loin, il tournait autour de la nymphe, et la
regardait de côté. Quand il fut tout
auprès, il s'approcha encore et, se haussant sur ses
larges pattes rouges, étendit le plus haut qu'il put
la grâce onduleuse de son col, devant les jeunes
cuisses bleuâtres et jusqu'au doux pli sur la
hanche.
Les mains étonnées de Lêda prirent avec
soin la petite tête et l'enveloppèrent de
caresses. L'oiseau frémissait de toutes ses plumes.
Dans son aile profonde et moelleuse, il serrait les jambes
nues et les faisait plier. Lêda se iaissa tomber
à terre.
Et elle se mit les deux mains sur les yeux. Et elle n'avait
ni frayeur ni honte, mais une inexplicable joie, et son cœur
battait à faire lever ses seins.
Elle ne devinait pas ce qui allait arriver. Elle ne savait
pas ce qui pouvait arriver. Elle ne comprenait rien, pas
même pourquoi elle était heureuse. Elle sentait
le long de ses bras la souplesse du col du Cygne.
Pourquoi était-il venu ? Qu'avait-elle fait pour qu'il
vînt ? Pourquoi ne s'était-il pas enfui comme
les autres cygnes sur le fleuve ou les satyres de la
forêt ? Depuis ses premiers souvenirs elle avait
toujours vécu seule. Aussi n'avait-elle pas beaucoup
de mots pour penser, et l'événement de cette
nuit-là était si déconcertant... Ce
Cygne... ce Cygne.. Elle ne l'avait pas appelé, elle
ne l'avait même pas vu, elle dormait. Et il
était venu.
Elle n'osait plus du tout le regarder et ne bougeait pas, de
peur de le faire envoler. Elle sentait sur le feu de ses
joues la fraîcheur de son battement d'ailes.
Bientôt il sembla reculer et ses caresses
s'altérèrent. Lêda s'ouvrait à lui
comme une fleur bleue du fleuve. Elle sentait entre ses
genoux froids la chaleur du corps de l'oiseau. Tout à
coup, elle cria : Ah ! ... Ah ! ... et ses bras
tremblèrent comme des branches pâles. Le bec
l'avait affreusement pénétrée et la
tête du Cygne se mouvait en elle avec rage, comme s'il
mangeait ses entrailles, délicieusement.
Alors ce fut un long sanglot de félicité
abondante. Elle laissa tomber en arrière sa tête
fiévreuse aux yeux fermés, arracha de l'herbe
avec ses doigts et crispa sur le vide ses petits ; pieds
convulsifs, qui s'épanouirent dans le silence.
Longtemps elle resta immobile. Au premier geste qu'elle fit,
sa main rencontra au-dessus d'elle le bec ensanglanté
du Cygne.
Elle s'assit et vit le grand oiseau blanc devant le frisson
clair du fleuve.
Elle voulut se lever : l'oiseau l'en empêcha.
Elle voulut prendre un peu d'eau dans le creux de sa main et
fraîchir sa douleur joyeuse : l'oiseau l'arrêta
de son aile.
Elle le mit alors dans ses bras et couvrit de baisers les
plumes touffues, qui se hérissaient sous sa bouche.
Puis elle s'étendit sur la rive et dormit
profondément.
Le lendemain matin, comme le jour commençait, une
sensation nouvelle l'éveilla brusquement, et il lui
sembla que quelque chose se détachait de son corps. Et
c'était un grand oeuf bleu qui avait roulé
devant elle, éclatant comme une pierre de
saphyr.
Elle voulut le prendre et jouer avec, ou même le faire
cuire dans la cendre chaude comme elle avait vu que faisaient
les satyres, mais le Cygne le saisit dans son bec et l'alla
déposer sous une touffe de roseaux penchés. II
étendit sur lui ses ailes déployées en
regardant Lêda fixement, et d'un vol droit vers le ciel
monta si haut et lentement, qu'il disparut dans l'aube
grandissante avec la dernière étoile
blanche.
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Lëda espérait qu'aux prochaines
étoiles montantes le Cygne reviendrait vers
elle, et elle l'attendit dans les roseaux du fleuve,
près de l'oeuf bleu qui était né
de leur union miraculeuse.
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L'Eurotas était peuplé de cygnes, mais
celui-là n'y était plus. Elle l'aurait reconnu
entre mille, et même en fermant les yeux elle l'aurait
senti s'approcher. Mais il n'y était plus, elle en
était bien sûre.
Alors elle ôta sa couronne de feuilles d'eau, la laissa
choir dans le courant, et défit sa chevelure bleue et
y pleura.
Quand elle essuya ses yeux et regarda, un satyre était
là, qu'elle n'avait pas entendu marcher.
Car elle n'était plus semblable à
Phoebé. Elle avait perdu sa virginité. Les
satyres n'auraient plus peur d'elle.
D'un bond, elle fut sur ses pieds et recula
effarouchée.
L'oegipan lui dit doucement :
«Qui es-tu ?
- Je suis Lêda», répondit-elle. Il se tut
un instant, puis reprit :
«Pourquoi n'es-tu pas comme les autres nymphes ? Pourquoi es-tu bleue comme l'eau et la nuit ?
- Je ne sais pas.»
Il la regardait très étonné.
«Qu'est-ce que tu fais là, toute seules ?
- J'attends le Cygne.»
Et elle regardait vers le fleuve.
«Quel Cygne ? demanda-t-il.
- Le Cygne, je ne l'avais pas appelé, je ne l'avais
pas vu, et il est venu. Je suis si étonnée. Je
vais te dire.»
Elle lui raconta ce qui s'était passé, et elle
écarta les roseaux pour lui montrer l'oeuf bleu du
matin. Le satyre comprit. Il se mit à rire et donna
des explications grossières qu'elle arrêtait
à chaque mot en lui mettant la main sur la
bouché, et elle criait :
«Je ne veux pas savoir. Je ne veux pas. Oh ! Oh ! tu
m'as appris. Oh ! est-ce possible ! Maintenant, je ne pourrai
plus l'aimer, et je serai malheureuse à
mourir.»
Il la saisit par le bras, passionnément.
«Ne me touche pas ! pleura-t-elle. Oh ! que
j'étais heureuse ce matin ! Je ne comprenais pas
combien j'étais heureuse ! Maintenant s'il revient je
ne l'aimerai plus ! Maintenant tu m'as dit ! Ah que tu es
méchant ! »
Il l'enlaça tout à fait et lui caressa les
cheveux.
«Oh ! Non ! Non ! Non ! ... Non ! cria-t-elle encore. Oh ! pas toi ! Oh ! pas cela ! Oh ! le Cygne ! S'il revenait...
Hélas ! Hélas ! tout est fini, tout est
fini.»
Elle restait les yeux ouverts, sans pleurer, et la bouche
ouverte et les mains tremblantes d'effarement.
«Je voudrais mourir. Je ne sais pas même si je
suis mortelle. Je voudrais mourir dans l'eau, mais j'ai peur
des naïades, et qu'elles ne m'entraînent avec
elles. Oh ! Qu'ai-je fait ! »
Et elle sanglota bruyamment sur son bras.
Mais une voix grave parla devant elle, et comme elle ouvrit
les yeux, elle vit le dieu du fleuve couronné d'herbes
vertes et qui sortait à demi des eaux, appuyé
sur un gouvernail de bois clair.
Il disait :
«Tu es la nuit. Et tu as aimé le symbole de tout
ce qui est lumière et gloire, et tu t'es unie à
lui.
Du symbole est né le symbole et du symbole
naîtra la Beauté. Elle est dans l'oeuf bleu qui
est sorti de toi. Depuis le commencement du monde, on sait
qu'elle s'appellera Hélène ; et celui qui sera
le dernier homme connaîtra qu'elle a
existé.
Tu as été pleine d'amour parce que tu as tout
ignoré. C'est à la louange des bienheureuses
ténèbres.
Mais tu es la femme aussi, et dans le soir du même
jour, l'homme aussi t'a fécondée.
Tu portes en toi l'être obscur qui ne serait rien que
lui-même et que son père n'a pas prévu et
que son fils ignorerait. J'en prendrai le germe dans mes
eaux. Il restera dans le néant.
Tu as été pleine de haine parce que tu as tout
appris. Et je te ferai tout oublier. C'est à la
louange des bienheureuses
ténèbres.»
Elle ne comprit pas bien ce qu'il avait dit, mais elle le
remercia en pleurant.
Elle entra dans le lit du fleuve s'y purifier du satyre et
quand elle revint sur la berge, elle avait perdu tout
souvenir de sa douleur et de sa joie.»
Mélandryon ne parlait plus. Les femmes restaient
silencieuses. Pourtant, Rhéa vint à demander
:
«Et Kastôr et Polydeukès ? tu n'en as rien
dit. C'étaient les frères
d'Hélène.
- Non. C'est une mauvaise légende, ils ne sont pas
intéressants. Hélène seule est
née du Cygne.
- Comment le sais-tu ?
- Et pourquoi dis-tu que le Cygne l'a blessée avec son
bec ? Cela n'est pas dans la légende et ce n'est pas
vraisemblable... Et pourquoi dis-tu que Lêda
était bleue comme l'eau dans la nuit ? Tu as une
raison pour le dire ?
- N'as-tu pas entendu les paroles du Fleuves ? Il ne faut
jamais expliquer les symboles. Il ne faut jamais les
pénétrer. Ayez confiance. Ah ! ne doutez pas.
Celui qui a figuré le symbole y a caché une
vérité, mais il ne faut pas qu'il la manifeste,
ou alors pourquoi la symboliser ?
Il ne faut pas déchirer les Formes, car elles ne
cachent que l'Invisible. Nous savons qu'il y a dans ces
arbres d'adorables nymphes enfermées, et pourtant
quand le bûcheron les ouvre, l'hamadryade est
déjà morte. Nous savons qu'il y a
derrière nous des satyres dansants et des
nudités divines, mais il ne faut pas nous retourner :
tout aurait déjà disparu.
C'est le reflet onduleux des sources qui est la
vérité de la naïade. C'est le bouc debout
au milieu des chèvres qui est la vérité
du satyre. C'est l'une ou l'autre de vous toutes qui est la
vérité d'Aphrodite. Mais il ne faut pas le
dire, il ne faut pas le savoir, il ne faut pas chercher
à l'apprendre. Telle est la condition de l'amour et de
la joie. C'est à la louange des bienheureuses
ténèbres.»